16.5.14

L'Ukraine, jouet des politiciens, le monde à l'ombre des majorités silencieuses

Notre ami Mark Ames, se fend d'une analyse en profondeur sur la néo-guerre froide que nous proposent les propagandes. Nous ne sommes pas forcément en accord avec son analyse dans tous les détails, mais contrairement aux ratiocinations des laquais de toutes obédiences, elle a le mérite d'être fouillée et comme toujours d'une intelligence qui fait du bien. Les lecteurs anglophones peuvent la retrouver au lien ci-dessous :
http://pando.com/2014/05/14/sorry-america-the-ukraine-isnt-all-about-you/

Scoop de dernière minute : Les médias occidentaux ont fait l'impasse sur les soupçons pesant sur les fameux tireurs d'élite de Maïdan tuant indifféremment policiers et manifestants, attribuant cette tuerie aux Verkout,  malgré la conversation entre la ministre des Affaires Étrangères de l'UE, l'infâme Catherine Ashton et Poets,  ministre des Affaires Étrangères d'Estonie, aussitôt imputée aux services spéciaux russes. Or, d'après une enquête indépendante, il semble que ces tireurs dont l'action a enflammé les foules soit d'une origine indéterminée, mais certes pas Verkout. Le parlementaire ukrainien qui a mené l'enquête est un partisan du nouveau pouvoir, cependant, il a l'air honnête (!), inouï !…
Nos petits Don Quichottes de salon assis sur leurs prébendes médiatiques politiquement correctes, si prompts à dénoncer le "fascisme" qui leur assure des rentes, devraient parfois retourner leur langue dans la bouche sept fois comme assure le fameux dicton, et vérifier leurs sources d'information. Ce dont on peut voir une preuve au lien suivant, fourni par ce cher Mark Ames :
http://scgnews.com/ukrainian-mp-investigation-shows-no-evidence-snipers-in-kiev-were-police?utm_source=share-tw%20#Ukraine%20via%20@SCGnews”


DÉSOLÉ, AMÉRIQUE, LA SITUATION EN UKRAINE N’A PAS GRAND CHOSE À VOIR AVEC TOI…  
Par Mark Ames
(Traduit par TM)      

À mesure que la crise ukrainienne s’enfonce plein pot dans un bain de sang et la guerre civile, il semble que nous soyons plus désemparés encore qu’au début de la crise. Il s’agit là d’un plus petit commun dénominateur, et les conséquences de notre confusion sur ce qui motive les diverses parties en présence peuvent se révéler catastrophiques pour tout le monde.
         Le problème le plus grave, c’est que tous ceux qui déraillent sur Poutine et l’Ukraine ne profilent leur analyse qu’à travers une lentille très étroite, très américanisée, comme si la seule chose qui importe là-bas, c’était nous, l’Amérique. Soit Poutine se comporte diaboliquement parce qu’il craint l’empire américain de la liberté, soit il agit d’une façon parfaitement rationnelle parce que l’empire américain du mal l’a acculé, l’obligeant à annexer la Crimée et à soutenir les séparatistes pro-russes.
         D’autres « experts » anglo-américains contextualisent les agissements de Poutine comme si on jouait à une version sophistiquée de Risk. Dans cette façon de voir, soit Poutine suit son besoin génétique de ressusciter le vieil impérialisme russe, conquérant un territoire perdu parce qu’il a tant souffert durant tant d’années, comme un homme cherchant à retrouver un membre amputé ; ou bien, inversement, les partisans de Poutine prétendent qu’il assure une zone-tampon pour protéger à juste titre les intérêts russes contre l’invasion américano-occidentale.
         Chacune de ses versions comporte une part de vérité, mais elles ont en commun une énorme négligence : quel rôle joue la politique intérieure russe dans celle que Poutine mène en Ukraine ? Et puisqu’on en est là, quel rôle joue la politique intérieure ukrainienne dans les mesures prises par le dirigeant par intérim Tourchinov ou celles de Yarosh ?
         Tous les journalistes tacherons savent que la politique est toujours locale, mais ils appliquent rarement cet adage au reste du monde. La raison, en ce qui concerne la Russie, est évidente : nous n’avons aucune compréhension de cette partie du monde, et nous n’y portons que peu d’intérêt, sauf lorsqu’elle nous fournit des munitions pour nos querelles intestines. Les meilleures, les plus brillantes de nos élites de politique étrangère n’ont jamais beaucoup différé du point de vue péquenaud du colonel de la guerre du Vietnam dans Full Metal Jacket :
         On est là pour aider les Vietnamiens, parce qu’il y a un Amerlock caché dans le cœur de chacun de ces niaquoués, qui ne demande qu’à sortir.
