Pour entamer ce printemps débordé, j'ai demandé à mon ami J-F Merle, éditeur, traducteur et romancier, dont on avait évoqué dans ces pages, le roman "Le Grand écrivain" (Éditions Arléa) il y a quelques années — une critique de mon bouquin. Fidèle entre les fidèles, il n'a pas osé dire non! Professionnel consommé de l'édition, il a présidé aux destinées de la maison Omnibus plusieurs années, traducteur de l'anglais, bien souvent pour 10/18, c'est un complice de toujours, avec qui nous avons partagé d'innombrables éclats de rire. Il a enseigné pendant dix ans l'histoire du roman criminel à l'université de Sorbonne-Nouvelle. En d'autres termes, quand je cherche un critique de mon œuvre, c'est pas dans les fonds de tiroir!
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À PARAÎTRE LE 12 MARS |
Thierry Marignac
L’Interprète
Je ne vais certainement pas médire de L’Interprète, d’une part parce que son auteur est un ami de trèèèès longue date, d’autre part parce qu’il est plus grand et plus fort que moi. En l’occurrence, pas besoin que je me montre hypocrite. Il a écrit un livre surprenant.
Surprenant, car le roman commence comme un roman policier tout ce qu’il y a de conventionnel avant de monter dans les tours à des hauteurs vertigineuses.
Dans un coin du port du Havre, on découvre un cadavre, un poignard fiché entre les côtes. De cet homme, on ne sait rien, ni son identité, ni sa provenance, ni ce qu’il fichait là. Tout juste l’a-t-on aperçu auparavant dans un bar à entraîneuses où il a dépensé sans compter livres sterling et dollars. La lame du poignard porte une inscription en cyrillique, c’est pourquoi la police – deux inspecteurs, un géant assez primaire et un dandy à lunettes tiré à quatre épingles bien plus subtil – convoque notre héros, l’interprète. Celui-ci obtempère, traduit et s’en va, mission terminée. Terminée ? Pas du tout. Les policiers, qui pataugent dans leurs investigations, ont besoin de ses services pour les aider à explorer leurs maigres pistes. Notre ami renâcle bien un peu de devoir frayer avec la flicaille, ennemi de classe de sa jeunesse turbulente, mais enfin c’est un citoyen docile, d’autant qu’il est rémunéré. Et la curiosité l’emporte, il se prête de plus en plus volontiers au jeu et participe activement à l’enquête au côté des deux flics ; le couteau se révèle une antiquité de grande valeur qui a changé de main à plusieurs reprises, ce qui le conduit auprès d’un étrange et séduisant artiste russe ayant fui son pays avant que ses provocations ne lui attirent des ennuis.
Et c’est là que le récit s’envole ; l’interprète (dont on apprend seulement page 85 qu’il s’appelle Thomas Dessaignes, personnage récurrent de précédents romans et alter ego de l’auteur) est amené par le mystérieux artiste russe à côtoyer à Londres de dangereux Jamaïcains et un marchand d’art géorgien à la dégaine de truand – normal, c’est effectivement un truand. Je n’en dirai pas plus, vous n’avez qu’à lire le roman, sinon pour révéler que l’intrigue prend sa source dans le Caucase il y a trente ans, sur les décombres fumants de l’ex-URSS, entre nationalistes et bandes criminelles – souvent les mêmes. Vendetta, coups fourrés, haine recuite.
J’ajouterai en conclusion que la météo ajoute à l’ambiance de trouble de ce livre qui n’est ni un polar ni un roman d’espionnage, mais un peu des deux tout de même : il fait froid, gris, il pleut à verse, l’océan se déchaîne, le vent hurle, le brouillard est si dense qu’on ne distingue pas ses chaussures. « Il avait provisoirement cessé de pleuvoir » nous signale-t-on page 181. Certes.
Jean-François Merle
(plus connu dans les diasporas slaves sous le nom de дроздов, ou Drozdov ).
