(vers traduits par Thierry Marignac)
En neige déverse le merisier,
Sa verdure sur les fleurs et la rosée.
Prêts aux envols, penchés,
Les freux en bande vont marcher.
Les herbes soyeuses la tête inclinant,
La résine des pins, on sent.
Oh vous, chênaies et champs,
Je suis grisé de printemps.
Réjouissent de secrètes nouvelles,
Dans mon âme elles étincellent.
Je pense à ma fiancée,
Pour elle seulement, je veux chanter.
En neige, déverse-toi merisier
Chantez, oiseaux forestiers.
Dans le champ, d’un vacillement précipité,
En écume, des fleurs je vais arracher.
Сыплет черемуха снегом,
Зелень в цвету и росе.
В поле, склоняясь к побегам,
Ходят грачи в полосе.
Никнут шелковые травы,
Пахнет смолистой сосной.
Ой вы, луга и дубравы, —
Я одурманен весной.
Радуют тайные вести,
Светятся в душу мою.
Думаю я о невесте,
Только о ней лишь пою.
Сыпь ты, черемуха, снегом,
Пойте вы, птахи, в лесу.
По полю зыбистым бегом
Пеной я цвет разнесу.
Dans un trimestre… il se sera écoulé un siècle jour pour jour depuis la mort du poète Essenine, dans des conditions étranges. Suicide ou exécution, c’est toujours un mystère. Bien sûr les hypothèses foisonnent, les théories fourmillent, les idées abondent, presque autant que sur l’assassinat de Kennedy. Dans un cas comme dans l’autre, la curiosité est passée de mode, en partie tuée par la multiplicité des supputations — lassitude du consommateur.
Ce qui devrait susciter non moins de conjectures, c’est le pressentiment constant dans toute l’œuvre du poète d’une fin prochaine, une énigme métaphysique difficile à résoudre par des moyens d’investigation anthropométriques. Et l’accablement prématuré d’un homme mort à trente ans devant les ravages du vieillissement « lorsque se flétrit, grisonne, l’or qui couronnait ma tête ». Ou bien l’ayant grillée par les deux bouts, sentait-il les limites d’un corps endommagé par de nombreux abus, d’un génie dépassé par sa démesure ? De nombreuses anecdotes illustrent sa fébrilité, ses départs précipités de ville en ville, sa crainte des menaces — certaines étaient réelles dans les balbutiements du bolchévisme policier. Essenine aimait aussi attirer les dangers sur sa tête blonde, improvisant dans des cabarets mal famés des vers caricaturant les louches consommateurs des bouges de la Guerre Civile, trafiquants, Nepmen, bandits… jusqu’à l’inévitable rixe. Le lyrisme d’ivrogne s’affutant sur le vertigineux tranchant de la cocaïne…
Mais dès avant les excès et leur sillage de mélancolie, la note cristalline de tristesse à laquelle je ne cesse de revenir — elle est d’une pureté rarement égalée — est constante chez Essenine, jusque dans ce poème juvénile de printemps où le ravissement adolescent est teinté de la gravité secrète de l’ivresse, corbeaux prêts à l’envol et herbes courbées, verdure qui pleut comme les neiges d’hiver. La griserie est si brutale qu’elle est à peine tolérable, présage de ces extrêmes d’abattement qui deviendront sa marque de fabrique, lorsque le temps l’aura buriné. Le poète vacille dans l’odeur de résine en plein jour comme il vacillera plus tard au fond des ruelles de Moscou dans la nuit interlope… Certes, c’est le cliché en vigueur chez les poètes maudits, le sentiment d’une mort imminente les accable tant qu’ils n’ont de cesse de la hâter. Ou bien une vie démente les grille en trente ans comme une ampoule. Ces explications de manuel scolaire ne me satisfont pas toujours. Le thème du poète comme héros de lui-même, construisant à mesure le charme maladif qui lui soumettra les foules, est courant. On le retrouve chez Limonov, Ryjii, Tchoudakov, avec une spécificité russe plus acide, plus tragique. Or ce thème complique tout, rajoutant un fardeau supplémentaire, dans cette construction entre une part non négligeable de destruction, le travail du style qui broie avant de modeler. En relisant les premiers poèmes d’Essenine, je retrace le chemin d’une mélancolie originelle jusque dans les manifestations de joie. La tristesse d’Essenine est-elle feinte, ou surjouée, certes, elle a parfois des airs de fonds de commerce si on veut l’envisager comme ça, brise-nous le cœur Sergueï, tu es le maître… Et Essenine était un professionnel dans tous les sens du terme, possédant à fond les accords déchirants qui lui vaudraient la dévotion du public jusque dans les camps pénitentiaires. Distinguer la douleur du cabotinage… Je pense qu’il ne le savait pas lui-même, exécutant d’instinct cette mélopée familière, pour laquelle il avait tant de talent. Sa mort pose un point final à la question : même si le bateleur avait ajouté quelques cabrioles grinçantes à son numéro dépressif, il était né pour perdre et la note cristalline de pure tristesse inaltérable résonne encore à nos oreilles. Essenine avait trouvé des sanglots pour un siècle.
Cette tristesse impossible à dissiper
Dans le rire sonore de la jeunesse
Mon blanc tilleul s’est finalement fané
De l’aube du rossignol, les échos disparaissent…
Этой грусти теперь не рассыпать
Звонким смехом ранних лет
Отцвела моя белая липа
Отзвенел соловьиный рассвет
T.M. 26/09/2025.