9.2.23

Le sabotage des pipelines Nord Stream selon Seymour Hersh

Seymour Hersh

         Dans un article que nos lecteurs anglophones pourront retrouver en accès libre au lien suivant : https://seymourhersh.substack.com/p/how-america-took-out-the-nord-stream

         Le légendaire et controversé journaliste Seymour Hersh, qui avait révélé le massacre de My Lai au Vietnam, les sévices de la prison d’Abou Graïd en Irak et tant d’autres choses, décrit la façon dont, selon lui, l’Amérique a saboté les pipelines Northstream 1 et 2. Le gouvernement américain dément. Le gouvernement russe sans adopter formellement les thèses de Hersh, déclare que ça mérite tout de même une enquête. On se souvient qu’en 1955, le Prince Borghese , créateur des nageurs de combat italiens, qui avaient coulé des bateaux britanniques à Gibraltar pendant la Seconde Guerre mondiale — avait réitéré avec la Marine soviet à Sébastopol, non plus pour Mussolini, mais pour le compte de l’OTAN.

Nous publions ci-dessous quelques extraits de l’article de Hersh, traduits de l’américain par Thierry Marignac :

 

         « Le Centre de Plongée et de Sauvetage de la Marine américaine se trouve dans un endroit aussi obscur que son nom l’indique — au bout de ce qui fut autrefois une route de campagne aux abords de Panama City, au sud-ouest de la Floride, à une centaine de kilomètres au sud de la frontière avec l’Alabama. Le complexe est aussi banal d’apparence que le lieu où il se trouve — une morne construction en béton post-Seconde Guerre mondiale.

         Ce centre entraîne des plongeurs en eaux profondes hautement qualifiés depuis des décennies qui, une fois assignés aux unités militaires américaines dans le monde entier, seront capables de plonger pour la bonne cause — se servant d’explosif C-4 pour nettoyer les ports et les plages  de débris et de mines non explosées — aussi bien que pour la mauvaise, comme de faire sauter des plate-forme pétrolières étrangères, saboter les valves de centrales électriques sous-marines, détruire les écluses des canaux cruciaux pour le trafic maritime. Le centre de Panama City, qui peut se vanter de posséder la seconde piscine par la taille des Etats-Unis, est l’endroit rêvé pour recruter les meilleurs et plus taciturnes diplômés de l’école de plongée qui ont réalisé avec succès l’été dernier ce qu’on les a autorisé à faire 260 pieds sous la surface de la Mer Baltique.

         En juin dernier, les plongeurs de la Marine, opérant sous le couvert des exercices de l’OTAN baptisés BALTOPS 22, avaient posé les explosifs radio-commandés qui, trois mois plus tard ont détruit les quatre pipelines Nord Stream, d’après une source ayant une connaissance directe du minutage de l’opération.



         Deux des pipelines, connus sous le nom de Nord Stream 1, avaient fourni l’Allemagne et une bonne partie de l’Europe occidentale en gaz naturel bon marché pendant plus d’une décennie. Une seconde paire de pipelines appelés Nord Stream 2, avait été construite mais n’était pas encore opérationnelle. À présent,  avec les troupes russes se massant sur la frontière ukrainienne et la crainte de la guerre la plus sanglante en Europe depuis 1945, le président Biden considérait les pipelines comme un véhicule permettant à Vladimir Poutine de servir du gaz comme d’une arme pour ses ambitions politiques et territoriales. »

         (…)

         « La décision de Biden de saboter les pipelines fut prise après plus de neuf mois d’un débat ultrasecret dans la communauté de la sécurité nationale à Washington sur la meilleure manière, d’accomplir cet objectif. Pour l’essentiel, la question n’était pas de remplir la mission ou non, elle était de la faire sans laisser d’indices sur l’identité des responsables de l’attaque.

         Il existait une raison bureaucratique vitale pour s’en remettre aux diplômés du centre de l’école de Plongée à Panama City. Ceux-ci ne dépendaient que de la marine exclusivement et ne faisaient pas partie du commandement des opérations spéciales, dont les opérations secrètes doivent être communiquées au Congrès, et expliquées à l’avance aux leaders du Sénat et de la Chambre des Représentants. L’administration Biden faisait tout son possible pour éviter les fuites tandis que les préparatifs avaient lieu fin 2021 et durant les premiers mois de 2022.

