11.10.25

Tristan Leoni et Thierry Marignac

 


         

    Tristan Leoni et Polémique-Victor

 

         Une des règles fondamentales de ce métier de saltimbanque est de ne jamais répondre aux critiques quelles qu’elles soient et de ne jamais s’en offusquer si elles sont négatives par tel ou tel aspect, voire en totalité. Notre foie d’auteur est fragile et dès qu’un livre est paru, il appartient à ses lecteurs — leur liberté de jugement doit être intégralement respectée.

         Cependant, je vais faire ici une exception, pour le long article très fouillé qu’a consacré Tristan Leoni, alias Monsieur DDT à mon dernier bouquin « Vu de Russie » et plus largement à ma présence dans l’édition depuis une quarantaine d’années sur son blog « Douter de tout » ou ddt21 — un intitulé salutaire à une époque sectaire où le fanatisme aveugle est hélas devenu le quotidien du cauchemar. C'est ici: https://ddt21.noblogs.org/?page_id=3689

         Tout d’abord l’attention qui m’y est témoignée est suffisamment rare pour qu’elle m’honore — et avec une telle exhaustivité ! En dehors de mes amis proches…

Ensuite, l’effet de surprise, Monsieur DDT est une sorte de marxiste libertaire si j’ai bien compris, une espèce qui en général m’a classé infréquentable — à l’exception notable de Serge Quadruppani, auteur de polar et traducteur — ne sachant pas trop où me ranger, ce qui, de nos jours, est considéré comme prélude à la mise en examen.

Monsieur DDT, dont j’ignorais l’existence, qu’il m’en excuse, a consacré un ouvrage au Gilets Jaunes qu’il aborde sous un angle inattendu et bienvenu : du point de vue d’une révolte du prolétariat. On n’ergotera pas sur les petits patrons et autres qui s’étaient fédérés aux GJ, ni sur le fait que l’origine — la racine — provinciale du mouvement faisait plutôt penser à une jacquerie. Peut-être que Monsieur DDT évoque ces aspects dans son livre, je ne l’ai pas lu. Mais un excellent ami qui avait pris une part active aux GJ m’a fait ce commentaire à son sujet : « Une critique de gauche radicale intelligente ». Personnellement, le non-conformisme de la démarche ne peut que me plaire. Les ultragauches contemporains peinaient à définir une position — puisque c’est leur devoir — se gardant à droite et à gauche, vis-à-vis d’une révolte spontanée, certes, mais qui correspondait mal à leurs critères.

Dans son approche, caustique tout en étant bienveillante, de mon travail — voire de mon personnage — depuis mon premier roman « Fasciste », Monsieur DDT fait preuve de cette impartialité analytique qui constituait la noblesse de l’ultragauche autrefois — en dépit de toutes ses bibles. En tant qu’analyste, il remonte à la prise de contrôle par les soixante-huitards de la quasi-totalité de l’encadrement culturel dans les années 1970, puis de leur prise de pouvoir en 1981 avec le Parti Socialiste. Il explique le mouvement étudiant « de droite » de 1983, que j’avais couvert comme journaliste radio, de façon sociologique assez pointue. C’était en effet l’origine de mon roman à contre-courant. Je dois dire que là, j’ai sauté quelques passages. Plus vieux que lui d’une douzaine d’années, les pensums marxistes… j’en ai soupé depuis longtemps. Qu’importe, puisque Monsieur DDT estime que c’est son boulot et qu’il le fait plutôt bien, d’une façon suffisamment travaillée en profondeur pour qu’on s’ennuie moins.

Éditions Payot, 2006.


Cependant, et c’est à l’honneur de l’essayiste, les aspects littéraires ne sont pas ignorés : un assez long développement sur mon goût de la poésie russe, dans laquelle il voit à tort un parti-pris « pro-russe » — il en voit d’autres du même genre ailleurs. J’aime la poésie russe, parce qu’à rebours de l’intellectualisme ou des pleurnicheries névrotiques qui usurpent le nom de poésie en Occident, elle parle de quelque chose, rarement abstraite, souvent brutale. Je regrette que Monsieur DDT se serve des traductions de Boris Ryjii publiées par ce médiocre apparatchik du Sud-Ouest parlant à peine russe — un pistonné de l’exécrable Maison des Poètes incapable de faire rimer ses approximatives traductions et qui n’a jamais mis les pieds à Ekaterinbourg. De même les citations d’un Georges Nivat, propagandiste avéré de l’université bon teint sur feu mon ami Limonov ne me semblaient pas indispensables. Ne parlons pas de celles de sa fille…



