3.11.22

Sonia Mossé, reine sans couronne de Gérard Guégan

     



    Le nouveau livre de Gérard Guégan s’ouvre sur un ciel aussi désespérément gris que celui du matin où j’écris ces lignes, il y a 80 ans presque jour pour jour, à la Toussaint 1942. Je pourrais pousser le parallèle un peu plus loin, d’une guerre lointaine aux échos assourdis de boucherie bien réelle, puisque Sonia Mossé, l’héroïne de Guégan, rédige une lettre à la brasserie Lipp, parmi les trafiquants du marché noir, tandis que c’est en novembre 1942 que se déroulent les combats les plus acharnés de la bataille de Stalingrad. Il y a quelques jours — en déjeunant avec une amie russe dans une brasserie de St-Germain — j’ai eu le même sentiment d’insouciance grossière et de danger imminent par rapport aux évènements si mal connus, mal rapportés et mal compris se déroulant au versant oriental de l’Europe. Mais, en 1942, tandis que la plume de Sonia court sur le papier à lettres à en-tête, il y a un autre acteur dans l’ombre et la différence est de taille : la mort qui rôde dans les trenchs de cuir noir de la Gestapo, flanquée de la police française. Sonia Mossé qui est juive, a conscience alors de s’exposer, mais elle provoque Paris depuis presque une décennie avec ses apparitions sur les scènes de cabaret et la liberté de ses mœurs d’homosexuelle. De surcroît, son ami Paul Éluard, en bon surréaliste, lui a conseillé le paradoxe, se montrer pour passer inaperçue…



         Depuis une quinzaine d’années, Guégan poursuit une guérilla au gré des éditeurs, pour sa passion de l’entre-deux-guerres, de l’anticulture et du document. Le cycle commençait je crois, par Fontenoy, l’opiomane de la LVF. Il aura donc abordé, affronté son thème de bien des manières, sans craindre le paradoxe, puisqu’au cœur de cette modernité en marche il y a un siècle, on trouve le pire et le meilleur, que Guégan aura décliné sans faillir, avec Drieu, Boukharine, Hemingway, Fraenkel… composant ainsi un tableau débridé rappelant Le Sabbat de Maurice Sachs — la comparaison est irrésistible. On retrouve en effet une plume envolée et acide pour décrire la fulgurance, le passage rapide, de la « reine sans couronne » de Gérard Guégan.

         Je note que l’album Man Ray édité par le Centre Pompidou semble différer de Gérard sur un point anecdotique : ce dernier n’attribue à Sonia la lesbienne qu’un seul homme — Paul Éluard, le mari de la belle Nush dont elle s’était tout de suite éprise, et qui avait assisté aux ébats des deux femmes. L’album Man Ray la présente comme « amante d’Artaud ». Gérard ne fait mention nulle part d'une telle liaison. Le seul lien charnel entre ces deux personnages — c'est la morphine, dit Guégan. Il faut souligner cependant que c'est grâce au vieux cinglé qu'on découvre sur scène la belle Sonia qui éconduit les hommes. Au milieu des années 1930, l’homme du théâtre et son double lui confiera un rôle dans sa pièce Cenci après s’y être tout d’abord refusé. À travers toutes ses incarnations d’actrice, modiste, graphiste, jusqu'à sa fin atroce à Sobibor, Sonia ne cessera plus de briller au firmament du ciel bohème de Paris.

         Il reste à évoquer ce talent singulier  de Guégan à nous forcer l’intimité, les coulisses d’Aragon, Cocteau, Nizan, Derain ou Breton, comme si on les écoutait, par le biais de dialogues vifs et limpides, la description d’une vie de strass et de frivolité, d’instants sans importance recelant le sens de l’époque. Puis à remarquer que son héroïne a quelque chose en commun avec Fraenkel, héros du précédent opus : elle se refuse à écrire. Mais contrairement au médecin du Normandie-Niémen, qui ne cherche qu’à disparaître jusque dans la tombe, elle aime les feux de la rampe, attirer l’attention, resplendir dans l’antimondanité où elle règne sans couronne et sans partage.

         De ce dernier volume de la saga des années 1920-30, Guégan a su faire un véritable roman, au sens de cette ancienne définition du roman aujourd’hui oubliée : C’est l’histoire d’une reine qui avait du malheur…


    Thierry Marignac, 3-11-2022.