1.8.21

Des âmes vagabondes, anthologie de poètes symbolistes bulgares

 








    Le complot belgo-bulgare 
     Je n’en fais pas mystère, je préfère m’abstenir de commenter, ce sport de masse de jour en jour plus vulgaire. La mise au point avait été faite avec l’article paru dans ces pages : « Les Péroreurs du Web ». De plus, je préfère ne parler que de ce que je connais. Mais les forces de l’ombre, en la personne de l’excellent écrivain belge Christopher Gérard et du remarquable traducteur bulgare Krassimir Kavaldjiev, conspiraient en secret pour me détourner du droit chemin ! L’enjeu de la conjuration était la très belle édition de l’anthologie de poètes symboliste bulgares Des Âmes vagabondes aux éditions Le Soupirail
     J’avais toutes sortes d’objections qu’ils balayèrent avec désinvolture sur un ton amical : je n’aime pas lire en français, c’est devenu pour moi de la bouillie à quelques rares exceptions près, pire encore quand c’est du traduit. Je ne parle pas le bulgare quoique comprenant vaguement de quoi il est question quand c’est écrit puisque c’est du cyrillique. Je n’aime pas émettre de jugement en général sur le travail d’autres traducteurs, moins encore avec si peu d’informations. Peine perdue, ils ne m’écoutaient pas, traitant ma véhémence par l’ironie. De guerre lasse, je rendis les armes. 


    Nostalgie du XXe siècle 
    La beauté de cet objet de luxe à prix modique (on pense à toutes les éditions bâclées de sous-littérature qui coûtent un bras !), me séduisit tout de suite. Personne fait plus ça, comme disait Boris Vian dans Chuis snob !… 
    La sobriété de la couverture, l’élégance de la maquette sur papier bouffant… Il n’y a plus guère que mon camarade Benoît Laudier des éditions Vagabonde (tiens, tiens…) pour se donner un mal de chien comme ça, de nos jours !… 
    Ensuite, cherchant des repères, je parcourus les notices biographiques à la fois détaillées et concises établies par Krassimir Kavaldjiev, des quatorze poètes : presque tous des destins déchirés. On y compte plusieurs suicides, un certain nombre de passages révolutionnaires dans les soubresauts d’Europe Centrale du début du XXe siècle — quelques morts en temps de Guerre et dans les épidémies. Ces poètes et poétesses à l’expression simultanément brutale et raffinée avaient vécu des vies violentes, pleines et entières, une rareté à notre époque de confort morbide, de contrôle forcené et de création médiocre. De surcroît, ils avaient presque tous un point commun majeur avec les auteurs qui m’ont toujours intéressé : ils étaient cosmopolites, influencés par Baudelaire, Byron, Schopenhauer, Maeterlinck. Le thème de l’errance qui se retrouve presque partout dans leurs poèmes était souvent fondé sur de longs séjours à l’étranger et notamment en France. Un certain nombre d’entre eux étaient de plus traducteurs, de français, polonais, allemand… 
    Une quantité surprenante (ou peut-être pas) de ces Âmes vagabondes avaient travaillé dans des consulats ou ambassades, de plain-pied dans ce que le poète russo-américain Andrey Gritsman appelait l’espace interculturel


     
    De la traduction littéraire considérée comme un stupéfiant 
    Mes quelques conversations téléphoniques avec Krassimir m’avaient convaincu qu’il s’agissait d’un frère d’armes — mais son exploit excédait les capacités de votre bien dévoué. En effet, il traduisait du bulgare, sa langue maternelle, en français, sa langue d’adoption. Chapeau bas. 
    Presque immédiatement, la magie de sa traduction où je discernais tant des stratagèmes de la rime que j’emploie — nos coulisses de prestidigitateurs — me captiva, quel savoir-faire ! 

