Nous reçûmes autrefois, des contes africains d'Alfred Dogbé, l'étincelant, sans savoir quoi en faire, si loin de nous, cet univers, cette mythologie… D'une Afrique où il travaille en ce moment, Andreï Doronine, éblouissant auteur de Transsiberian back2black nous envoie ce conte étrange. Avec une certaine densité poétique, venue de son exil…
UN JOUR ORDINAIRE, de Andreï Doronine, traduit par Thierry Marignac
Tôt le matin, tandis que les coqs entonnaient leur salut réglementaire au jour suivant, l’harmonie fut soudain rompue par un gémissement prolongé. Un soleil alarmé contemplait un tableau étrange. Au milieu de la route entre les hameaux, gisait un homme, en travers de celle-ci. Sa tête était orientée vers le nord et ses jambes, ce qui est tout à fait logique, vers le sud. L’homme gisait immobile, ce qui conférait à son gémissement un caractère particulièrement dramatique. En fait, cher lecteur, par un bizarre concours de circonstances, l’inconnu était revenu à lui cinq minutes avant le début de ce récit, parce qu’un chien velu et très curieux avait flairé ses talons d’un museau humide.
—Va-t-en le chien, tu ne vois pas que je suis en sale état, lui avait dit l’homme.
Mais le chien ne comprenait rien et poursuivit son étude d’une pointure 44. —Pour l’amour du Christ, fous le camp d’ici, s’il te plaît, dit l’homme au bord des larmes.
À ce moment-là, la planète commençait vie mesurée, établie depuis des siècles. Voici que sur la route passa un homme à motocyclette. Son moyen de transport était antédiluvien et visiblement plus vieux que son propriétaire. Si notre héros avait examiné le deux roues, il aurait constaté avec stupéfaction qu’une partie des pièces détachée avaient été remplacées par d’autres. Tout indiquait qu’elles venaient d’une machine à coudre. La motocyclette cracha un nuage de fumée gris-bleu et disparut dans un virage. Une bande d’enfants courait en faisant rouler devant eux une roue. Ancienne, crevée par endroits, Quelque part aux alentours un oiseau se mit à crier. L’homme se redressa sur les mains et contempla ce qui l’entourait. Le paysage ne lui rappelait rien.
—Les gosses, où suis-je ? demanda l’inconnu avec espoir.
Les enfants s’arrêtèrent et se figèrent sur place. Ils regardèrent l’homme avec curiosité et frayeur. Putain, le vieux est mal en point.
—Les gamins, dans quelle ville ? Crachota notre héros anonyme, s’arrachant les mots de la gorge.
Les gamins se concertèrent. Ses paroles étaient indistinctes.
—Allo, garage, se souvint à son propos le type qui souffrait.
—Tu te sens mal ? demanda soudain un enfant en français.
—De quoi ? répondit l’homme qui ne comprenait rien.
—Ivre, déclara le môme en français à ses amis et ils se mirent tous à sourire.
—Qu’est-ce que tu baragouines ? dit l’homme s’efforçant de comprendre.
Les gamins éclatèrent de rire et s’éloignèrent en courant.
Il resta étendu là une dizaine de minutes. Le soleil ne se contentait pas de briller, il diffusait une chaleur insupportable. Il fallut que le héros se dépasse et rampe jusqu’à un gros arbre. Sous sa couronne, il était à l’ombre. Cependant cela ne le sauvait pas de grand-chose. L’homme s’étala près du tronc et s’écria :
—Au secours.
Un mugissement lui répondit. L’homme se prit la tête dans les mains et se mit à pleurer.
Brusquement une voix retentit dans son dos.
—Pourquoi tu hurles ?
L’inconnu leva la tête et vit un vieillard souriant venant à sa rencontre.
—Frère, ô mon frère, où sommes-nous ?
—Nous ? Au Burundi.
L’homme fixa le passant droit dans les yeux.
—Le Bou quoi ?
—Le Burundi.
