29.9.13

Limonomaniaque

http://mtrpl.ru/ded
Au lien ci-dessus, on peut trouver la version russe de l'article traduit ci-dessous. À Antifixe, il nous a bien fait rigoler, rappelant un vieil article du magazine hip-hop noir  Vibe, dans lequel Bonz Malone, marlou noir roi de la matraque, devenu journaliste après quelques séjours à la prison de  Riker's Island racontait son admiration pour Sinatra dans un papier intitulé: The Duke. Le rital d'Hoboken impressionnait le petit gangster black du Bronx : Ava Garner, Sam Giancana, Fat Tony Salerno (cet ex-garde du corps de Sinatra répondit au juge qui l'engueulait de s'être endormi à son procès:" La dernière fois que j'ai ouvert l'œil, Monsieur le juge, vous m'avez condamné à un siècle…") les smokings, les femmes, la pègre et les Oscars. Damn !… s'était dit Bonz Malone, la classe !…

On verra ici le même exercice, Limonov comme icône hip-hop, par un journaliste russe de rap. 
   Le réel tel qu'il n'est jamais perçu par ceux qui savent tout, et ne connaissent rien, les grandes consciences et les enfonceurs de portes ouvertes qui n'ont pas sauté un seul repas de leur vie.

         ÉTRANGE LIMONITE[1]
         Par Igor Antonovski (article paru dans le magazine Métropolis)
         (Traduit du russe par TM)
Je me souviens être tombé un jour sur un article au sujet d’une chanson de Kanye West intitulée « I’m a God », dont l’auteur qualifiait West de « plus grand égomaniaque de l’humanité » (sic) avec un ravissement d’écolier, raison pour laquelle on pouvait lui pardonner ses rimes sans queue ni tête, et un phrasé loin d’être parfait. Naïf. C’est Édouard Véniaminovitch Savenko, alias Limonov, le plus grand égomaniaque de l’humanité, et depuis plus de trente ans. Par rapport à notre Limonov, leur West est un grand timide d’une modestie maladive.

L’IMPERTINENCE, LA MEILLEURE QUALITÉ DE LIMONOV
On a pas mal écrit sur Limonov. Mais nous allons aborder quand même ce qu’il a fait pour le hip-hop à son âge adulte. Il y a tellement à dire que nous considérons Limonov comme le nègre russe le plus important depuis Pouchkine.
J’adore Limonov. Pour parler franchement, difficile d’y résister. Il suffit de lire « Le Livre des morts » où le vieux parle des disparus sans la moindre révérence — c’est déjà bien, déjà insolent. L’impertinence est l’une des qualités  de Limonov, il excelle dans le genre. Il s’en prend par exemple à Dovlatov[2], l’accusant de manquer d’âme. Et qu’est-ce que c’est Dovlatov ? Un vantard autoproclamé qui se positionne au-dessus des autres, mais tout cela à travers l’introspection et l’autoflagellation. Le héros de Dovlatov comprend très bien qu’il est un perdant merdique, mais, serrant les dents,  il considère que cette attitude est la seule qui soit possible et fidèle.
Limonov et ses héros s’opposent pathologiquement à cette assertion. Dovlatov est un lâche qui se planque derrière ses malheurs et son ivrognerie, un lâche de dernière catégorie croyant que cette position le met au-dessus des autres. On peut dire ce qu’on veut sur Limonov mais ce n’est ni un lâche, ni un perdant. Il fonce sans souci des conséquences, persuadé qu’il n’est pas pensable de s’abriter sous les champignons géants du jardin d’enfants avec son verre de vodka. Il se trimballe avec des couteaux et des flingues, piétine ceux qui se trouvent sur son chemin et s’en sort victorieux, jamais bidon. C’est une issue vers un monde sans faux semblants — un monde d’authentique gangsta-rapper. Limonov s’efforce de confirmer son œuvre, une biographie sans cesse recommencée, dans sa vie ; il croit que seule une vie de combat peut lui permettre de conquérir ce droit-là. Le droit de composer des odes « au pain, à la viande et au cul » le droit de clamer : « I’m a hassa, no I’m an asshole ».