         Le président Biden et son équipe de politique étrangère avaient avec constance clamé leur hostilité  aux deux pipelines, qui couraient sur mille kilomètres sous la Mer Baltique à partir de deux ports au nord-est de la Russie près de l’Estonie, passant près d’une île danoise avant d’arriver en Allemagne du Nord »

         (…)

         « Nord Stream 1 était déjà assez dangereux aux yeux de l’OTAN et de Washington, mais Nord Stream 2, dont la construction avait été achevée en septembre 2021, aurait, s’il avait été approuvé par les régulateurs allemands, doublé la quantité de gaz bon marché vers l’Allemagne et l’Europe occidentale. Le second pipeline fournirait également assez de gaz pour la moitié de la consommation annuelle de l’Allemagne. Les tensions étaient constantes entre la Russie et l’OTAN, exacerbées par la politique agressive de l’administration Biden. »

         (…)

         « En décembre 2021, deux mois avant l’entrée des tanks russes en Ukraine, Jake Sullivan convoqua un réunion d’un nouveau groupe spécial — des hommes et des femmes, du commandement unifié, de la CIA, du ministère des Affaires Étrangères et des finances, demandant des recommandations sur la façon de riposter à l’invasion à venir de Poutine. »

         (…)

         « Ce qui devint bientôt clair pour les participants, d’après une source ayant une connaissance directe du processus en cours c’est que Sullivan souhaitait que le groupe conçoive un plan pour la destruction des deux pipelines et qu’il transmettait les désirs du président.

Lors des réunions qui suivirent, les participants discutèrent les diverses options pour mener l’attaque. La Marine proposa un nouveau sous-marin qui attaquerait le pipe-line directement. L’aviation parlait de lâcher des bombes disposant de fusées à retardement qu’on pouvait actionner à distance. La CIA affirmait que quoi qu’on fasse, il fallait que ce soit une opération secrète. Tout le monde comprenait les enjeux. « Ce n’était pas pour les mômes, a précisé la source. Si l’on pouvait remonter jusqu’aux Etats-Unis, c’était une action de guerre ».



(…)

« Pourtant, le groupe inter-agences restait sceptique sur l’enthousiasme de la CIA pour une opération secrète en au profonde. Il restait trop de questions sans réponse. Les eaux de la Mer Baltique étaient très patrouillées par la Marine russe, et il n’existait pas plate-forme pétrolière  pouvant être utilisée comme couverture pour une opération de plongée. »

(…)

« La Norvège était la base idéale pour une telle opération.

Durant ces dernières années de crise Est-ouest, l’armée américaine a grandement augmenté sa présence en Norvège, dont la frontière Ouest occupe deux mille kilomètres sur le nord de l’océan Atlantique et rejoint la Russie au-dessus du cercle polaire. Le Pentagone a créé des boulots lucratifs, signé des contrats, suscitant des controverses locales, en investissant des centaines de millions de dollars pour moderniser et agrandir les installations de la Marine et de l’aviation militaire en Norvège. Les nouveaux travaux comprenaient, c’est essentiel, un nouveau radar synthétique très loin au nord, capable de pénétrer profondément en Russie et prit effet juste au moment où les services secrets américains venaient de perdre tout accès à une série de systèmes d’écoute à longue portée en Chine. »

(…)

« Le commandant suprême de l’OTAN est Jens Stoltenberg, un anticommuniste convaincu, qui a été Premier Ministre de Norvège pendant huit ans avant de prendre son poste de haut rang à l’OTAN en 2014 avec le soutien américain. C’est un tenant de la ligne dure contre Poutine et la Russie qui a collaboré avec les services secrets américains depuis la guerre du Vietnam. Depuis, c’est quelqu’un à qui on fait entièrement confiance. »

(…)

« En mars, quelques membres de l’équipe allèrent en Norvège pour rencontrer le service secret norvégien et la Marine. Un des questions clés était de déterminer le meilleur endroit pour disposer les explosifs dans la Mer Baltique ».

(…)



« La Marine norvégienne ne fut pas longue à trouver l’endroit idéal, dans les eaux peu profondes au large de l’île danoise de Bornholm. Les pipelines d’étendaient sur plus d’un kilomètre et demi le long d’un fond marin qui n’était profond que de 260 pieds. Ce qui était à la portée des plongeurs qui, plongeraient à partir d’un dragueur de mines norvégien de classe Alta avec un mélange d’oxygène de nitrogène et d’Hélium et posaient des charges de C4 sur les quatre pipelines sans couverture de protection. »

(…)

« Le 26 septembre 2022, un avion P8 de la Marine norvégienne lâcha une bouée sonar au cours d’un vol de routine, semblait-il. Le signal se propagea sous l’eau à Nord Stream 1 et 2. Quelques heures plus tard, le puissant explosif C4 se déclencha et les quatre pipelines étaient hors service. »

(…)

« Juste après l’explosion des pipelines, les médias américains traitèrent l’événement comme un mystère non élucidé. Aucun grand journal américain n’a creusé les menaces proférées plus tôt par Biden et la Sous-Secrétaire Nuland »

(…)

« La couverture pour cette histoire était de toute beauté, dit la source. Derrière tout ça se cachait une opération secrète qui plaçait les experts sur le terrain et un matériel déclenché par un signal secret.