         Il est beaucoup plus simple d’analyser la politique du Kremlin en Ukraine avec l’hypothèse que l’Amérique pèse dans l’esprit de chaque décision de Poutine — parce que, Bon Dieu, nous pesons dans nos propres esprits 24 heures par jour, il est clair que sommes sûrement une obsession pour tout le monde.
         Pour comprendre les agissements de Poutine sur le plan politique intérieure, il faut songer à son retour au Kremlin, annoncé en 2011, effectif en 2012. Ce retour n’avait rien à voir avec ses huit premières années au Kremlin. À cette époque, le soutien de Poutine se trouvait majoritairement dans les élites bourgeoises libérales et urbaines. Poutine les a perdu en 2011. Son soutien vient à présent de la Majorité Silencieuse russe.
         Sa politique a changé de même que ses points d’appui.

         Revenons un peu en arrière, en 1999-2000, lorsque Poutine est arrivé au pouvoir. L’affreuse vérité refoulée est que Poutine a pris les rênes grâce au soutien enthousiaste des ultra-libéraux russes — ceux de St-Pétersbourg, et aussi nombre de libéraux de l’intelligentsia moscovite. Le mentor de Poutine en politique n’était autre que Anatoly Sobchak — Poutine était son adjoint au maire et son chien de garde. Les liens très anciens de Poutine avec le « clan de St-Pétersbourg » qui a conçu et supervisé les brutales réformes du marché russe sous Yeltsine sont plus significatives encore. Celui-ci avait Anatoly Tchoubaîs pour dirigeant, le Russe favori de l’USAID (ainsi que celui de Larry Summers, qui, de notoriété publique, parla du clan Tchoubaïs, dirigeant l’économie désastreuse de Yeltsine, comme d’un Dream Team).
         Lorsque Poutine accéda au pouvoir pour la première fois, il était soutenu non seulement par Tchoubaïs mais aussi par tous les néo-libéraux du marché libre de St-Pétersbourg, comme un Pinochet qui protégerait et ferait la promotion des réformes capitalistes en Russie. Tchoubaîs loua Yeltsine d’avoir démissionné du Kremlin et d’avoir nommé Poutine à sa place :
         C’est une décision remarquable, très précise, profonde, et en dehors de tout autre chose, très courageuse.
         L’équipe  Économie de Poutine était bourrée de libéraux de Pétersbourg :  German Gref, Alexeï Koudrine, Andreï Illarnionov (aujourd’hui membre de l’institut CATO), et le principal parti politique ultra-libéral, le SPS, soutint la première course à la présidence de Poutine  en 2000.
         Mais ce n’était pas uniquement le Clan pro- marché libre de St-Pétersbourg qui soutenait Poutine. Le leader de la Jeunesse Antifasciste Pyotr Kaznatcheïev a rejoint l’équipe du Kremlin comme conseiller économique jusqu’en 2005 (il est aujourd’hui associé dans un firme de conseil en pétrole et minerai). Et Yevguenia Albats, principale adversaire et critique des abus du KGB dans les années 1990, auteur du livre « L’État dans l’état », soutint Poutine, six mois après qu’il ait lancé sa guerre sans merci en Tchétchénie, poussant d’autres personnalités de gauche à mettre leurs appréhensions de côté (ainsi que leurs principes) pour être derrière Poutine. Dans l’article de Albats, intitulé « Le CV KGB de Poutine fait-il de lui un Staline ? », Albats écrivait :
         Je ne peux m’empêcher de remarquer que le jugement qu’on accumule sur Poutine en raison de son passé KGB ressemble au jugement que le KGB lui-même déversait sur bien des citoyens soviétiques — moi-même y compris — au temps des mauvais jours.
         Ceux qui connaissent bien Poutine le décrivent presque sans exception comme un homme d’une honnêteté exceptionnelle, dont la vie privée est très humble et profondément religieuse.
         Donnons une chance à Vladimir Poutine. Ne l’acculons pas là où il n’aura aucune raison de prouver qu’il peut faire mieux que certains n’attendent de lui. Donnons une chance à la Russie.
         De nos jours, comme on pouvait s’y attendre, Yeguenia Albats est une des critiques de gauche de Poutine les plus farouches. Comme tant d’autres libéraux qui soutenaient la prise de pouvoir de Poutine au Kremlin, avant de se retourner contre lui, lorsqu’il se révéla être le « mauvais » genre de Pinochet — le Pinochet qui se passait de leurs services.