    Là-dessus, un coup de vent inattendu 
    Agite les impassibles vaguelettes 
    Et repousse, enlève le bateau léger 
    Redevenu le jouet des tempêtes. 
Pentcho Slaveykov (père du symbolisme bulgare et premier du recueil) 
    
    Chers administrés, j’ai traduit des centaines de vers du russe, et je vous prie de croire qu’avant de parvenir à un semblable résultat, on est effectivement le jouet de bien des tempêtes ! Si la rime est chez Krassimir presque toujours exacte, ce n’est pas une règle absolue… et familier du russe, où la rime est souvent assonance — celle-ci donnait du fil à retordre au poète Essenine, qui, de son propre aveu, préférait la rime pure — je m’aperçus qu’il usait souvent de ce procédé… et brillamment. 
     Ainsi ces quelques vers de Dimitar Boyajiev, sans doute mon préféré, bien qu’il soit difficile de choisir parmi tous ces talents, et qu’il s’agisse d’un de ces livres qu’on citerait en entier, bien que l'humour ici, se résume souvent à une ironie sardonique : 

    J’erre à travers une obscurité lugubre et accablante 
    Parmi des malheurs, las, par mille tourments brisé, 
    Et, le cœur angoissé et triste, je me demande : 
    Le bonheur ici-bas me sourira-t-il jamais ? 
    
     Boyadjiev, qui se suicida à 31 ans était un fervent socialiste, qui réussit une œuvre poétique dans sa courte existence, traduisit le SR russe Plekhanov, et fut un temps au consulat général de Bulgarie à Marseille… Sur laquelle il écrivit des vers toujours d’actualité : 

    (…) Après des millénaires, la ville est toujours pleine de commerçants et d’assassins ! sur le chemin urbain 
    le ciel est un ruban étoilé, mais personne pour lever 
    les yeux ! Parmi les lumières insolentes des gargotes
     tout le monde cherche dans l’absinthe à se consoler
     ou dans le rire en pleurs des cocottes. 

    On remarquera également la maîtrise de la métrique et de l’allitération, marque d’un maître traducteur. Comme avec Teodor Trayanov , longtemps à la Légation Bulgare à Vienne, influencé par Hoffmannstahl et Rilke, mort en janvier 1945… « dans des circonstances non élucidées »… 

    Tendant son calice vide, il attend 
    Que l’aurore lui verse de l’ambroisie 
    Mais, pâle, elle l’embrasse s’en allant ; 
    Seule sa pèlerine au loin blanchit. 



    Il serait par trop injuste de ne pas citer les quelques femmes (la parité!…) qui figurent de façon éclatante dans ce recueil unique, telle Dora Gabé, professeur de français, traductrice de polonais, morte presque centenaire : 

    Mais où aller ? Le désert marin est infini 
    Et le monde une immensité 
    Le bateau est également parti 
    Tel un mirage, lointain comme un secret 

    Ou encore la grâce d’Ekaterina Nentcheva, fascinée par Lermontov et Byron, évoquant pour la première fois en littérature bulgare son amour pour un homme… 

    Rêveusement plongée dans tes yeux 
    Baignés d’un clair de lune et de soupirs, 
    Ah ! Pour la première fois au fond d’eux 
    J’ai vu les beaux jours me sourire !… 

    Je m’en tiendrai là, risquant de lasser le lecteur et des poursuites pour non respect de copyright !… Mais bien d’autres poètes et bien d’autres trésors de lyrisme et de sensibilité sont à découvrir chez ces Âmes vagabondes. Ainsi qu’une performance sportive unique de traduction qu’il convient de saluer, médaille d’or. Nom d’un chien, mes hauts faits pâlissent devant la classe et le métier de Krassimir. 
    Pour la chronique, on peut également y trouver un retour proprement historique sur une école peu connue de la poésie d’un pays peu connu, à travers notamment la revue Hypérion qui semble avoir été centrale. Sans compter le miroir ici tendu à une France disparue, sauf chez quelques âmes vagabondes… et au reste de l’Europe. 

    —Je sais que vous êtes brillante, lui dis-je. Vous m’éblouissez.
 TM, Terminal-Croisière, Auda Isarn, 2021. 

    Mais qui s’intéresse encore à la poésie dans l’univers sordide de la marchandise ?… 

Thierry Marignac, août 2021. 

Les Âmes vagabondes, éditions Le Soupirail, 260 p. 23€.