—C’est où ?
—En Afrique.
—Aha.
L’homme ne pouvait rien dire de plus.
—Tu t’appelles comment ? demanda le vieillard.
—Sergueï.
—Moi c’est Tolik, on se sera présenté.
Et Tolik tendit à Sergueï une main gigantesque que celui-ci serra machinalement.
—Et dis-moi Tolik. Qu’est-ce qu’il se passe ici ?
Tolik s’assit à proximité.
—Tout autour, il n’y a que des Africains. Ils jactent tous le français. On n’y comprend rien.
—Et comment est-ce que je me suis retrouvé ici ?
—Bon, c’est une question philosophique, dit Tolik, plongé dans ses pensées. Où est-ce que tu étais, au départ ?
Sergueï s’absorba en lui-même.
—Commence par le début, conseilla Tolik.
—On a quitté la maison et on est allé à l’aéroport, commença Sergueï.
On entendait ses pensées grincer sous son crâne de temps à autre.
—Et où se trouve-elle ta maison ?
—À Tioumen, répondit Sergueï en s’étonnant.
—O, je suis de Nijnevartoski, dit Tolik, réjoui par on ne savait quoi.
—Après, on a volé. Après on a fait escale.
—Vous voliez vers où ?
—À Moscou, on a changé d’avion et poursuivi notre route.
—Il faisait déjà plus chaud, dit Tolik avec satisfaction.
—Ça y est je me souviens, s’écria Sergueï, on partait en vacances à Zanzibar, putain.
—Bingo, dit Tolik en se mettant à fouiller dans son sac à dos.
Il farfouilla longtemps et quelque chose tinta. Finalement, il extirpa une bouteille remplie d’un liquide trouble et la tendit à Sergueï.
—Qu’est-ce que c’est ? demanda celui-ci, sans comprendre.
—De la gnôle artisanale. Je l’ai échangé contre une montre aux autochtones. Bois, mon compatriote. Je vois que tu n’es pas dans ton assiette.
—C’est sûr, acquiesça Sergueï reniflant le goulot de la bouteille avec un mouvement de recul, avalant une gorgée précautionneuse.
—Quoi, ça ne te plaît pas ? demanda Tolik en riant et reprenant la bouteille.
—Ça pue la merde, dit Sergueï.
—Ça ne pue pas, ça sent, tout d’abord. Ensuite, petit frère, la vie n’est pas de la confiture. Alors bois et abstiens-toi de caqueter.
Tolik avala deux grandes gorgées, siffla et roula des yeux
— La grâce.
—Tolik, qu’est-ce qu’on fait ici ? se décida à questionner Sergueï. Et où ?
—On est ici au Burundi. On boit de la gnôle.
—Non, tu n’as pas compris, comment est-ce qu’on s’est retrouvé ici ?
Tolik redevint sérieux.
—Il y a déjà presque un mois que j’essaie de répondre à cette question.
—Combien ?
—Un mois, mon frère, un putain de mois.
Sergueï regarda les alentours avec frayeur. Aucun signe de civilisation. Une route de terre battue tortueuse menait quelque part dans la végétation. Les sons qu’on entendait semblaient appartenir non à des humains, mais à des fauves. Et ceux-ci étaient sans doute affamés, ils ne se nourrissaient certainement pas de plantes. Sergueï se souvint des films sur les cannibales et ses yeux s’assombrirent.
—Tolik, qu’est-ce qu’ils mangent, les autochtones ?
—Ils mangent ce qu’ils trouvent.
—Les gens ?
Sergueï en avait le souffle coupé.
—Ça dépend lesquels, répondit solennellement Tolik.
—Les Russes ? dit doucement Sergueï.
—Non. Ils ne mangent pas les Russes, dit Tolik avec certitude.
—Tu en es sûr ? demanda Sergueï.
—Bien entendu. Nous sommes russes, Dieu est avec nous. Tu n’as jamais entendu ça ?