Mais Monsieur DDT a l’avantage de l’éclectisme des sources et la grande qualité de s’informer un peu partout. Mes répugnances à l’establishment culturel ne le concernant donc pas. Cependant, en ce sens, il paraît incohérent qu’il semble me reprocher d’avoir interviewé Xavier Moreau, qui ne cache pas son soutien au régime russe. En tant que journaliste, négliger tout à fait dans mon tableau général la petite colonie d’expats français à Moscou aurait été une lacune. Et, Monsieur DDT ne peut le savoir puisqu’il ne travaille pas dans l’information, tous les camps ont leur part de vérité. Lorsque Xavier Moreau m’explique le déclin d’Auchan en Russie — il avait été un temps responsable de la sécurité des magasins de la firme — par le fait que les centres commerciaux se sont modernisés dans la Fédération, plus confortables, mieux éclairés et que les grossiers entrepôts de marchandises en vrac sur la toile de corde ont cédé la place à la moquette des salons où tout est velouté… Il y a là plus d’un renseignement utile : sur le développement du pays, sur le commerce contemporain, sur la valeur d’échange et le spectacle marchand qui devraient tirer l’œil de la critique sociale !…

Morphine Monojet, version russe, 2018.


Mais revenons sur le Marxiste, quoique Monsieur DDT fasse partie de ceux qui sont dotés d’intelligence — c’est loin d’être toujours le cas ! Le Marxiste se soucie plus de convaincre que de séduire, son credo est le raisonnement, pas le style. Il est rarement capable de concision ou d’ellipse, d’où la réflexion d’un de mes amis sur le long article de Monsieur DDT : « mais qui aura la patience de lire tout ça ! ». Je précise, pour dissiper toute ambiguïté, que je suis fort reconnaissant à Monsieur DDT de ses exégèses, en 18 bouquins et 90 traductions, on m’a rarement accordé autant d’attention. Narcissisme d’auteur ? Oui, peut-être — fascinant de s’observer vu par un autre qui n’est ni hostile, ni complaisant.



Serai-je aussi long que mon critique de la gauche radicale ? J’ai encore quelques points épineux à soulever. Tout d’abord, une formulation assez maladroite : j’aurais « avoué » que je crois à l’objectivité. Cher ami, je n’avoue jamais rien — à part un certain penchant pour la bière — même au commissariat. Je sais — la nuance est de taille — que l’objectivité existe. Et que sa négation par les menteurs professionnels de la classe médiatico-politique s’explique par la nature de leur sale métier. Comme c’est commode… Bref, cette conviction de longue date a été confirmée par une expérience relativement récente, une douzaine d’années au plus : j’ai travaillé un temps dans le renseignement économique sur l’Ukraine pour des banquiers et des assureurs. C’est une grande école d’objectivité. Le commanditaire se moque éperdument des convictions, points de vue et principes de son informateur. Il veut le tableau le plus proche possible de la réalité pour gagner du fric. On y apprend à déchiffrer les propagandes sur des principes simples : une information surgie dans un seul camp est sujette à caution, doit être vérifiée, recoupée, comparée. Une information surgie simultanément dans deux camps opposés est considérée comme vraie jusqu’à preuve du contraire. Un exemple concret : jusqu’au récent assassinat à Lvov d’un leader ukrainien ultra-nationaliste, j’avais toujours pris la version selon laquelle les snipers du Maïdan en 2014 auraient été des agents de l’ultra-droite ukrainienne ou britanniques, voire les deux, avec beaucoup de précaution. La conversation entre une ministre estonienne et je-ne-sais-plus quel eurocrate, sortie chez les Russes, pouvait être un montage. En 2001, un bidouillage de mes conversations avec Limonov enregistrées chez lui clandestinement nous présentait en Russie comme préparant un coup d’État. En réalité, il me parlait d’un livre sur un terroriste des années 1920 au cours d’une soirée arrosée. Ça rend méfiant, sachez-le, Monsieur DDT, ces expériences de terrain. Néanmoins, lorsque le leader proto-nazi s’est fait descendre il y a peu à Lvov, on a évoqué son rôle non seulement dans l’incendie de la Maison des Syndicats à Odessa, mais aussi, avec l’insistance de plusieurs sources ukrainiennes, dans l’affaire des snipers du Maïdan, jamais élucidée. Là, voyez-vous, on commence à regarder de plus près la théorie du coup monté.  De même que sur l’affaire Boutcha. Il n’est pas anodin que trois ans plus tard, toutes les missions dépêchées sur place, y compris les enquêteurs de la gendarmerie française, n’aient toujours pas rendu de conclusions. Outre la date de la découverte de ces massacres, trois jours après qu’un maire hilare ait déclaré son plaisir que les Russes aient foutu le camp sans relever la moindre tuerie, je rappellerai à Monsieur DDT, les déclarations, qu’il ignore peut-être, de Jacob Kedmi, citoyen israélien, ex-dirigeant du service secret « Nativ » et ancien combattant de la guerre du Kippour : « Jamais, dans mon expérience des combats urbains, je n’ai vu des cadavres aussi bien alignés ». Monsieur Kedmi a dit ailleurs : « La désinformation britannique a toujours été : 1) la meilleure, 2) la plus professionnelle, 3) la plus vile. ». L’américanisme « théorie du complot » n’a supprimé ni les complots, ni les institutions dont c’est le métier. Dans un nid de guêpes comme l’Ukraine… Donc, non, je « n’avoue » pas croire à l’objectivité, je travaille à y parvenir. Un autre exemple, où Monsieur DDT me prétend « un brin conspi », ah, ah, ah, porte sur l’hypothèse selon laquelle les services américains ou autres pourraient se servir des drogues pour déstabiliser la situation intérieure russe. Braqué sur la superstructure, le Marxiste néglige des réalités pratiques que sa science infuse dialectique déclare « anecdotiques ». Il est pourtant de notoriété publique que les seigneurs de la guerre afghans considéraient que l’exportation de leurs opiacés vers l’Occident était non seulement très lucrative mais aussi une forme vicieuse de Djihad. Dans sa bonté native, la CIA raisonnerait autrement… Lorsque, il y a sept ou huit ans, un flic marron avait dérobé 51 kg de cocaïne dans les entrepôts du quai d’Orsay, mon ami le journaliste américain Gonzo Mark Ames, à qui je racontais cette inénarrable affaire, m’avait aussitôt répondu : « funding of black ops ». Le ciel de la théorie devrait parfois contempler la terre des bagnards…



