5.6.24

"Classe dangereuse" de Patrick de Lassagne.


 

KISS OF THE WHIP

In Cardiff, off Saint Mary’s Street

There in the porn shops you could get

A magazine called Kiss of the Whip.

I used to pretend I’d had poems in it.

(…)

Grandfather could dock a black snake’s head…

Les Murray, 100 best poems.

 

         La langue cinglante de Patrick de Lassagne

         Le grand poète australien Les Murray (récente découverte de votre serviteur), fait ainsi claquer sa langue dans un sifflement de cravache… après avoir dardé un trait d’humour… Le Cardiff dont il parle, aux antipodes du Pays de Galles, est un bled paumé dans le Bush, où ni les serpents noirs ni le baiser du fouet ne sont des figures de style. Où les boutiques pornos sont près de la rue Sainte-Marie…

         Nono, Bûbuche, Catman, Banane et moi, on a déboulé sur le circuit. Première phrase — après un prologue funèbre — à enseigner à Normale Sup’, qui démarre sur les chapeaux de roues le superbe « Classe dangereuse » de Patrick de Lassagne (aux éditions de la Manufacture de livres). (Une première phrase, sachez-le, chères ouailles et futures Grandes Têtes Molles, ça doit être simple et cinglant). Ensuite, ça chicore d’entrée sur le circuit sauvage de Rungis, où se pointent les motards après le rencart de Bastille du vendredi, complètement illégal, auquel on accède par « une lourde défoncée, sas obligatoire».  Et la bande de blousons noirs entame ses avanies en chourant une bécane à l’arrache — il leur en manquait une, ça tombe sous le sens interdit. Puis « les béquilles raclent le sol dans une gerbe d’étincelles… »

         Je me souviens du rencart de Bastille, où l’on essayait de ne pas trop traîner, nous les rampants. Parmi les motards de bon aloi, on pouvait tomber sur des mauvais fers et des bandes de hors-la-loi, trois bandes de Hell’s concurrentes, chacune prétendant au titre, Crimée, Malakoff et la toute proche rue de Lappe, qui en abritait une et dont c’était le territoire. Mais on pouvait s’embourber de la came — ou en vendre. Alors on prenait le risque. C’est un peu la ritournelle de « Classe dangereuse » : une chance sur deux de mettre une trempe aux gadjos, une chance sur deux de tomber sur plus coriace que soi, deux chances sur trois de finir au violon. « Ciel noir de ma délinquance », me dit Patrick, lui du côté de la castagne et des Perfectos — à moi, du côté de la came et des vestons à col relevé. À l’époque, on aurait pu se croiser. Il aurait tenté de me braquer mon larf’ (vide), j’aurais essayé de lui vendre du speed, populaire chez les loubards.

         Bon Dieu, comme ça secoue de se replonger dans tout ça, les casseurs de machines à Treets dans le métro, les dépouilleurs de blousons, les embouts métalliques des santiagues à éviter d’encaisser niveau les bijoux de famille, dans la langue abrégée de ces temps-là, où le « T’façon » des rues, résumait nos fatalismes… Et le style de Patrick de Lassagne est sans temps morts. « …À la prochaine incartade c’était rideau », leitmotiv de nos années maudites. « On était vraiment dangereux — pour nous-mêmes… »

         Va falloir que j’me bride… Si je présente « Classe dangereuse » — quel titre ! — comme un « Traité du désespoir », Patrick va me regarder chelou… C’est vrai qu’on est loin de Sœren Kirkegaard… Pourtant… Dans la dérive sans issue et sans gloire particulière décrite dans son roman des abysses, le concret de la désespérance s’égrène, dans toute la vitalité, « Le sens de l’inutilité théâtrale et sans joie de tout » (Jacques Vaché), s’affichent les rêves mort-nés de nos générations pourries d’orphelins.

         Les téléramesques imbéciles qui ont détourné l’expression « roman noir » ( à l’origine désignant le roman gothique anglais du XIXème siècle) parce qu’ils rêvent d’Académie, peuvent se brosser pour atteindre un centième de la puissance percutante d’un bouquin comme « Classe dangereuse », fondé sur autre chose que leurs états d’âme de victimaires pleins aux as — mal décalaminés.

         Thierry Marignac, Juin 2024.