Le
vote de Larabou
Quand
Larabou parvint dans la cour de l'école primaire N°1, ses appréhensions se
dissipèrent. Les électeurs de son quartier, disposés en deux files,
échangeaient nouvelles et plaisanteries en attendant leur tour. Douze gendarmes
en tenue de combat observaient le scrutin avec une vigilance extrême. La
campagne pour les élections municipales avait été émaillée d'incidents graves
et brutaux. Larabou sortait de l'hôpital: fracture de la jambe droite. Trois
semaines d'immobilisation parce que les militants du camp adverse avaient
essayé de saper le meeting de son cousin Djigal. Depuis, les autorités, par la
voix du ministre de la loi et de l’ordre, avaient prévenu:
-
Aucun désordre ne sera toléré le jour du vote.
Larabou
rejoignit le rang des hommes. Un jeune homme, manifestement ivre, vint se
placer derrière lui et se mit à hurler le nom de son candidat:
-
Quiconque ne vote pas pour Kalangou est un âne!
Larabou
se demandait encore s'il devait répliquer à l'insolent ou simplement le gifler
quand deux gendarmes vinrent se saisir du provocateur. Ils l'enfermèrent dans
leur fourgon. Larabou vit cela. Il devint tout à fait rassuré et confiant. Tant
que le vote ne serait pas perturbé, tant que les électeurs pourraient librement
choisir, son cousin Djigal l'emporterait. Forcément! Kalangou, l'autre
candidat, n'était pas un vrai fils de la
commune.
Vint
le tour de Larabou. Il présenta sa carte d'électeur et sa carte d'identité
nationale. Le premier membre du bureau examina les documents, parcourut la
liste électorale, puis se tourna vers son collègue:
-
Vérifie-moi ça, s’il te plaît!
Le
second membre du bureau s'exécuta puis se référa à un troisième; ainsi de suite
jusqu'au septième:
-
Vous n'êtes pas inscrit dans ce bureau.
-
Ce n'est pas possible! J'habite en face.
-
Oh! Allez donc voir dans les bureaux voisins.
Les
autres électeurs s'impatientaient bruyamment derrière Larabou. Deux gendarmes
s'approchèrent. Larabou n'insista pas. Le bureau de vote suivant n'était qu'à
quelques pas. Larabou se dit qu'il n’aurait pas perdu une heure s’il avait
suivi les recommandations de son cousin Djigal:
-
Vérifiez personnellement si votre nom figure sur la liste. Faites-le bien avant
le jour du scrutin! Ce petit effort vous fera gagner du temps le jour du vote.
Et puis vous compliquerez ainsi la tâche aux voleurs d’urnes!
Au
bureau de vote suivant, Larabou attendit encore une heure. Son nom ne figurait
pas sur la liste. Les membres du bureau de vote respectaient strictement les
directives. Les autres électeurs regardaient Larabou comme un animal étrange.
Et les gendarmes manifestaient la même fermeté dans leur mutisme féroce.
Larabou n’insista pas. Il traîna ainsi sa jambe droite de bureau de vote en
bureau de vote. Chaque fois, il attendait patiemment son tour, puis on lui
demandait de s'adresser ailleurs. Chaque fois il s'éloignait dès que les
gendarmes commençaient à s'énerver.
En
quittant le dixième bureau, il fut tenté d'abandonner la partie.
Il
avait battu campagne. Il s'était battu. Sa jambe droite était encore prise dans
le plâtre. Tout cela pour rien? Lors du meeting, son cousin Djigal avait mis à
nu les ruses frauduleuses de l'adversaire: on cherchait à le décourager, pour
attribuer son suffrage à un autre! Mais lui, Larabou, jamais il ne renoncerait
à son droit de vote! Ce serait trahir le combat du cousin Djigal! Ce serait
souiller la mémoire des martyrs de la démocratie. Non! Il ne sortirait pas du
onzième bureau sans avoir voté!
Son
tour vint.
-
Allez voir ailleurs!
-
Je suis passé partout ailleurs.
-
Vous ne pouvez pas voter ici.
-
Je vais voter!
-
Monsieur, sortez du rang ou j'appelle les gendarmes!
-
Je voterai ici!
Deux
gendarmes prirent Larabou par les épaules. Larabou s'arc-bouta à la table, à la
porte, à tout ce qui donnait prise. Le président du bureau et ses assesseurs
s'enfuirent. Les douze gendarmes ne parvinrent pas à maîtriser l'électeur en
colère. Quatre fourgons appelés en renfort surgirent. Quarante-huit gendarmes
se déployèrent pour encercler le révolté. La mêlée ruait de la salle à la cour,
elle refluait de la cour à la salle. Le rebelle avait des menottes autour de
ses bras, de ses jambes, de son cou. Mais il criait toujours:
-
Je voterai!
L'officier
fourra son béret dans la bouche de Larabou qui l'avala, déglutit puis hurla de
plus belle:
-
Je suis un citoyen!
Le
phénomène se défit des neuf menottes et fonça vers la table du bureau de vote
en traînant douze soldats agrippés à ses bras, à ses jambes, à tout son corps.
Et il rugit:
-
C'est mon droit!
Larabou
prit les bulletins comme l'avait prescrit le cousin Djigal:
-
Un de chaque!
Puis
il pénétra dans l'isoloir en traînant l'escouade. Au même moment, l'officier
hurla la dernière sommation. Les gendarmes s'écartèrent de la cible. L'officier
était un tireur d'élite couvert de décorations. La balle traversa l'isoloir de
part en part. Larabou ressortit de l’isoloir. Il tanguait comme une pirogue
éventrée. en direction de l’urne. Les gendarmes battirent en retraite.
L’officier tireur d'élite médaillé interpellait son pistolet du regard pendant
que Larabou glissait l’enveloppe dans la caisse cadenassée.
-
J'ai voté!
L’officier
leva la tête. Il vit Larabou qui souriait. Et ses dents étaient rouges. Le
citoyen s'empara de la liste électorale, y inscrivit son nom, émargea en face,
puis s'écroula. Raide mort.
Alfred Dogbé l'étincelant, écrivain du Niger, mort le 2-03-2012.
Alfred Dogbé l'étincelant, écrivain du Niger, mort le 2-03-2012.