Les mille vies traversées en trente ans par le poète Essenine, déchiré par une sensibilité souvent féminine, prisonnier de sa note de tristesse cristalline, ivre de cocaïne…
Les vers ci-dessous semblent indiquer un décor urbain, un trottoir mouillé aux reflets métalliques. La rouille évoquée de la campagne native, éclat d’une flamme moins vive, avant qu’un terrible désabusement — plus essentiel, plus viril — ne la suive. Quelques formes dans la nuit, la certitude qu’une telle intelligence ne rend pas heureux.
Il y a aujourd’hui un siècle qu’Essenine est mort. Suicidé, assassiné? Le dossier est toujours secret…
(Vers traduits du russe par Thierry Marignac)
Est-tu mon coin, mon coin !
Pluvieux et automnal étain.
Dans la flaque noire le tremblant réverbère
Reflète une tête sans lèvres, de verre.
Non, il vaut mieux ne pas regarder,
Pour ne pas soudain découvrir le pire.
Sur toute cette vapeur rouillée
Mes yeux vont se froncer et s’étrécir.
Un peu plus chaleureux et sans douleur
Regarde: entre les squelettes des maisons
Semblable au meunier, le clocher est porteur
Des sacs de cuivre des cloches et carillons.
Si tu as faim — tu seras repu.
Si malheureux — gai et content.
Juste ne regarde pas ouvertement,
Mon frère terrestre inconnu.
Ce que j’ai pensé — je l’ai fait,
Mais hélas ! tout est pareil à jamais !
Visiblement, le corps s’habituait trop
A ressentir frisson et froid jusqu’aux os.
Bon, et puis quoi ? Car les autres sont nombreux,
Je ne suis pas seul au monde à être en vie !
Le réverbère tantôt clignote et tantôt rit,
De sa tête sans lèvres, gazeux.
Seulement mon cœur sous de vieux vêtements
Me murmure, moi visitant le firmament :
« Mon ami, mon ami, ces clairvoyantes paupières
Ne refermeront que la mort dernière ».
Sergueï Essenine, 1921
* * *
Сторона ль ты моя,
сторона!
Дождевое, осеннее олово.
В черной луже продрогший фонарь
Отражает безгубую голову.
Нет, уж лучше мне не смотреть,
Чтобы вдруг не увидеть хужего.
Я на всю эту ржавую мреть
Буду щурить глаза и суживать.
Так немного теплей и безбольней.
Посмотри: меж скелетов домов,
Словно мельник, несет колокольня
Медные мешки колоколов.
Если голоден ты — будешь сытым,
Коль несчастен — то весел и рад.
Только лишь не гляди открыто,
Мой земной неизвестный брат.
Как подумал я — так и сделал,
Но увы! Все одно и то ж!
Видно, слишком привыкло тело
Ощущать эту стужу и дрожь.
Ну, да что же! Ведь много прочих,
Не один я в миру живой!
А фонарь то мигнет, то захохочет
Безгубой своей головой.
Только сердце под ветхой одеждой
Шепчет мне, посетившему твердь:
«Друг мой, друг мой, прозревшие вежды
Закрывает одна лишь смерть».
1921 С.А. Есенин.