         Perdre le soutien de l’intelligentsia libérale moscovite n’était pas un problème politique pour Poutine lorsqu’il quitta le poste de président en 2008, parce que leurs griefs n’avaient nul effet sur la classe yuppie en pleine croissance de Moscou et d’une poignée d’autres grandes villes. Dans un pays aussi hiérarchisé que la Russie, il est difficile de trop insister sur l’importance qu’avait pour Poutine de marginaliser et contenir l’opposition politique de l’intelligentsia, pour qu’elle ne contamine pas la toute nouvelle « classe gestionnaire » : légions d’attachés de presse et de communication politiquement apathiques, managers, avocats, techniciens, etc.
         Ce qui compte, c’est de souvenir d’une chose : l’intelligentsia libérale russe, et ses classes de yuppies des grandes villes sont numériquement faibles et détestées par le reste de la Russie. Cette haine est fondée : les libéraux de l’intelligentsia et les yuppies de Moscou sont des snobs élitistes qui transformeraient n’importe qui en bolchevique. Les snobs élitistes ne sont pas seulement les nouveaux riches —  les mémoires de la journaliste dissidente Elena Trebugova mêlent à sa rancune contre Poutine son mépris moscovite contre ce qu’elle appelle les « Aborigènes » qui occupent les onze fuseaux horaires du reste de la Russie. Trebugova arborait son mépris pour les « Aborigènes » de Russie en se moquant d’eux qui étaient trop pauvres et trop sauvages pour faire la différence entre leur orange pressée bien aimée, et un jus d’orange industriel. Et je n’invente rien.
         Le mépris affiché par Trebugova est typique de l’intelligentsia libérale. Stephen Cohen citait des intellectuels moscovites connus qui imputaient la faute de la misère et du malheur de la Russie post-soviétique aux masses russes qui ont souffert le plus : « Le peuple est le problème majeur de notre démocratie », disait l’un d’eux ; un autre attribuait les échecs des réformes vers l’économie de marché à une « Pourriture dans l’ADN ». Alfred Kokh, un libéral de Pétersbourg, limogé par Yeltsine pour avoir reçu des pots-de-vin des banques alors qu’il dirigeait le comité de la privatisation, se réjouissait ouvertement du malheur subi par les masses russes après l’effondrement des marchés financiers en 1998, lorsque celui-ci obligea des millions de gens à cultiver des légumes  dans leur jardin pour subsister :
         « Les masses russes qui souffrent depuis si longtemps, n’ont à s’en prendre qu’à elles-mêmes… Le peuple russe n’a que ce qu’il mérite ».
         Politiquement, cela signifie onze fuseaux horaires de rancune inassouvie, encerclant un îlot de richesse et d’élitisme libéral — Moscou.

         LE VÉRITABLE PROBLÈME : L’INÉGALITÉ DU PARTAGE DES RICHESSES, LA RUSSIE EST LE PAYS DU MONDE OÙ L’ÉCART ENTRE RICHES ET PAUVRES EST LE PLUS FLAGRANT.
         La plupart des Russes en âge encore vivants se souviennent de l’époque soviet lorsque l’écart entre riches et pauvres était si minuscule qu’il se mesurait en privilèges plutôt qu’en yachts de luxe. C’est ce que disent les Russes lorsqu’ils disent au sondeurs qu’ils préféraient l’Union Soviétique et se lamentent encore sur son effondrement. Les tâcherons paresseux interprètent ces sondages comme une preuve de plus que les Russes sont toujours de hideux impérialistes, et regrettent la joie mauvaise d’avoir un Pacte de Varsovie pour rouler leur caisse. Contre toute évidence : les Russes vivaient plus longtemps et plus facilement sous la férule soviet et se sont mis à mourir par millions dès qu’on a introduit le capitalisme dans leur vie, lorsque la misère a déferlé chez eux, et qu’ils se sont retrouvés dans le pays qui accusait les pires inégalités au monde.
         (Et cela ne concerne pas que les Russes : dans un sondage Gallup publié l’année dernière, une majorité d’Ukrainiens déclaraient que l’effondrement de l’URSS avait été plus préjudiciable que profitable à l’Ukraine).
         Pour l’outsider, ce sont des problèmes politiques exigeant une solution. Mais pour un animal politique du calibre de Poutine ce réservoir de rancune et de nostalgie est potentiellement une fondation monumentale pour le pouvoir : la Majorité Silencieuse russe. Quoique Poutine lui ai jeté beaucoup de grain à moudre au fil des années, le Kremlin n’a jamais conçu sa politique selon la Majorité Silencieuse, parce qu’il n’a jamais été forcé de le faire. On pensait que quelque soient le désespoir et la rancune des « aborigènes » russes de province, ils ne représenteraient jamais un danger sérieux pour la puissance siégeant au Kremlin. Les libéraux de Moscou et la « classe managériale » étaient beaucoup plus pris au sérieux.