« Le seul défaut, c’était de prendre la décision de le faire ».


    Seymour Hersh

(Un lanceur d'alerte allemand confirme au lien suivant: https://lecourrierdesstrateges.fr/2023/02/10/un-lanceur-dalerte-qui-confirme-le-recit-de-seymour-hersh-sur-nordstream-par-thomas-roper/ sur abonnement, et à celui-ci en allemand, mais possible à traduire automatiquement en français: https://www.anti-spiegel.ru/2023/was-ein-whistleblower-mir-schon-im-2022-ueber-die-nord-stream-sprengung-mitgeteilt-hat/?doing_wp_cron=1676137642.0537300109863281250000)

P.S

En exclusivité pour nos lecteurs Antifixion a demandé un commentaire au légendaire Mark Ames (ex-rédacteur-chef d’eXile à Moscou et co-fondateur de la radio podscast WarNerd) sur les révélations de Seymour Hersh, qu’il connaît personnellement. Notre rédaction confiait notamment à Mark qu’à relire le papier de Hersh « It sounds so fucking believable… ». Voici sa réponse :

 

Hersh's story is solid, it's either very close to the full truth or the full truth. I have to be honest, I didn't think the US was this stupid. This is maybe stupider than Putin's attempt to take Kiev. DC blew up their own ally's critical pipeline that their economy depends on when the war was going great and Germany was already totally in the US pocket. Why would you fuck that up? It didn't make sense for me that either side would do this, but the downside for Russia doing it seemed a lot less than the potential downside for the US if it got caught. It's pretty clear the Germans already knew the US was behind it, that's why you started getting these leaks from "European officials" that Russia wasn't behind it. Just stupid stupid stupid, crazy stupid, it's a disease in all the ruling classes, maybe always has been I dunno, but this is shooting yourself when you're winning everything!

 

As for consequences, well since everything is so fractured, the mainstream here is ignoring Hersh and smearing him as a "conspiracy theorist" and "tankie". They hate him. But it doesn't matter, the cat is out of the bag. No matter how fractured, one good thing about the internet, this is global news and you can't bottle it up, you can keep it out of your elite media club and pretend it doesn't exist, but everyone else knows it does. So either it drops like a bomb in a major media publication (but they don't do that sort of journalism anymore), or it works like slow-acting poison coursing through the blood system.

 

La version de Hersh tient le coup, c’est soit  très proche de la vérité totale, soit la vérité totale. Pour être franc, je ne pensais pas que les Etats-Unis puissent être aussi bêtes. C’est encore plus stupide que la tentative de Poutine de prendre Kiev. Washington a fait sauter le pipeline dont dépend l’économie de leur propre allié, au moment où la guerre tournait à son avantage et où l’Allemagne était déjà complètement dans leur poche. Pourquoi foutre tout ça en l’air ? Que l’un ou l’autre camp commette cet attentat me semblait absurde, mais les désagréments pour la Russie semblaient bien moindres que pour les Etats-Unis si on les prenait sur le fait. Il est assez clair que l’Allemagne savait déjà que les Américains étaient derrière ce coup-là, c’est pourquoi on a commencé à obtenir des « fuites » venues « d’officiels européens » que la Russie n’y était pour rien. C’est simplement stupide, stupide, follement stupide, c’est une maladie dans toutes les classes dominantes, ça a peut-être toujours été le cas, je ne sais pas, mais c’est se tirer dans le pied au moment où on est en train de rafler la mise !

 

Quant aux conséquences, dans la mesure où tout est si fractionné, les média grand public ignorent Hersh et le traitent de complotiste. Ils le haïssent. Mais ça n’a pas d’importance le lapin est sorti du chapeau. Si fractionné qu’il soit, une bonne chose au sujet d’Internet, ce sont les actualités mondiales et on ne peut pas les mettre sous le boisseau, on peut les écarter du club des médias d’élite et prétendre que ça n’existe pas, mais tout le reste du monde sait que c’est faux. Alors soit,  ça atterrit dans un gros média (mais ils ne font plus ce genre de journalisme), soit ça agit comme un poison à retardement dans la circulation sanguine.



Mark AMES.