Sergueï ferma les yeux. Avec ses maigres connaissances, recueillies dans les leçons de géographie, il était impossible de déterminer où était Zanzibar et où était le Burundi.
—Tolik, c’est loin Zanzibar ? commença-t-il, incertain.
—Aha, regarde.
Tolik prit sa canne et dessina la carte de l’Afrique.
La sienne ne ressemblait pas beaucoup à celles qui figuraient d’habitude sur les atlas, mais Tolik n’observait pas les frontières territoriales du continent très rigoureusement. Par conséquent dans la carte de Tolik entrait une partie de l’Europe.
Tolik pointa le bout de sa canne vers le côté droit du continent.
—Et le Burundi ?
—C’est là.
Le bout de la canne commença à se mouvoir et s’arrêta à une distance assez respectable de la situation hypothétique de Zanzibar.
—Tu as compris, maintenant ?
—Je n’ai rien compris. J’ai volé vers Zanzibar.
—Je vais te dire qu’il faut arriver au continent avant de se retrouver au Burundi .
Sergueï regarda son nouveau camarade sans comprendre.
—De Zanzibar au Burundi, il y a plus de mille kilomètres. Ça te donne une idée ? demanda Tolik.
En guise de réponse, Sergueï se prit à nouveau la tête dans les mains et se mit à hurler.
—Bon, ça suffit. Ne joue pas les hyènes. Ça arrive, dit philosophiquement Tolik, s’emparant à nouveau de la bouteille.
—Je ne me souviens de rien, murmura Sergueï avec amertume.
—Le ciel est un con, conclut philosophiquement Tolik en agitant le bras vers une femme qui passait.
Elle portait une grosse amphore sur la tête.
—Je les regarde et je pense à eux, mais il y a quelque chose qui m’échappe. Mais j’y pense avec intensité, dit Tolik en reniflant bruyamment.
—Mon frère, comment as-tu atterri ici ? demanda Sergueï.
—Je ne m’en souviens pas plus que toi. La dernière chose que j’ai gardé en mémoire, c’est d’avoir dit à Irina, ma femme, on va boire encore un cocktail. Plus tard, c’est le trou noir. Je suis revenu à moi. J’étais sur le cul, bien sûr. Au début, j’ai beaucoup morflé. Je pensais, je vais aller à l’ambassade. Mais ici à dix mètres de la route, t’es fini. Tu te fais mordre par des boas.
—Les boas ne mordent pas.
—Comment tu le sais ? rétorqua Tolik.
—J’ai lu ça dans des bouquins.
—On ne dit jamais la vérité dans les bouquins. Il n’en sort que du mal.
—C’est pas faux.
—Bon, après, je me suis habitué. Tu sais, ça a même fini par me plaire. La chaleur, les palmiers regarde comme ils sont beaux. Les autochtones sont aussi des gens compatissants. Ils te nourrissent. Il y a de la gnôle. On survivra.
Sur ces mots, il prit Sergueï par l’épaule et lui tendit la bouteille. Celui-ci la prit sans un mot et but jusqu’à ce qu’il n’en reste plus un goutte.
—Et tu dis que ça sent la merde, dit Tolik avec indulgence, en regardant comment Sergueï anéantissait la gnôle locale.
—J’ai tout bu, dit Sergueï éméché.
—Il m’en reste, j’en ai d’autre, répondit Tolik en souriant.
Le soleil s’apprêtait déjà à disparaître derrière les feuilles de palmier poussant démesurément avec effronterie, lorsqu’à nouveau des sons inconnus tendirent l’atmosphère. Une chanson s’élevait. Sur les espaces africains, elle se déversait, portée par des voix profondes. Elle était interrompue de temps à autres par des pleurs, mais se poursuivait quand même. Incompréhensible mais pleine de sentiment. Oh, le soir, le soir… J’ai très peu dormi, j’ai très peu dormi, oh en rêve, j’ai eu des visions.
Andreï Doronine, (© traduit du russe par Thierry Marignac)