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Je crains que l’esprit de représailles ne l’emporte encore…
(David Atallah, « L’Automne sous les bombes)
J’entamerai ce compte-rendu du journal du Dr David Atallah « L’Automne sous les bombes » (Éditions Konfident), écrit à l’automne dernier à Beyrouth, livre douloureux et brutal, préfacé par Alain Juillet, par des souvenirs vieux d’un demi-siècle — juste avant la guerre civile qui déchira le pays pendant une décennie. Le Liban déchiré, ruiné d’aujourd’hui était encore, pour un an ou deux « la Suisse du Proche-Orient », destination des routards friands de cultures exotiques et de « libanais rouge », un haschich cinq étoiles. À cette époque d’extrême jeunesse, de dérive, de squats et de drogues, où l’argent était aussi rare que les bonnes actions, on fréquentait un café kabyle de la rue Maurice Ripoche dans le XIV e arrondissement. Les tenanciers — qui savaient certainement à qui ils avaient affaire — étaient accueillants et, miracle, nous nourrissaient à crédit sans poser de questions. Ils avaient sans doute des enfants de notre âge. Nous mettions un point d’honneur à les payer plus tard, lorsque, Dieu sait grâce à quelle combine, l’un d’entre nous était en fonds. Ce bouge où aucun Français respectable de l’époque n’aurait jamais mis les pieds, était pourvu d’un scopitone, juke-box diffusant des images. Dans les soirées fastes où on avait de l’oseille, on se tapait le couscous en regardant une fausse blonde en robe à sequins chanter « Allo, allo Beyrouth », chef-d’œuvre kitsch. Mimant une danse du ventre et dodelinant de la tête, la chanteuse décrivait les merveilles de la ville, qui défilaient à l’écran. En dépit de tous nos rires de jeunes dépravés devant ses minauderies et la mauvaise qualité de l’image, Beyrouth était belle et encore intacte.
D’une dizaine d’années plus jeune que moi, le Dr Atallah était enfant. Mais il a gardé la mémoire de ce temps, pays de cocagne ravagé par les guerres successives. C’est ce qui donne ce ton de révolte logique à voir le Liban dépecé, martyr du poker menteur des puissances extérieures, y trouvant le terrain idéal, le champ de bataille de leurs rivalités. Le Dr Atallah a traversé et la guerre civile, et l’invasion du pays par Israël en 1982, et la guerre de 2006, et l’explosion de méthane dans le port de Beyrouth, et la crise économique.
Son journal s’ouvre sur ce qui a été célébré comme le coup de maître du légendaire Mossad : l’opération « bipeurs ». Si les médias occidentaux dans leur ensemble ont salué l’habileté diabolique des services spéciaux israéliens décapitant le Hezbollah par un coup de vice magistral, on a peu entendu parler des victimes innocentes. Il s’agissait en premier lieu des femmes et des enfants de l’ennemi ciblé. « Va me chercher mon bipeur » disait un père à sa femme ou sa gamine. Le Dr Attalah, aux urgences de son hôpital, a reçu alors les enfants mutilés, agonisants, les a soignés. Peu suspect de sympathie pour le Hezbollah, qu’il tient pour responsable d’un certain nombre des maux de son pays, le Dr Atallah, honnête homme, est effaré par l’atrocité de ce qu’il découvre. Ça ne s’arrête pas là. L’opération « talkie-walkie », moins coûteuse en victimes innocentes mais tout de même, suit bientôt et surtout, les bombardements de Beyrouth par l’aviation de Tsahal. Son quartier, limitrophe de certains fiefs du Hezbollah, en subit les conséquences, parfois mortelles et terrifiantes pour la population. Au Liban, tout le monde vit ensemble. Et si révolté qu’il soit contre le Hezbollah qui prend son pays en otage, il s’agit tout de même pour lui de « Libanais ». Qu’on me permette une digression linguistique : les « avertissements » israéliens, précédant parfois de seulement quelques minutes les « frappes » israéliennes, le Dr Atallah les appelle des « menaces ». De même, il n’apprécie pas outre-mesure l’appellation « chrétiens d’Orient » sous laquelle lui, sa famille et tant d’autres sont regroupés. Pourquoi pas chrétiens tout court ? Il existe une catégorie spéciale ? Des sous-chrétiens ?
Lundi 25 novembre :
Netanyahu prend la parole et les bombardements continuent de manière « hystérique » comme le souligne M. Mitaki, notre Premier ministre. Pour Israël, les choses sont claires, ils ont atteint et même probablement détruit le Hezbollah. Nous les Libanais, nous déplorons près de 4000 morts. Nous payons un prix très lourd pour une guerre inutile.
La femme et les filles du Dr Atallah sont terrorisées, toutefois, s’il parvient à les éloigner en province de temps en temps, elles tiennent, coûte que coûte, à rester chez elles. Le docteur, quant à lui, doit remplir son devoir à l’hôpital. Les bombes, parfois à quelques centaines de mètres, font trembler son immeuble.