SA CARRIÈRE A COMMENCÉ AU MARCHÉ CENTRAL DE KHARKOV OÙ IL RÉCITAIT DES VERS, TANDIS QUE SON POTE, LE GARÇON BOUCHER, FAISAIT LES POCHES DES SPECTATEURS
Difficile d’imaginer un meilleur début à une carrière hip-hop. Il fréquentait la délinquance, passait dans les trous d’aération pour cambrioler, observait la façon dont les voyous de Kharkov tuaient lors des attaques à main armée, il faisait les sacs à main, et se tranchait les veines. Et tout ça dans le pire ghetto de Kharkov. Ce genre d’enfance aurait produit une bonne dizaine de Kanye West. Mais Limonov était aussi inspiré, et rédigea Autoportrait d’un bandit dans son adolescence[3], pure poésie des rues, scandée au rythme des râles de génitoires pubertaires.  Limonov écrivait des vers avec lesquels il partit à Moscou. Ces vers sont déjà du rap, ces strophes brisées, ce rythme déchiré, sont impossibles à lire en solo, il faut les réciter à voix haute, en transes. Sur Limonov en tant que poète on peut encore dire qu’il était insupportable, et oui, qu’il arrive par endroits qu’il écrive plus mal que n’importe quel adolescent. Mais quelle importance, du moment qu’il est convaincu d’écrire mieux que Brodski ? Et comment ne serais-tu pas meilleur que Brodski, ne serait-ce que parce tu te trimballes avec une mitraillette dans une Serbie déchirée par la guerre ? Comment ne s’agirait-il pas de poésie authentique ? Il y a ceux qui tirent à la Kalach, et ceux qui réveillent leurs matous, pour les montrer aux amis. Les premiers sont des poètes. Qu’on se souvienne du destin de Pouchkine.


DU SWAG ET DU TRAP COMME ON EN FAIT PLUS, DISCIPLINÉ ET DÉMENTIEL
L’essentiel, la rencontre des nègres, se produit plus tard dans la vie de Limonov. Il vit avec eux dans un hôtel puant. Il l’acceptent comme un des leurs et ensuite il arrive une aventure restée célèbre.  Existe-t-il dans la culture hip-hop quelque de plus authentique que cette bite dans la bouche telle qu’elle est décrite dans « Le Poète russe préfère les grands nègres »[4] ? Cette souffrance d’avoir été largué par sa femme, ce danger omniprésent, cette fierté, avec laquelle ce mec taille une pipe ? Un type supérieur s’abaissant à sucer la bite d’un simple nègre. Ces pages, ces strophes brillantes de la littérature russe doivent être scandées sur les beat les plus lourds, c’est du SWAG et du TRAP, discipliné et démentiel.
Il va sans dire que dans cette scène Limonov  ne s’est pas contenté de mêler la vie et son texte, mais il a créé la chair de son œuvre littéraire. Bien qu’il ait déjà pas mal œuvré pour le développement des lettres russes et planétaires. Limonov vit son baptême du feu, et devient l’égal de Pouchkine dans la littérature russe. Ils sont deux à se dresser ainsi — les nègres inaccessibles.
Il termine son premier roman par ces mots «  Je vous ai tous baisé, salopes, tous baisé dans la bouche. Allez tous vous faire foutre ». Limonov souligne qu’il se contente de le murmurer, que ce n’est pas musical, que c’est l’imparfaite conclusion d’un Track  majestueux.
Limonov s’est toujours sapé comme un Dieu, c’est de notoriété publique. Il a été tailleur, et l’élégance du vieux bougre est reconnue même par ses ennemis. Quelques indicateurs supplémentaires sur l’origine nègre de Limonov, s’il fallaitt encore vous en convaincre. Je ne m’étendrai pas sur ses nombreuses conquêtes féminines. Gangsta.


