20.7.14

Houleuse traversée des apparences spectaculaires-marchandes



LES CONTRE-VÉRITÉS
Parmi les contre-vérités les plus comiques entendues ces dernières années, répétées comme des ritournelles par de très sérieux étourneaux, ma préférée reste la prétention à : prendre le risque de l’engagement.
Quand on choisit une chapelle, on risque en effet d’être pris à partie par ceux d’en face, qu’il s’agisse de goûts alimentaires, de politique, de religion, de minorités sexuelles ou ethniques — selon les sectes qui se multiplient tous les jours au gré d’une époque exigeant qu’on prenne parti publiquement sur tout et le contraire. Il ne s’agirait pas d’avouer son ignorance, ou d’être indifférent : celui qui ne sait pas est suspect — quoi ? C’est louche ! Au XXIème siècle, tout le monde sait tout sur tout !  — celui qui s’en fout est un salaud à déporter là où on lui apprendra l’urgence d’être concerné. Non, il faut avoir le courage de cracher une propagande contre une autre dans les interminables débats qu’Internet a rendu quotidiens.
L’art pour l’art, comme une vision, comme une rêverie, — vers que j’emprunte si souvent à Evgueni Kropivnitski qui les écrivit sous Staline — est passé de mode. On m’a assez répété, fait comprendre ou fait sentir, qu’il était temps de rejoindre la gauche libertaire, les négationnistes, l’intégrisme zoroastrien, les végétariens féministes, le sionisme ultra, et j’en passe, ça dépend des saisons. Mais je flânais, je musardais, au gré de points de vue que, tout en étant capable de les exprimer avec véhémence, je n’organisais pas en un système cohérent qui aurait permis de m’intégrer ici ou là, et d’enfin m’étiqueter comme il convient. Ces temps ont horreur de l’indéfini, la plus grave menace qui puisse poindre à l’horizon de la divulgation — formule que j’emprunte à Bruce Benderson dans Sexe et solitude, écrit à l’époque du scandale Clinton-Lewinski. C’est une forme moderne de la police de la pensée : tout dire et en permanence, s’afficher du matin au soir, détruire la moindre possibilité de vie individuelle, celle qui ne s’épanouit que dans la clandestinité de l’intime, sur laquelle on n’a jamais que des informations dérisoires, disait Debord dans je ne sais plus lequel de ses films. Et l’art devait être subordonné à cet utilitarisme de servir une cause, d’afficher — on y revient — la couleur. Plus grave encore, romancier et traducteur, je disposais d’un —modeste — haut-parleur, que je ne mettais qu’au seul service de ma lubie démodée : aux meilleurs moments, créer de la beauté. Que d’ennuis aurais-je évité, de calomnies, de rancunes tenaces, et de congés abrupts dans quelques maisons d’édition où j’émargeais, si j’avais eu le bon goût de montrer patte blanche à telle ou telle coterie — au prix modique de quelques échanges d’arguments stéréotypés avec la coterie adverse.

