21.3.12

Les filles selon Alfred Dogbé


Hommage de Placid à Alfred Dogbé


La fille du jardin
Le jeune homme avait une jambe posée sur l'autre et dans les mains, un livre qu'il ne lisait pas. Ni le manège qui arrachait des cris de joie aux enfants, ni les chansons à la mode qui provenaient de la buvette ne retenaient son attention. Il était simplement là, à ne rien faire, à ne rien penser. Totalement indifférent à la promenade des amoureux dans les allées ombragées, au bruissement sucré de leurs serments que le vent mêlait aux promesses des manguiers en fleurs. Quelque chose heurta sa jambe. Puis une exclamation fusa. Et, il vit quelqu'un lutter pour retrouver l'équilibre. Une fille.
- Oh ! pardon !
- ...
La jeune fille ramassa son sac à main, se redressa, rajusta ses cheveux qui ruisselaient en cascade et sourit.
- Excusez-moi, je ne vous avais pas vu...
- Je vous en prie!... Rien de cassé ?
Elle sourit encore puis s’éloigna. Ce fut tout, ce samedi après-midi.
Le jeune homme ne ressentit le choc qu’au cours de la semaine qui suivit. Maintes fois, il crut reconnaître la fille du jardin à travers la vitre de la salle de cours, dans les couloirs de la faculté, dans le tumulte du restaurant universitaire, ou dans la bousculade de l'arrêt du bus. Il héla maintes étudiantes au teint métissé, au cou gracile, à la démarche ondulante et dont les tresses se répandaient sur la cambrure des reins. Chaque fois il dût se répandre en excuses sous le regard agacé puis amusé de l'importunée.
Ce fut une semaine interminable. Toutes les nuits, il se voyait avec elle dans un photo–roman, marchant la main dans la main parmi les bananiers du parc ou discutant jusqu’au petit matin dans la salle enfumée du cafétéria. Et au dénouement, elle s'élançait vers lui les bras ouverts et les lèvres fleuries d’un large sourire tandis qu'au-dessus de leurs têtes des oiseaux chantaient un air si entraînant que les nuages dansaient.

Le samedi suivant, il se posta sur un banc pour surveiller les deux entrées du jardin public.  Elle apparut comme un lever de soleil, à seize heures et trois minutes, dans la blancheur aveuglante d'un pantalon bouffant et d'un pull moulant. Le sac à main, la ceinture et les chaussures luisaient d'un noir profond. La jeune fille le reconnut, lui sourit et fit un gentil petit signe de la main. Mais il fut incapable d’obéir à la voix qui lui ordonnait de se lever, de tendre une main chaleureuse et d’engager la conversation. Il ne put même pas esquisser un sourire. C’était comme si son visage était recouvert d’un masque d’argile et ses jambes prises dans une boue marécageuse. Elle passa son chemin, ondulant comme une liane sous le vent. Et chaque pas de sa démarche résonnait comme un défi dans la poitrine du jeune homme.
Elle arrivait tous les samedi aux alentours de seize heures, le cherchait des yeux, se dirigeait vers lui, puis :
- Salut !
Au fil des semaines, le sourire devenait plus chaleureux, le petit signe de la main plus engageant, la lueur complice de ses yeux flamboyait davantage. Et la voix vibrait comme un appel :
- Salut !
Alors, le masque d’argile durcissait sur les joues du jeune homme. Et sa george s'obstruait d'une boule de feu.
- Sa... Salut ! ...
Alors elle s’éloignait à contre-coeur tandis que lui restait sur-place, inerte comme un caillou.
Un jour pourtant il osa. Ce fut très simple. Ils se promenèrent dans le jardin public, discutant comme de vieux copains. Il regretta tout le temps perdu. Mais après qu'elle eût pris congé, il réalisa avec plus de regrets encore qu'il ignorait toujours son prénom, ne savait rien d'elle. Il ne s'était même pas présenté.
Le samedi suivant, il constata qu’elle l’attendait sur le même banc qui lui avait permis de surveiller les deux entrées. Dès qu’il pénétra dans le parc, elle lui  fit signe de la main. Il s’assit à peine qu’elle dit sur un ton de reproche:
- Je commençais à me dire que tu ne viendrais pas aujourd'hui...
Le jeune homme composait encore sa réponse quand survint un perturbateur. L’homme présentait d'épais favoris grisonnants, une calvitie très avancée, et de petits yeux inquisiteurs qui semblaient partout déceler des choses amusantes. Il les salua et demanda à partager leur banc mais n'attendit pas vraiment la permission. La jeune fille se trouva prise entre l'étudiant qui ne trouvait plus rien à dire et l'arrivant qui prit la conversation en main.
- Je me présente: Moulay Séko, urbaniste. A qui ai-je l'honneur ?
Il ne regardait que la jeune fille.
- Isabel Hama, secrétaire de direction.
- Hamido Gana, étudiant sciences éco, s’entendit dire le jeune homme.
- Enchanté de faire votre connaissance, j'ai toujours pensé que...
L’instrus était un causeur intarissable. Et Isabel riait, suspendue à ses lèvres, accrochée aux petits yeux fureteurs qui ne fixaient qu'elle.
- Tu sais, Isabel... On se tutoie n’est-ce pas ?… Merci, donc je disais que …
Les oreilles du futur économiste bourdonnèrent jusqu'au moment où l’indélicat bavard se leva et lui serra la main:
- Ce fut un plaisir de faire votre connaissance. ...
Il s'était déjà retourné vers Isabel. Sourire mielleux, chaude poignée de mains, et la voix plus rauque:
- A bientôt!