LIMONOV AFFÛTA SON STYLE JUSQU’À L’ÉPURE
Ensuite Limonov partit s’installer à Paris, coqueluche de la gauche caviar, se balada en ville en capote de l’Armée Rouge, baisant avec Natalia Medvedeva. Et il écrivit encore une dizaine de textes géniaux, où l’on retrouve tout ce qu’on peut se représenter de la culture hip-hop. Trouvez donc un beatmaker digne de ce nom, et tant que Limonov est de ce monde, qu’il les récite de sa voix haut perchée. De quoi ébranler le monde. Les récits de la guerre serbe, les mystères de Paris, les doctrines totalitaires. Les meutes de loups de banlieue aux crânes rasés, qui se précipitèrent vers Limonov et son parti — est-ce que Jay-Z ou RUN-DMC ont jamais eu des fans de ce calibre même à la meilleure époque ? Limonov affûta son style, sa prose était dépouillée jusqu’à l’épure, il n’en restait que le muscle, les muscles du nerf optique, de la langue, des poings — les muscles qui portaient la vérité unique, subjective, un regard hyperégocentrique sur le monde. La vie devenait une œuvre artistique, et plus important encore : à la différence de la plupart de ceux qui avait joué leur vie sur l’autel du hip-hop, Limonov a survécu. Tupac Shakur, Notorious B-I-G, ainsi qu’Alexandre Pouchkine, ils se sont tous fait descendre. Limonov était tellement balaise, qu’il s’est débrouillé pour survivre à travers tout son destin total hip-hop.
Cependant, bien entendu, comme n’importe quel gangster noir, on envoya Limonov en taule pour port d’arme prohibé. Au trou, il parvint à vivre en harmonie, malgré les pages célèbres, citées plus haut. Il vécut et se sentit à l’aise parmi les taulards, cultiva son bronzage, eut l’expérience religieuse de l’extase.
Les récentes visions métaphysiques de Limonov ces dernières années ne font qu’ajouter à son charme. Il ne s’est pas fait élire à la présidence, même le président noir des Etats-Unis n’est pas un rapper. Il n’est pas encore temps pour le hip-hop de prendre le pouvoir. S’arracher de ses charnières, c’est ce qu’il y avait de plus digne pour cet homme-là, dans la vie duquel on trouve tout.
(…)


N’OUBLIEZ PAS QUI EST LE PARRAIN
Le nègre Limonov continue à crier dans les micros sur les places publiques, rassembler les meutes de jeunes et d’affamés et termine ses discours en disant que c’était sa dernière oraison en date. Et c’est très juste, en effet, la culture hip-hop vient des sermons protestants, à pleins tubes, enragée, criarde, musicale — comme toute l’œuvre de Limonov. Comment pourrait-il finir de scander ses textes autrement ?
Il est plein de force, d’énergie,  et tire encore des jeunesses. C’est un nègre, un créateur et un gourou, et à une époque où les étoiles du hip-hop sont les personnalités les plus importantes du temps présent, il a mérité le titre d’étoile première classe, devant toutes les autres. Du reste, c’est lui-même qui se l’est approprié.
Et tout ça pour dire que la prochaine fois que vous écrirez quelque chose sur Kanye West et ce genre de gusses, n’oubliez pas qui est le patron, qui est le parrain.
Igor Antonovski, 25 septembre 2013.



[1] Hydroxyde de fer terreux, utilisé comme minerai (LAROUSSE).
[2] Auteur satirique russe mort aux Etats-Unis en 1990, dont l’ouvrage le plus connu est Zona, tiré de son service militaire dans les camps du Goulag.
[3] Albin Michel, 1985.
[4] Ramsay-Pauvert, 1980.