On parle aujourd’hui d’un sondage sur les « souvenirs du confinement », puisque la foule du Smartphone est amnésique. Parmi les nombreux souvenirs de l’enfermement chez soi (lecture de Racine, écriture de « Terminal-croisière », la superbe poésie des « Chronotes du confinement » de Philippe Gerbaud et les éclats de rire qu’elle nous arrachait), je retiendrai le premier, le jour de l’annonce de l’enfermement : la mort d’Édouard Limonov, un ami de 40 ans. Et, claquemuré, je ne pouvais lui faire mes adieux à son enterrement.
Dans l’année, mon ami Danila Doubschine fit publier ses derniers vers. Voici la postface du recueil, écrit par lui, et un poème d’Édouard à Natacha Medvedeva, qu’il n’avait jamais cessé d’aimer :
(Traduit du russe par Thierry Marignac)
![]() |
Couverture du dernier recueil de Limonov |
« J’ai horreur des avant-propos »
ou
Comment nous avons travaillé avec Limonov sur ce recueil
![]() |
Danila Doubschine devant le portrait de Limonov |
« J’ai horreur des avant-propos » m’écrivit Édouard Limonov dans une lettre envoyée le 9 mars 2020, huit jours avant sa mort, lorsque je lui transmis la requête de l’éditeur Sandalov, de lui fournir le livre « Le Vieux voyage » tel quel.
Il ne supportait pas l’intervention des autres dans les briques de papier de sa littérature. Avant-propos, postfaces, commentaires – tout cela agaçait Limonov au plus haut point. Surtout s’il était question d’ajouts écrits par d’autres gens.
Pour sa part, il agrémentait fréquemment ses propres livres d’avertissements de l’auteur. Parfois, il avait envie d’expliquer son livre, parfois, c’était un jeu. Un exemple remarquable en est fourni par l’avant-propos au recueil de nouvelles « Vacances américaines » publié à la fin des années 1990 (en Russie, ndt) : « C’est la septième année que nous souffrons d’une épidémie de Limonov… » ainsi commençait ce texte apologétique sur la création de E. Limonov, modestement signé « E.V. Savenko ».
C’était son style, son sens du comique absurde : « J’ai horreur des avant-propos… »
Rusant, j’écris non un avant-propos à son recueil, mais une postface. C’est nécessaire. En fait, vous avez devant vous le dernier recueil de poèmes d’Édouard Limonov. Et les circonstances de son apparition sont importantes. Au minimum, pour l’histoire de la poésie russe. Et personne, en dehors de moi, ne connaît ces circonstances.
J’ai connu Limonov pendant trente ans. Depuis 1989, lorsque deux heures après son premier atterrissage de l’émigration, je vis Édouard à une soirée du journal de Julian Semenov et m’approchai pour faire connaissance. Et jusqu’à ses derniers jours au glacial mois de mars 2020. Nous nous liâmes plus étroitement après les évènements d’octobre 1993 auquel nous avions tous les deux participés, au début de l’année suivante. Nous créâmes le parti que tout le monde connaît très bien, conçûmes et réalisâmes le splendide journal Limonka.
![]() |
Natalia Medvdeva et Danila Doubschine, 1994, 1ère édition du journal "Limonka". |
Édouard m’intéressait prodigieusement, plus peut-être que tous ceux que j’ai croisé durant une vie riche en rencontres. Visiblement ma compagnie lui était moins ennuyeuse que celles de la plupart de son entourage. J’entrai dans le cercle des proches de Limonov, le cercle de ceux qu’il fréquentait en dehors de ses affaires. Dans les années 2000, après son séjour en prison, nous nous vîmes plus rarement à une certaine période, quelques fois par an autour d’une bouteille de vodka ou de deux bouteilles de vin. En 2010, lors d’une ces retrouvailles (notre ami commun, l’écrivain Thierry Marignac, était à la table), il me proposa de l’assister en permanence pour ses livres. C’est ainsi que je devins son secrétaire littéraire. Les neuf années suivantes de travail commun furent pour moi une école et un bonheur. La possibilité d’être le premier lecteur de Limonov m’apparaissait comme un privilège éclatant. En riant, il appelait notre équipe « les ouvriers ». Il m’advint d’être co-auteur pour deux de ses livres.
