28.8.20

La véritable désinformation occidentale et ses mensonges martelés




         La France ayant la regrettable habitude de singer les USA avec quelques décennies de retard tandis qu’elle est méprisée à Washington, nous avons nous aussi notre version du « complot russe ». On a vu tout récemment un ministre français se ridiculiser en énumérant des assassinats qui n’ont rien à voir les uns avec les autres et dont certains ne sont pas élucidés, pour les attribuer, c’est commode, au locataire — enraciné, certes — du Kremlin. Quel rapport entre Politovskaïa, journaliste politique honnête, et un Litvinenko, transfuge d’un service secret ?… Que Moscou avait à peine nié, puisque tous les services secrets du monde liquident les traîtres quand ils en ont l’occasion, DGSE, CIA, ou MI5 ne faisant pas exception. Ou encore un Berezovski, connu pour ses liens avec la pègre tchétchène, et ses hautes trahisons – il était alors proche du pouvoir — en faveur de celle-ci pendant les deux guerres, les trafics d’émeraudes et de pétrole dans lesquels il trempait étant un secret de polichinelle. Mais ici comme ailleurs on table sur l’ignorance et les préjugés entretenus du grand public. Les journalistes Yasha Levine et Mark Ames ont tenté chez eux de lever le voile sur l’histoire très sombre de l’ingérence américaine dans les affaires russes au cours des années 1990. Levine raconte ci-dessous ce qu’il en est résulté. Que les Français s’abstiennent de tout satisfecit. Le conformisme de l’édition en France n’a rien à envier au Grand Frère.
         (Traduit de l’américain par Thierry Marignac)



         ÉTATS-UNIS ET RUSSIE DANS LES ANNÉES 1990 : VOILÀ À QUOI RESSEMBLE VRAIMENT L’INGÉRENCE :
         Il est difficile d’imaginer un contrôle plus direct  sur le système politique d’un pays étranger — sauf si on l’occupe militairement.
         Yasha Levine, 27 août 2020.

         « Nous avons créé un atelier virtuel ouvert pour le pillage à un niveau national et pour la fuite des capitaux par centaines de milliards de dollars, et le viol des ressources naturelles et des industries sur une telle échelle, que je doute que ce soit survenu auparavant dans l’histoire de l’humanité »
         E.Wayne Merry, officiel de l’ambassade des Etats-Unis à Moscou dans les années 1990.

