Critique littéraire, concurrence, tartufferie des GENSDELETTRES.
Notre intraitable camarade Vlad Kozlov poursuit, avec l'intelligence déconcertante qu'on lui connait, le dynamitage des éternelles antiennes d'un pitoyable milieu littéraire dont l'activité essentielle consiste à cirer les pompes. Ceux qui seraient tentés de croire que cette mascarade n'a lieu qu'en Russie feraient bien d'entreprendre un brin d'introspection locale, et notamment en Phrance. Nous soulignerons la qualité la plus remarquable des réflexions ci-dessous, en tous points semblable à celle des romans de Kozlov — ce qu'un certain Raymond Chandler appelait: réserve implacable.
(Traduit du russe par TM)
Vladimir, comment envisages-tu le fait que des auteurs
tels que Elizarov, Prilepine et Roubanov aient frappé avec autant de force ces
derniers temps en Russie ? Considères-tu que ces auteurs sont tes
concurrents ? Et as-tu des amis dans l’establishment littéraire moscovite,
c’est à dire avec les auteurs avec lesquels tu as des relations de
camaraderie ?
—
Je ne considère personne comme un concurrent. Il
me semble qu’un auteur doit écrire ses romans et ne pas faire attention au
reste, à ceux qui en écrivent d’autres. Oui, sur le plan commercial — c’est
important. Mais il s’agit d’une sphère complétement différente, avec laquelle je
ne veux avoir aucun rapport. En bref, non, je n’ai pas de concurrents. Je n’ai
sans doute pas non plus d’amis… Je suis unique en mon genre. En littérature,
comme dans n’importe quelle activité créative, il faut appartenir à un cercle,
mais j’y ai toujours répugné.En ce qui concerne les noms que tu as cité, je
ne connais qu’Elizarov, avec qui j’entretiens de bonnes relations, et ce, depuis
l’époque où nous étions publiés tous les deux par Ad Marginem. Nous ne sommes vus que rarement ces derniers temps. La
dernière fois c’était au marché du livre de Perm.
Mais ne
penses-tu pas, que si nous parlons des cercles littéraires, ta distance vis-à-vis
d’eux t’a privé d’obtenir des prix littéraires importants ( « Best-seller
national » « Booker») ?
—
Oui, je pense que c’est lié. D’autant plus que
je sais un certain nombre de choses concernant ces récompenses, des
informations de l’intérieur, qui ne sont pas censées être révélées. Encore une
fois, ce genre de choses me laisse froid. Comme je n’ai pas de prix, gloser sur
l’honnêteté de l’obtention de ceux-ci ne me semble pas nécessaire. Mon affaire,
c’est d’écrire. On aime ou l’on n’aime pas. Et dans ce cas, au-revoir. Comme je
l’ai déjà dit, je n’ai pas l’intention pour autant de me glisser dans les
cercles littéraires à cette fin particulière. Même si j’ai compris que
l’appartenance à ces cercles permet d’obtenir des contrats plus juteux.
Mikhaïl
Elizarov, l’écrivain auquel nous avons déjà fait allusion était lui aussi
écarté des prix littéraires, et il a reconnu ouvertement que cela avait
provoqué chez lui une certaine impatience vis-à-vis de la critique, et une
colère redoublée. Mais après avoir obtenu le prix Booker russe, il a également reconnu s’être calmé, devenant moins
réceptif aux reproches du monde littéraire. Ressens-tu toi aussi une certaine
agitation par rapport au fait que tes livres ne sont pas reconnus, et
souhaites-tu forcer les critiques à lire tes romans de façon tonitruante ?
—Absolument pas. Si je pensais au potentiel prix littéraire de mes bouquins ou à
l’écho qu’ils auront, ce serait une catastrophe. Dans ce cas-là, mieux vaut ne
pas écrire. Penser à ce genre de choses, c’est se vouer à être sous le joug. Il
n’agit plus alors de littérature, mais de la conception d’un produit.
S’il est question de la critique, je suis
toujours très serein par rapport à ses avis.
Il arrive bien sûr qu’on traverse des moments
agités… Par exemple, l’année dernière, un critique du nom de Korovine a écrit
un compte-rendu de « Retour à la case départ » (en français, Éditions
Moisson Rouge, traduit par TM). Ce livre a été poussé à concourir au prix Best-Seller National mais par
l’intermédiaire d’Internet et non de la société littéraire. Les membres du jury
devaient lire les livres, leur mettre une note, et composer la liste des
nominés à partir de celles-ci. En réalité, que le critique ait éreinté le livre
sur un ton inadmissible ne m’a que peu ému… Ce qui m’a mis en pétard c’est
qu’il ait été le seul à le lire. Les membres du jury ne lisaient que les livres
pour lesquels ils avaient d’avance l’intention de voter. Cette situation m’a
énervé au point que j’ai traité le critique Korovine de suceur de queues, sur
mon site. Et je n’en éprouve aucun regret ; il avait écrit « Tu
récoltes un doigt d’honneur, et pas un prix ! ». Qu’est-ce que ça
signifie, d’écrire ce genre de truc ?…
À ce
propos, les avis de la critique sont à ton égard assez contradictoires et assez
changeants. Je me souviens que ton premier roman « Racailles »
(éditions Moisson Rouge, traduit par TM) avait éveillé l’ire du critique
moscovite connu Lev Danilkine, du magazine « Aficha », qui
considérait que les bouquins de Irvine Welsh étaient bien meilleurs . Mais
ensuite, lorsque ton livre « Schkola » (non traduit en français) est
sorti, Danilkine a changé du tout au tout, et t’a baptisé « le Dieu du
dialogue ». On a à ce moment-là multiplié les comparaisons flatteuses pour
toi. Est-ce que ce genre de bienveillance de la critique à ton égard, t’aide à
te mobiliser sur ton travail d’auteur?
—Non, ça
n’a pas la moindre importance. Je vois bien que cette bienveillance ne tient
pas à ce que les gens me pigent de quelque façon que ce soit. Le goût du jour est
ici seul en cause. En Russie, la majorité des critiques dont l’opinion est
entendue, qu’on considère comme les arbitres du goût sont, au mieux des gens
aux critères quand même très subjectifs — au pire des gens très limités vivant
dans des cercles étroits, au sein desquels il peuvent accepter un texte s’il
correspond à un certain cadre de pensée et sinon, ils n’y comprennent rien.
Comment une telle critique pourrait-elle être mobilisatrice ?
Si les critiques pensent qu’ils participent au
processus littéraire, qu’ils créent quelque chose, facilitent la découverte de
certains auteurs, qu’ils se détrompent ! Il y a très peu d’auteurs dont la
popularité doive quelque chose à l’influence des critiques.
Je recommande aux lecteurs de ne tenir aucun
compte de l’avis des critiques, ne pas prêter attention aux slogans
publicitaires idiots du « Le meilleur livre de l’année », « Le
meilleur roman russe contemporain », etc — ces bêtises commerciales sont
destinées à vendre et c’est tout. Il ne faut surtout pas non plus écouter les
conseils des autres écrivains (rires). Il est plus approprié de fouiller un
peu, de chercher des fragments du roman
sur la Toile, de lire les commentaires de lecteurs. Nous ne sommes plus
dans les années 1980, lorsqu’il n’était pas possible de se procurer les livres
désirés.