« La carte verte de l’épiscopat pliée en deux » le dernier recueil de poèmes d’Édouard Limonov, fut achevé par l’auteur en automne 2019. Au matin du 12 septembre je reçus un courriel de Limonov :
Salut Danila !
De façon inattendue pour moi-même, j’ai fini mon livre de poèmes aujourd’hui. Le titre est long « La carte verte de l’épiscopat pliée en deux ». Je considérais que ce livre ne présentait pas d’intérêt particulier. Mais je l’ai lu aujourd’hui, il en a, et il comporte de nouvelles notes. Il nous faut à présent trouver un éditeur.
Je lui répondis aussitôt :
Salut à vous, Édouard !
Ravi de lire ça, je suis carrément content. Je m’occuperai de sa composition. Pour l’éditeur, je réfléchis.
Réponse de Limonov :
Il s’avère que j’y avais fait allusion avec toi, mais mon Dieu, je n’y pensais plus. Je me suis juste souvenu que tu m’as demandé à plusieurs reprises, ce qu’il en était des vers. Eh bien, voilà.
Dans la lettre suivante, qui portait sur tout autre chose, Édouard considéra soudain qu’il fallait qu’il s’exprime sur le recueil dont il m’avait confié la tâche :
…il y a ici beaucoup de choses sur la mort. Mais, en tant que professionnel, j’ai pensé que ça pouvait intéresser d’autres lecteurs, en effet, nous y passerons tous.
Bientôt, je me mis à travailler sur la composition du livre, distinguant et décollant laborieusement des lettres d’habitude compréhensibles, mais l’écriture de Limonov, son trait, avaient dramatiquement minci. Au prix de ces efforts, je lui envoyai un dossier prêt, le 8 octobre.
Dans la lettre qui l’accompagnait, je posai la question :
…le poème « On donne tout de même des oscars » est répété deux fois, ce qui a attiré mon attention, page 56 et page 59. Il y a juste quelques petites différences de ponctuation. C’est voulu ou c’est une maladresse ?
Limonov :
Ça arrive. Ma mémoire est merdique, et je suis devenu inattentif. Il faut réfléchir à ce qu’on va en faire. Je vais résoudre ça.
Finalement, le doublon du poème fut remplacé par le splendide « Portez des vêtements modestes… ». Lorsqu’en septembre 2020, nous organisâmes une soirée à la mémoire d’Édouard, je le reproduisis à l’intérieur du fac-simile de l’invitation – dans l’idée, il sonnait comme une adresse de Limonov aux participants à la soirée en son honneur.
La clarification et la correction du texte se poursuivaient.
Dans la lettre suivante je fis cette tentative :
… Semblable à un correcteur-psychopathe, je demanderai pourquoi : « prèle » et « chiure » sont écrits avec le signe mou[1] ? Il ne se prononce pas, et d’après la prononciation habituelle, il n’est absolument pas nécessaire.
Et puis, dans le poème « Le temps passé… » il y a le mot « momento », c’est fait exprès ? En principe, l’expression s’écrit « memento mori ».
![]() |
Limonov et Doubschine. |
Limonov :
Pour « prèle » et « chiure » – oui c’est fait exprès, pour souligner la juteuse succulence de la prèle et le caractère merdique de la chiure. Sur momento tu as tout à fait raison, c’est moi qui ai fait la faute. Corrige, s’il te plaît.