         Il y a environ un an et demi Mark Ames et moi avons rédigé une modeste proposition de livre sur une histoire de l’ingérence des États-Unis dans la vie politique russe.
         L’histoire que nous voulions raconter commençait au début de la Révolution Bolchevique, lorsque l’Amérique et ses Alliés occidentaux intervinrent dans la Guerre Civile russe aux côtés des Russes Blancs — envoyant environ 15 000 soldats sur le terrain, tuant et emprisonnant les soldats de l’Armée Rouge.
         Mais le cœur de notre récit se focalisait sur les années 1990, lorsque les États-Unis — et en particulier l’administration Clinton — intervenaient dans les affaires intérieures de la Russie à un degré de profondeur tel que le mot « ingérence » est insuffisant pour décrire le phénomène, au sens où l’on entend d’habitude le mot « ingérence ». Il s’agissait plutôt d’une relation coloniale entre une superpuissance conquérante et un État vassalisé par la défaite. Et c’était exactement ce qu’était la Russie à ce moment-là : un État colonisé.
         Jusqu’où allait la soumission de la Russie à l’Amérique ? Eh bien, que l’on considère ceci : grâce des transcriptions récemment « déclassifiées », nous savons qu’en 1999, Boris Eltsine appela Bill Clinton  pour lui dire que Vladimir Poutine serait l’homme de son choix pour lui succéder, des mois avant que quiconque en Russie n'en soit averti, et demanda son approbation.
         Le plus choquant dans ce dialogue, c’est que Clinton donne à Eltsine son accord tacite pour truquer l’élection et installer Vladimir Poutine au pouvoir. La Russie n’était-elle pas censée avoir fait sa transition démocratique, et celle-ci n’était-elle pas censée représenter le plus grand succès de Clinton en politique étrangère ? Comment Eltsine pouvait-il simplement adouber l’homme de son choix et le désigner comme « le prochain président russe en 2000 » ? Étant donné que Clinton avait permis à Eltsine de voler l’élection en 1996, il sait très bien comment et ça ne le gêne absolument pas.
         Le plus triste, c’est que l’aplatissement d’Eltsine devant Clinton pour lui dire qui il allait installer comme président, n’est même pas si choquant que ça, comparé à tout ce qui se passait à l’époque.
         Les gens ne se souviennent plus aujourd’hui que pendant toutes les années 1990, l’Amérique s’est ingérée dans la politique intérieure de la Russie de toutes les manières possibles : elle a participé au truquage des élections, déversé des fonds impossibles à tracer, a facilité l’aide internationale pour permettre à « nos hommes » de rester au pouvoir, financé les militants de l’opposition, blanchi d’horribles violations des Droits de l’Homme… L’Amérique a tout fait. Elle aussi participé à la structuration de l’appareil d’État et des marchés de capitaux.
         Il est difficile de concevoir un contrôle plus direct du système politique d’un pays étranger – à l’exception d’une occupation militaire.
         Comme Mark et moi l’écrivions :
         « Ce que les experts en politique étrangère semblent avoir oublié, c’est qu’à la suite de l’effondrement de l’URSS, l’État américain jouissait d’un pouvoir inégalé en Russie. Cet État nouvellement indépendant croulait sous la dette, mendiant des aides et des prêts pour pouvoir ne serait-ce que nourrir sa population, prêt à tout pour s’allier à l’Occident. Le pays n’avait pas été aussi vulnérable depuis la Révolution Bolchevique — tandis que les États-Unis, vainqueurs de la Guerre Froide, étaient à leur zénith. Ce fut pendant ce bref et monstrueux intervalle de l’Histoire — lorsque le rapport de forces entre Washington et Moscou était aussi extrême qu’entre un colonisateur et un colonisé — que l’Amérique fit pression avec tout son arsenal financier, politique et culturel pour contraindre la Russie à se « transformer » selon les diktats et les intérêts de Washington."

