18.6.24

Le cafard du printemps gris

 




    L’essence de la mélancolie semble féminine dans les mélopées des poètes les plus farouches. Chez Apollinaire, elle est quasi-convulsive, annonçant le mot fameux de Breton (fort à la mode ces temps-ci grâce au livre de Charles Duits, évoqué, il y a peu dans ces pages… Ah, et au centenaire du « Manifeste », suis-je oublieux des solennités…) sur la beauté… Elle paraît plus virile chez le Villon russe, Sergueï Tchoudakov, où elle s’affiche dans le sarcasme, mais ce n’est qu’un masque de plus du délinquant chronique dont les dissonances ont des notes d’arrachement… Chez Boris Rijy, elle se veut souvent détachée, avant de s’abîmer dans le plus sombre des cafards qui n’est plus d’aucun genre… Chez Aragon, elle est une mesure de ses hypocrisies… Chez Verlaine, c’est celle de l’épave… Quel sera le genre préféré du lecteur sous la pluie du printemps des réchauffements climatiques ?… Ci-dessous Essenine, souvent lacrymal dans ses chants plaintifs, présente une variante chez lui assez rare : la mélancolie hautaine. Il n’est alors âgé que de 21 ans. 

(Vers traduits du russe par Thierry Marignac)

 Là où somnole éternellement le mystère, 
S’étendent les champs du ciel. 
Je ne suis qu’un invité, un hôte accidentel, 
Sur tes montagnes, ô Terre. 

 Étendues d’eau et forêts démesurées, 
Aériennes ailes vigoureusement agitées. 
Mais tes siècles et tes années 
La course de l’astre a embrumé. 

 Ce n’est pas par toi que je suis embrassé, 
Ce n’est pas à toi que mon sort est lié. 
Un nouveau chemin pour moi se préparant 
Du crépuscule à l’Orient. 

 Il m’est échu de toute éternité 
De m’envoler vers la muette obscurité. 
Rien à l’instant dernier 
À personne je ne vais laisser. 

 Mais pour ton monde, des hauteurs étoilées, 
Dans le repos, où dort le tonnerre 
Au-dessus de l’abîme, en deux lunes je vais allumer
 Deux yeux non crépusculaires. 
Sergueï Essenine, 1916. 

 Там, где вечно дремлет тайна… 
Там, где вечно дремлет тайна, 
Есть нездешние поля. 
Только гость я, гость случайный 
На горах твоих, земля. 
Широки леса и воды, 
Крепок взмах воздушных крыл. 
Но века твои и годы 
Затуманил бег светил. 
Не тобой я поцелован, 
Не с тобой мой связан рок. 
Новый путь мне уготован 
От захода на восток. 
Суждено мне изначально 
Возлететь в немую тьму. 
Ничего я в час прощальный 
Не оставлю никому. 
Но за мир твой, с выси звездной, 
В тот покой, где спит гроза, 
В две луны зажгу над бездной 
Незакатные глаза. 
1916 г.