         La décision surprise de Poutine en 2007 de nommer un libéral de St-Pétersbourg pour lui succéder, Dimitri Medvedev, démontrait l’importance qu’avait la démographie yuppie/libérale dans ses calculs politiques. Tout le monde s’attendait à ce qu’il désigne une figure liée aux services de sécurité, ne serait-ce que pour sa propre protection. Son choix du bien-aimé, libéral,  Medvedev n’était pas seulement dicté par le fait que Medvedev ne représentait pas de menace pour lui ; il reflétait aussi la Russie désirée par les libéraux : civilisée, cultivée, européenne, élevée dans le centre-ville de St-Pétersbourg réservé à l’élite. Pendant quelque temps, ce plan a fonctionné ;  beaucoup de libéraux et de yuppies des grandes villes furent impressionnés, satisfaits, et entretenaient l’espoir que Medvedev pourrait être gagné à leur cause, puisqu’il était l’un des leurs. Faire plaisir aux libéraux des grandes villes, ou du moins les empêcher de se retourner contre lui était un des points clés de la politique de Poutine.
          Ce fantasme — selon lequel Medvedev n’était pas un laquais de Poutine, ou bien que son siège au Kremlin signifiait que la Russie était européenne vola en éclat fin 2011 lorsque Poutine annonça que le petit jeu était fini : il échangeait les places avec Medvedev, retournait au Kremlin, et le seul choix qui s’offrait aux Russes était de s’incliner dans un vote rituel.
         Ce calcul de politique intérieure changea en décembre 2011, lorsque des dizaines de milliers de jeunes Moscovites descendirent dans la rue pour une « révolution de la classe managériale » protestant contre la façon grossière dont Poutine se réinstallait au Kremlin. La façon dont Poutine, pendant tant d’années, les avait berné – insistant sur le fait que la Russie était « civilisée » et démocratique à sa manière spécifique, mi-européenne, mi-russe — ce qui était exactement ce qu’ils avaient envie d’entendre. Il voyagent souvent en Occident. Il est difficile d’expliquer l’importance que revêt ces voyages en Occident pour la « classe managériale ». Ils pouvaient garder la tête haute en voyageant en Occident pendant le premier terme de Poutine, parce que, sur le papier au moins, Poutine suivait les règles en vigueur. Lorsqu’il quitta son poste et nomma Medvedev, ce fut une confirmation supplémentaire que la Russie n’était pas si éloignée de l’Europe « civilisée » que le clamait l’opposition libérale.
         Mais lorsque Poutine annonça qu’il intervertissait les sièges avec Medvedev, la terrible réalité frappa de plein fouet la « classe managériale » urbaine. On les avait dupés. Et ils étaient furieux. Je me souviens des premières éruptions de rage yuppie sur Internet les premiers jours, bien que je n’ai pas mesuré l’ampleur de cette rage, au début. Ils considéraient que Poutine leur avait déclaré la guerre. Il les avait certainement humilié. Pire encore, les Européens allaient juger que la « classe managériale » accro aux voyages vivait dans une sorte de Boratastan. Leur humiliation ne pouvait s’effacer avant que le dirigeant ne soit chassé du pouvoir. Brusquement, les Moscovites dans le coup déferlaient dans les réseaux sociaux, enragés contre Poutine. Je croyais qu’ils bluffaient. Les Yuppies ne descendent pas dans la rue. En Russie moins qu’ailleurs.
         L’annonce de Poutine survint en octobre 2011. Deux mois plus tard, des élections frauduleuses précipitaient des dizaines de milliers de jeunes Moscovites dans la rue, pour se battre avec la police anti-émeute. Il s’agissait moins de fraude électorale — toutes les élections russes ont été frauduleuses depuis que Yeltsine s’est fait réélire en 1996 contre toute attente, et le vote de la Douma en décembre 2011 tombe dans cette catégorie. — que de l’humiliation de voir votre despote jeter sa tyrannie à votre visage de bourgeois.  Un gros titre du New York Times la résumait : « Stimulée par Poutine, la classe moyenne russe se retourne contre lui ».