Le calvaire de Hamido aurait pu cesser si seulement Isabel n’avait pas usé le temps à dire combien elle trouvait le monsieur intéressant, à répeter que ses anecdotes étaient absolument drôles, à s'étonner de les trouver instructives même. Hamido retourna à la cité universitaire avec un goût d'inachevé dans la bouche, et dans les poings une grosse envie de briser des choses. Cette nuit-là, il fit plusieurs fois un rêve qui le brisa un peu plus.
Il se vit, par une torride journée d'avril, pénétrant dans un verger par un large chemin qui montait indéfiniment. Le feuillage des fruitiers formait une voûte si touffue qu'il crut s'enfoncer dans une grotte. A mesure qu'il avançait, les arbres se desséchaient, les fruits pourrissaient, les feuilles jaunissaient. Isabel lui apparut au bout de l'allée, assise sur un banc. Une fleur sous le vent. Frémissante dans sa robe bleue. Et son sourire était une couronne de fraîcheur. Et elle tendit deux bras languides. Hamido s’élança. Mais un chien surgit en travers de son chemin. La bête aboyait hargneusement. De sa gueule énorme, une bave ruisselait sur le pavé telle une lave fumante. C'était brûlant, gluant et glissant. Hamido glissa et tomba sur le nez. Il se releva pour se retrouver à plat ventre. Puis il échoua à la renverse, les quatre fers en l'air. Isabel se tordait de rire. Près d’elle,  se tenait Moulay:
- On peut se tutoyer, n'est-ce pas chère amie?
- Mais bien sûr, cher ami, sans façon!
- Cet arbre se meurt. Crois-moi ma chère, la négligence des hommes est la pire des calamités naturelles. C'est un crime que de planter des arbres quand on ne va pas les entretenir. Tout le mal de ce pays est là: dans son incapacité à concrétiser son vouloir avec diligence et persévérance.
Hamido ne se souvint vraiment de son rêve que le samedi suivant. Depuis près d'une heure, Isabel lui parlait de ses projets professionnels. Sur le ton de la confidence. Et l’étudiant se disait que cette fois serait la bonne.
- Salut les amis! Il n'y a rien de mieux contre la poussière et la chaleur. Selon les services de la météo...
Hamido leva la tête. Il vit le bavard au crâne aride qui brandissait trois canettes de jus de fruit et un cornet de cacahuètes. Une terrible envie de brutalité propulsa le jeune homme sur ses pieds. Il se mit debout face à Moulay qui s’assit ausitôt. Exactement à sa place.
- Merci, cher ami. Alors Isabel, quoi de neuf depuis la dernière fois?
Toute l’après-midi, Hamido resta sourd à la tempête qui grondait dans sa poitrine. Les bourdonnement d’oreilles ne cessèrent que quand l’autre se leva:
- Bien mes amis, il va faire nuit.  Au plaisir…
Hamido se jura d’écarter le gêneur, d’arracher radicalement cette mauvaise herbe de son jardin dès la semaine suivante.
Le samedi vint. Isabel n’apparut pas à seize heures et trois minutes. Hamido attendit jusqu’à dix-neuf heures. Le soir tombait, Hamido s'imposa un dernier tour dans le jardin. Peut-être y était-elle ?
Ses pas nostalgiques le portèrent dans tous les recoins de l'enclos. Les promeneurs étaient presque tous rentrés. Ils avaient laissé toutes sortes de déchets que les manoeuvres ramassaient par brouettes entières.
Au milieu d’une allée bordée de manguiers, Hamido s'immobilisa brusquement. Droit devant lui, Isabel et Moulay la main dans la main. Ils venaient dans sa direction. Moulay parlait. Isabel riait. Ils passèrent tout près de lui. Hamido était foudroyé par le fracas assourdissant de leurs pas en accord. Isabel le frôla presque. Elle ne regardait que l'autre. Mais l'autre vit Hamido et lui fit un clin d'oeil qui se voulait complice. Mais c’était une flèche de feu qui percuta le jeune homme en pleine poitrine. Puis les éclats mortels du rire d'Isabel le criblèrent dans le dos. Hamido ne s’écroula pas tout de suite. Il resta sur pied, citadelle invaincue, aussi longtemps que les senteurs des manguiers ne couvrirent pas le parfum d’Isabel. Il resta ainsi jusqu’à ce que le jardinier en chef, intrigué par son immobilité de statue, l’interpellât:
- Monsieur, vous avez perdu quelque chose ?