Je ne me calmais pas :
Sir Edward, dans le texte « Sur ce recueil », les mots : « Je ne peux rien dire de particulier. J’ai honnêtement vu le monde sens dessus dessous. Il est ainsi. » – C’est un hommage à notre bien-aimé Khodassevitch, c’est bien ça ? (je sous-entends par là le vers de Khodassevitch « Heureux qui tombe la tête en bas : le monde est pour lui, ne fut-ce qu’un instant — différent »)
Limonov :
Non, c’est inconsciemment…
La dernière correction apportée par Limonov témoigne de l’attention portée au contenu et à la composition du recueil de poèmes :
Cher Danila ! Il faut enlever le poème « Pour la foi » il est obscur, et le remplacer par le suivant :
Je ne sais pas, l’esprit va me manquer
D’un espace de verticalité
Pour vers le ciel m’élancer
Là où tout est sec et ensoleillé
Là où les avions volant
Le Seigneur marche courageusement
Ses flancs sont les nuages
Protection camouflage…
Bien à toi
E.L.
Bon, quoi encore ? Dans une de ces lettres très techniques envoyées pendant la préparation du recueil, je lâchai cette phrase :
Je me suis réveillé, j’ai regardé mon courrier électronique et j’ai découvert votre lettre. Et je ne dors pas, j’écris des vers. En un mot, je déraille…
La réponse de Limonov est remarquable en ce sens qu’il y communique les détails de sa cuisine poétique :
Tu ne dérailles pas particulièrement.
Il m’arrive de me réveiller, j’écris quelque chose en une demi-heure et retourne me coucher.
À mes yeux, c’est tout à fait normal. Les vers viennent directement, évitant les filtres du jour.
À ce moment-là le recueil « La carte verte de l’épiscopat pliée en deux » était prêt.
![]() |
Limonov au Donbass |
Dans ce recueil – Limonov poète est dans une forme guerrière exceptionnelle, créateur d’étrangeté, sensuel, audacieux, sans craindre de « mal » écrire, veillant soigneusement à éviter tout enjolivement inutile.
Tout en s’envolant vers une grande beauté des syllabes et une clarté pénétrante des sensations. Les meilleurs poèmes de « L’Épiscopat… » portent sur lui-même et ses amis disparus. Sur l’agonie.
Devant une maladie mortelle Édouard Limonov se tenait aussi bravement que devant tous les défis passés de sa vie. Sauf qu’à présent, il n’avait plus la moindre chance, « il s’était déjà transformé en squelette gelé ». Et bien que, conjurant le destin du bout des dents, Édouard laisse une lueur « et peut-être que non ? » le résultat du combat est su d’avance. Mais Limonov fait de sa mort une œuvre d’art. Dans la chronique, le texte.
Car il savait que l’immortalité n’existe pas en dehors de l’art, du texte.
Des semaines, des mois passèrent. Des éditeurs manifestèrent leur intérêt, mais il n’y eut pas d’instructions de Limonov pour les négociations. Édouard souffrait cruellement de sa maladie et je décidai qu’il avait peut-être oublié ce livre. Je lui rappelai, après les fêtes de fin d’année :
… Et notre recueil ? le livre est prêt depuis deux mois, il faut le publier. Qu’en dites-vous ?
Telle fut la réponse de Limonov :
Sir Danila. J’ai décidé de ne pas le faire publier. Il est trop sombre. Et je suis encore vivant. Quand je ne serai plus là, tu le feras imprimer. Pour l’instant, je ne veux pas.
Bien à toi,
E.L.
Mais non, ce n’est pas sombre.
C’est un adieu qu’il nous adresse.
Voici, lecteur, nous le publions à présent. Tu tiens dans tes mains le dernier livre de poèmes d’Édouard Limonov.
« The rest is silence ».
Danila Doubschine, mars 2023.
![]() |
N. Medvedeva dans sa jeunesse. |
Natacha
Que je suis vite sorti de prison, elle ne sait pas
Que j’ai eu deux enfants, elle ne sait pas
Ni les exploits des natsbols des années suivantes
Elle ne les a pas vus, elle n’était plus vivante
Le cours de ma vie se présentait à ses yeux
Comme plutôt malheureux.
En effet notre monde elle a quitté
Quand le procureur, 14 ans de régime sévère pour moi, a réclamé
En 2003, dans la nuit du 2 au 3 février…
Et je n’aurai pas dû affirmer
Là-bas rue de Turenne en parlant avec elle
Que la mort la plus facile, la plus belle
C’était d’héroine overdoser.
Édouard Limonov.