         Lors des protestations yuppies massives à Moscou, je me souviens d’un moment-clé qui donnait un aperçu de la nouvelle stratégie politique du Kremlin. Des légions de jeunes pro-Poutine déferlèrent sur Moscou, et les autochtones mirent en garde contre les provocateurs qui déclencherait la répression. Mais dans une vidéo, je vis une confrontation sur la place Maïakovski entre les yuppies moscovites et les jeunes pro-Poutine. Les Moscovites se mirent à hurler et se rendirent compte que les pro-Poutine venaient de la province méprisée. Leur vêtements, leurs coupes de cheveux, leurs expressions trahissant le malaise de ne pas être chez soi. Les riches Moscovites les chassèrent. Les instruments de Poutine retournèrent à leurs autocars pourris, pour le long trajet jusqu’à leurs appartements provinciaux pourris.
         Difficile de savoir comment Poutine s’est décidé à appliquer une stratégie à la Nixon et à faire appel à la Russie profonde, mais je suis certain qu’il a été choqué par l’ampleur des protestations de masse dirigées contre lui en décembre 2011.
         Ce long détour me ramène à mon propos : comprendre Poutine parce que « toute politique est locale ». Il s’est aliéné la classe yuppie des grandes villes d’importance vitale. Il existe beaucoup de moyens pour un autocrate dans un pays où la démocratie est une façade de répondre à une telle situation. Poutine a choisi une politique qui satisfait la Majorité Silencieuse. Ce qui signifie faire appel à leur rancune et alimenter la guerre culturelle entre le Moscou du libéralisme et les masses retardataires et craintives du reste des onze fuseaux horaires. Exploiter les différences énormes qui existent entre les libéraux de Moscou et le reste du pays qui les déteste.
         La Majorité Silencieuse attend sa revanche depuis deux décennies, celle-ci est en marche, et c’est pas joli-joli.
         (…)
         Ce qui m’amène à Poutine et à l’Ukraine. Il va sans dire que Poutine n’a pas prévu cette crise. Son homme-lige était au pouvoir à Kiev. Mais Poutine a exploité la situation, transformant une défaite humiliante en février en une victoire politique pour la Russie en accomplissant ce que la Majorité Silencieuse désirait qu’il fasse : jouer les redresseurs de torts, ventiler sa rancune non-stop contre l’Occident et les fascistes d’Ukraine de l’Ouest, et que les Occidentaux aillent se faire foutre.
         Personne ne peut trouver aucun réconfort à l’Ouest dès qu’il remet les actions de Poutine dans le contexte d’une politique locale. Soit dans notre guerre par procuration dont l’Ukraine est la victime, Poutine  cherche à reconstruire l’Empire du mal, ce qui signifie qu’on doit y mettre un terme dès à présent, soit Poutine se contente de réagir face à notre agression (ou encore, selon l’idée fausse partagée par certains, écœurés de l’interventionnisme américain, Poutine défie l’Empire américain d’une façon héroïque, agissant comme contrepoids).
         En réalité, il rassemble sa nouvelle base politique en serrant la vis de ce qui restait de la Russie libérale, prenant le contrôle d’internet et des quelques sites média d’opposition, et alimente la guerre culturelle contre les les libéraux, les gays, l’Occident décadent… Le fait que nous, les USA et l’UE et quelques milliardaires, ayons financé des groupes extrémistes violents liés aux fascistes ukrainiens et aux russophobes, n’a fait que faciliter la politique intérieure de Poutine. On s’en aperçoit après le massacre et l’incendie d’Odessa qui a fait plus de 40 victimes chez les pro-russes : même Navalny a du se taire.
         La vitesse acquise, l’élan des élites libérales/yuppies appartient au passé. Dans le reste du pays la popularité de Poutine est au plus haut.
         Alors si Poutine n’est ni le héros contrepoids hostile à l’impérialisme américain, ni l’impérialiste néo stalinien, mais plutôt en train de jouer un jeu pervers de politique à la Nixon, que devrait faire l’Occident ?
         La réponse est facile : rester à l’écart de la Russie pendant un moment, la politique nixonnienne ne fait que commencer et elle va s’aggraver. La Russie est connue pour sa propension à se replier sur elle-même d’une façon qui nous semble étrangère et morbide, un phénomène souhaité par la Majorité Silencieuse, mais personne d’autre. (Nos sanctions n’ont fait qu’accélérer le processus d’isolationnisme).
         La Majorité Silencieuse américaine, à l’époque Nixon, était complètement cinglée, elle applaudissait quand on mitraillait les étudiants sur les campus. 80% des Américains soutenaient le lieutenant William Calley, l’officier responsable du massacre des civils à My Laï.
         Désolé l’Ukraine, mais vous êtes niqués. Il ne s’agit de vous qu’à peine. Comme d’habitude, c’est de nous qu’il s’agit réellement.

Mark Ames.