De même, avec une condescendance typique, Monsieur DDT écarte d’un revers de ligne dédaigneux mon « La Guerre avant la guerre » où j’évoquais les luttes de clans très réelles entre Est, Centre et Ouest de l’Ukraine, instrumentalisées par les puissances extérieures qui se livraient bataille dans le pays. Il s’agit, en premier lieu, d’une ignorance de l’Ukraine où l’État est depuis l’origine aux mains de la pègre, un fait qu’on ignore d’autant plus volontiers en Occident, qu’il contredit les fictions « démocratiques » qui arrangent l’UE. Deuxièmement, c’est ignorer l’essence de la guerre américaine et de ses défaites, fondée sur l’utilisation des bourgeoisies compradores et du milieu. En Afghanistan, le frère du président Barzaï — installé dans son fauteuil par George Bush Jr — directeur d’une firme de sécurité, protégeait les convois de l’OTAN, partis du Pakistan, pour fournir aux GI’s, jeux vidéo et Coca-Cola. Ses convois n’étaient jamais attaqués. Une enquête du New York Times de 2006, révéla que le frère du président payait les Talibans. Le serpent se mordait la queue, la guerre américaine finançait ses ennemis. Avec l’Ukraine, où une enquête lancée par un organisme anti-corruption vient de démontrer qu’on cherchait 129 millions de dollars évaporés suite à des appels d’offres truqués au ministère de la Défense en pleine guerre, on est dans le même cas de figure. Il s’agit d’un capitalisme féodal et la défaite potentielle du camp occidental en découle directement. Le patriotisme des oligarques est sur des comptes off-shore. Si, comme Monsieur DDT, on raie d’un trait de plume ces réalités en se réfugiant dans les hauteurs « des rapports de classe et des antagonismes nationaux », on reste aveugle à ce que sont ces rapports de classes sur le terrain, du racket dans sa forme la plus pure. Et aveugle à ce que sont les classes dominantes euro-américaines qui traitent directement avec cette pègre. Y voir un « pro-russisme » me paraît déplacé. En effet, en dépit de son exhaustivité dont je lui suis reconnaissant, Monsieur DDT a apparemment manqué une phrase que j’ai fourgué dans trois livres, deux romans et un reportage, (L’Icône, Terminal-Croisière, Vu de Russie) : « Il ne s’agit plus de l’affrontement de deux systèmes différents (comme à l’époque de l’URSS) mais de la concurrence planétaire sur le marché mondial de deux systèmes identiques »…

N'écrivez jamais vos mémoires!


Dernière pique pour conclure — nom d’un chien, je vais être aussi long que lui ! — il est piquant et assez drôle d’être passé « aux armes de la critique » avec cette grille marxiste libertaire qui a au moins le mérite de sortir du galimatias gauchiste par une certaine rigueur — me rappelant mes propres errements utopico-enragés lors de la lointaine jeunesse anarcho-situ déglinguée, lorsque comprendre l’essence fétichiste de la marchandise et son secret, disait Marx, donnait une impression de toute-puissance conceptuelle…

Quoi qu’il en soit et qu’il en soit remercié, Monsieur DDT est très sympathique, aussi impartial qu’il le puisse en tant que Marxiste et putain comme il a bossé sur mon œuvre !… De surcroît, cette lecture m’a beaucoup amusé !…

Thierry Marignac, octobre 2025