Le milieu polar, devenu chapelle gauchiste, m’accusa en coulisse d’être dedroite, anathème définitif dans l’ambiance de sacristie régnant au sein de sa micro-bureaucratie. Un incident au Salon du Livre de Paris avec un gros lard célèbre — se représenter trois sacs à patates posés l'un sur l'autre — du Landernau: il racontait partout que j'étais mauvais traducteur parce que je ne faisais pas partie de leur paroisse. Les quelques insultes que j'adressais à cet ancien combattant de la guerre qui n'a pas eu lieu me valurent une réputation de violence encore valide aujourd'hui et dans des bleds où je n'ai jamais mis les pieds, alors qu'il s'est déroulé il y a plus de vingt ans. Je me foutais bien de leurs refrains héroïco-tralala de planqués pleins de soupe, mais j'ai horreur qu'on s'en prenne à mon gagne-pain. Certains émigrés russes néo-conservateurs féroces, après m’avoir accueilli comme enfin un Français non-communiste, me prêtèrent des mœurs plus ou moins catholiques — plutôt plus que moins, du reste, à en croire l’actualité pédophile de la Sainte Église. Mon amitié de toujours avec Édouard Limonov, aujourd'hui leader nationaliste, qui avait évoqué ses frasques dans le New York des années 1970 (Le Poète russe préfère les grands nègres), jouait un rôle dans cette insinuation. Mon refus d’expliquer ma vie privée façon fessebouc, engendrait d’autre part les soupçons chez des Russes formatés KGB (surveillance, amalgame, calomnie, provocation) et transfuges passés à l’ennemi — à l’heure ou l’autofriction règne sans partage. Un éditeur de polar de premier plan, avec qui j’avais collaboré pendant une quinzaine d’années, m’invita un soir à dîner chez lui afin de savoir pour qui j’allais voter à l’élection suivante, en 2007. Ses appuis médiatiques, à Télérama et Libération, ainsi qu’une paire d’auteurs jaloux l’envoyaient en reconnaissance. Devant ma stupéfaction,  ce bon éditeur, qui était également un personnage à la lâcheté proverbiale — Chaque fois qu’on lui déplace ses pantoufles, il appelle police-secours, avais-je résumé un jour, phrase devenue légendaire dans sa propre maison d’édition — avait passé en revue tous les thèmes de la gauche bien-pensante, réclamant mon approbation. Naïf, j’avais mis un temps fou à comprendre : où est-ce qu’il veut en venir ?… J’aimais l’entendre parler de cinéma, dont il était spécialiste, de ses interviews de Russ Meyer ou de Clint Eastwood, et de quelques légendes du polar américain qu’il publiait. Mes opinions à la de Roux, mâtinées d’Alexander Trocchi (Le livre de Caïn, bible droguée) ne le regardaient pas plus que le reste du monde — c’est personnel, ces trucs-là, ça ne concerne que ses amis et sa chère et tendre. La soirée s’était assez mal terminée lorsque, percutant finalement qu’il me sondait pour le compte des autres, je lui avais fait comprendre qu’il n’était pas mon confesseur. Quelque temps plus tard, sa maison d’édition me fit savoir qu’elle se passerait de mes services. Que n’avais-je fait l’éloge de Ségolène !… Sombré dans la repentance Seconde Guerre Mondiale Phrance collabo !… Fallait-il que je sois inconscient !…
De même, mes camarades d’autrefois, romanciers — non, je ne citerai personne — partageaient la conscience qu’il fallait un réseau de soutien et firent de leur mieux pour s’agréger à celui-ci ou celui-là, de l’Humanité au Figaro, en passant par la gauche new-yorkaise, et les Russes-Américains néo-cons, une idée qui ne m’était jamais venue à l’esprit. Cave, pigeon, fleur de nave, je mérite toutes ces épithètes. Je croyais mordicus que je me distinguerais par la valeur de mon travail. La précision de mes romans, la diversité de mes goûts en tant que traducteur. Mes camarades riaient sous cape, quelle truffe !… Il faut s’inféoder !…Il y a quelque temps, une maison d'édition de la néo extrême-droite proche d'une petite vedette populiste à la mode, me proposa de rééditer mon premier roman. Ma réponse négative les surprit : ils m'offraient de l'argent.
Il est décidément bien difficile de se faire comprendre à contre-courant, je n'écris pas pour ouvrir un fonds de commerce idéologique. Mais… Pour la beauté et uniquement… poursuivait Kropivnitski.
Et puis, finalement, à ce stade tardif, je ne regrette rien. Il allait de soi que la passion de l’indépendance allait me coûter cher — même si je ne m’en rendais pas compte.  Sans elle, toutefois, sans mes coups de projos paradoxes sur un monde incertain, jamais je n’aurais suscité chez certains lecteurs le respect qu’on accorde à celui qui ne s’est pas vendu, et dont j’ai eu récemment quelques témoignages.

Thierry Marignac, Juillet 2014.