Qu’on me permette ici de citer un auteur « maudit », Drieu La Rochelle, revenant sur ses heures de gloire, la Grande Guerre, où il s’était battu pour la France, écopant de trois blessures :
Je m’étais écrié « Guerre, fatalité du moderne. » Les termes de l’équation se retournaient. Au milieu des ruines de la guerre, je me demandais si je n’étais pas dans les ruines du moderne.
On trouve, par moments, dans le livre du Dr Atallah, une interrogation semblable.
Le Dr Atallah reste d’une équité et d’un sang-froid admirable, il conclut ainsi son témoignage, pourtant glaçant :
Il y a beaucoup d’hommes de bonne volonté au Liban. Il y en a en Syrie, comme en Israël. Avec eux, et avec eux seulement, la paix est possible. À une seule condition : qu’on les retrouve de chaque côté de la frontière. Alors, peut-être, pourrais-je prendre ma voiture et traverser enfin la frontière, ce dont je rêve, pour aller prendre un verre d’arak au bord de la mer, à Tel-Aviv.
Quoi qu’on pense de la Fédération Russe, j’ai passé un peu moins d’une semaine à Belgorod, mi-décembre 2024, en zone frontalière, où les bombardements venus d’Ukraine étaient quotidiens et appris à sprinter dans la rue en entendant les drones, voire les bombes planantes, vers le plus proche abri. En octobre 2023, ces projectiles avaient tué des dizaines d’enfants sur la place de la mairie, transformée en patinoire à l’approche de Noël. Les va-t’en-guerre qui n’iront jamais eux-mêmes et se multiplient dans tous les camps, ne soupçonnent pas cette décharge d’adrénaline, à l’aise dans leurs bureaux. Auprès de celle du Dr Atallah — qui a subi cette chiourme des « menaces » pendant des mois — mon expérience est risible. Le calme et le courage dont il a fait preuve durant les bombardements, l’impartialité remarquable de son témoignage sont dignes de la plus haute admiration. À lire d’urgence.
Thierry Marignac, mars 2025.
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La Chance du Camp des Braillards
The Luck of Roaring Camp
Branle-bas de combat au Camp des Braillards. Ça n’était sûrement pas une bagarre, parce qu’en 1850, ce genre d’événement se produisait assez souvent pour ne pas déplacer toute la colonie. Non seulement les tranchées et les concessions avaient été désertées, mais l’épicerie Tuttle avait aussi fourni ses flambeurs qui, on s’en souviendra, avaient tranquillement continué à jouer aux cartes le jour où Frank Pete et Kanaka Joe s’étaient entretués à coups de revolver dans la salle de bar de chez Tuttle. Tout le camp était rassemblé devant une cabane grossière en bordure de la clairière. Les conversations se tenaient à voix
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histoires de la frontière
basse, mais un nom de femme revenait souvent. C’était un nom connu de tous dans le camp — Cherokee Sal.
Il vaut peut-être mieux en dire le moins possible, sur elle. C’était une femme plutôt vulgaire et, comme il était à craindre, une pécheresse s’il en fut. Mais c’était aussi, à cette époque, la seule femme du Camp des Braillards et, allongée sur un lit de douleur, sa condition aurait certainement requis des soins prodigués par des personnes appartenant au même sexe. Cette créature irrécupérable, de mœurs dissolues, dont le laisser-aller était un trait saillant, n’en souffrait pas moins le martyre. Même si elle avait été entourée de femmes compatissantes, ses souffrances eussent été difficilement supportables ; sa solitude présente les aggravait terriblement. Les signes avant-coureurs de la malédiction qui l’accablait s’étaient manifestés dans cet isole- ment, ce qui avait certainement rendu le châ- timent de la faute originelle plus redoutable encore. Peut-être le fait qu’au moment où elle aurait eu le plus besoin de la tendresse et du dévouement instinctifs de son propre sexe, son
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la chance du camp des braillards
regard butât sur les visages à demi-méprisants de ses congénères du Camp des Braillards, faisait-il partie de l’expiation du péché. Pourtant, quelques spectateurs étaient, je crois, touchés par ce qu’elle endurait. Sandy Tipton pensait par exemple que c’était « dur pour Sal » et s’éleva un moment, en contemplant cette souffrance, au-dessus de la simple conscience d’avoir un as et deux valets dans sa manche."