         Les vastes richesses du pays furent privatisées et concentrées dans les mains d’une poignée d’initiés bien placés. Des millions de gens furent précipités dans la misère et la prostitution. Des millions moururent prématurément. The Lancet estime que 4 millions de gens périrent dans la première moitié des années 1990 à la suite des réformes néo-libérales et hyper-capitalistes imposées  par Washington. Paul Klebnikov, le journaliste à scandales  du magazine Forbes assassiné à Moscou en 2005, compara le nombre des victimes à celui des famines organisées par Pol Pot et Staline. Et pourtant la complicité de l’Amérique dans ce crime a été effacée de l’Histoire.
         Il existe une autre conséquence de cette ingérence  que nos médias et notre personnel de politique étrangère préfèrent oublier : l’intervention américaine dans la démocratie russe naissante a permis de transformer une jeune république parlementaire avec une présidence faible pour en faire le système autoritaire de gouvernement centralisé qui existe aujourd’hui — un système que Vladimir Poutine a utilisé pour conserver le pouvoir depuis vingt ans. Nous y sommes : les Américains ne réalisent pas que Poutine est un « monstre » qu’ils ont eux-mêmes fabriqué.
         Nous nous en tiendrons là pour le moment. Mais la raison pour laquelle ce livre n’est pas en rayon, c’est que personne dans l’édition ne voulait toucher à un sujet aussi brûlant.
          Avant que nous ne nous mettions  à essayer de vendre le livre, notre agent était certain que ce serait un succès auprès des éditeurs et qu’on nous offrirait des monceaux de fric pour l’écrire. D’après lui, notre livre offrait une importante contribution historique, remède à l’hystérie américaine sur « l’ingérence russe » infectant notre vie politique depuis que Trump a gagné les élections. Il était certain que les éditeurs étaient prêts à envisager quelque chose de ce genre — notamment parce que la thèse du complot, de la collusion Trump-Russie que Robert Mueller était censé dévoiler commençait à s’effondrer.
         Mark et moi n’étions pas si sûrs que notre livre serait si bien reçu.
         Depuis la victoire de Trump notre culture a été submergée par la panique de l’élite à l’égard de la « Russie » et des « Russes ». Qui a maintenant pris des proportions de déchaînement xénophobe, et il est à présent tout à fait normal — et même respectable — de bombarder les lecteurs et spectateurs de toutes sortes de complots fantastiques et racistes qui profilent de ténébreux Russes infectant « notre »  société, rôdant derrière tout ce qui va mal en Amérique et dans le monde.
         Qui donc aurait pu souhaiter qu’on lui rappelle ce chapitre meurtrier et cynique de la politique étrangère américaine ? Se souvenir que leur gouvernement de centre-gauche — les Démocrates version Clinton, pas moins — avait aidé à plonger la Russie dans la ruine, l’assassinat et l’appauvrissement de millions, contrôlé la création d’une vaste oligarchie et d’un puissant État autoritaire ?
         Ce n’était pas un sujet populaire — au contraire, particulièrement impopulaire aujourd’hui où la Gauche Américaine Morale est censée lutter pour sa survie contre la Horde Mondialisée Russo-Mongole. Bon Dieu, les mêmes Démocrates à la Clinton qui ont détruit et pillé la Russie sont maintenant présentés comme le seul salut de l’Amérique — ressemblant de plus en plus à la Russie oligarchique néo-libérale et privatisée… leur créature.
         Mark et moi et moi avions raison. Aucun éditeur ne voulait y toucher.
         Le livre fut refusé par la plupart aussitôt. Un éditeur simula l’intérêt, manifestement pour nous avoir au téléphone et discuter de la collusion Trump-Russie. Nous l’entendîmes prendre une grande inspiration choquée lorsque nous lui répondîmes qu’il n’y avait certainement pas grand-chose derrière cette histoire. Je suis sûr qu’il est allé voir ses collègues et s’est moqué de nous d’être aussi crédules et de tomber dans le panneau de la propagande russe. « On ne publierait jamais un truc pareil ! Je suis sûr que ce voyou du KGB les paie pour dire ça ».
         Une entrevue avec un petit directeur de collection d’un grand éditeur de Manhattan qui nous abreuva de paroles  en nous confiant son admiration pour le livre et à quel point il était content d’avoir en main quelque chose d’aussi agressif et anti-establishment — fut ce que nous obtînmes de plus proche d’une offre. Il disparut dès que nous lui demandâmes quelque chose de concret.
         C’était une expérience instructive sur le conformisme absolu de l’industrie éditoriale américaine. Voilà le fameux marché ouvert des idées.
         Quoi qu’il en soit, Mark et moi n’avons probablement aucune chance à présent d’écrire ce livre. Mais nous y avions beaucoup travaillé et son enterrement m’a déprimé.
Un roman sur le même sujet

         Mark vivait en Russie pendant une bonne partie de cette période. Il a traversé personnellement de grands morceaux de cette histoire, et a des aperçus extraordinaires sur cette époque. Peu de gens peuvent en dire autant. En ce qui me concerne, j’étais à San Francisco avec ma famille faisant de mon mieux pour m’intégrer comme un « véritable Américain » à l’école, totalement oublieux de ce qui se passait dans la Mère Patrie. Ma famille avait quitté Leningrad en 1989, arrivant l’année suivante en Amérique. Fouiller dans cette histoire oubliée m’aide à remplir les blancs sur le monde post-soviet que nous avions laissé derrière nous.
         La réalité est que personne ne connaît cette histoire. Et elle n’est pas jolie. Elle montre l’Amérique telle qu’elle est, pas comme elle se voit :
         L’Amérique — à un moment où elle aurait pu faire à peu près ce qu’elle voulait en Russie — a choisi l’option la plus vile et la plus barbare. Elle a supervisé le meurtre de masse, le vol et le pillage à une échelle comparable aux temps de guerre. Et a refusé d’en prendre la responsabilité, personne dans les sphères du pouvoir n’a même reconnu que ça s’était passé comme ça. En réalité tout ce qu’a fait l’Amérique a été de blâmer la victime : ces Russes sont trop primitifs et trop asiatiques. Ils sont trop esclaves pour la démocratie. C’est dans leur ADN. Si tout est allé de travers, c’est de leur faute.
         Bref, jusqu’à ce que nous sachions quoi faire de toute cette matière, j’en publierai des extraits. Je commencerai sans doute par un extrait du premier chapitre du livre. Il s’agit de la façon dont l’Amérique s’est ingérée dans les premières élections démocratiques en Russie (1996), et a permis à Boris Eltsine de l’emporter.

         Yasha Levine (à suivre).