L’artiste
peintre Oskar Rabin, figure de proue de l’art non conformiste en URSS dans les
années 1960-70, internationalement connu et coté, vient de décéder à Florence (la veille du vernissage de son exposition là-bas) après avoir résidé à Paris depuis quelques décennies. Kira Sapguir lui rend ici hommage :
JOUEUR
Sur la mort d’Oskar Rabin
Kira Sapguir
(traduit
par Thierry Marignac)
Le
sang froid bouillonnait chez lui.
Dans une réalité alternative, je vois
Oscar Rabin en Joueur au Casino du Destin. Là-bas, au-dessus du tapis vert — le front
protubérant de l’ange et les moustaches finement taillées.
Il sourit, les incisives mordant la
lèvre inférieure. Des lunettes à monture d’or posées sur un nez mince et blanc
à l’extrémité légèrement allongée. Sous les lunettes, un regard glacé, sous
l’écharde rouquine — un rictus ironique. Des mains blanches et osseuses, des
boutons de manchette en or —le froid bleu du brillant à carats— le rouge et
noir du dessus des cartes.
Oskar Rabin à son arrivée à Paris |
Si
je suis digne un jour d’écrire l’existence d’Oscar Rabin, je commencerai mon
récit par ces mots : « L’avion atterrit sur l’aéroport Charles de
Gaulle… »
Et
ce ne fut point le vent de l’émigration qui emporta Rabin. Il s’était lancé
dans un Jeu avec les Dirigeants. Il avait décidé de contraindre les Dirigeants
à reconnaître le droit pour lui-même et d’autres créateurs authentiquement
libres à voyager librement.
Les
créateurs libres n’étaient pas des dissidents — ils étaient au-dessus de ces
vanités. Ils étaient libres, tout simplement, ce qui effrayait particulièrement
les Dirigeants. En effet, là où ils se trouvaient, les autres brillaient par
leur absence. L’essence explosive de la résistance culturelle.
…Et
le Joueur emporta la partie. Peu de temps après le happening de l’exposition bulldozer[1]
dans un terrain vague de Bieliaevo, un billet aller-retour pour Paris tomba
dans la poche d’Oscar.
Il
atterrit dans la capitale des arts, notre souriante ville d’argent terni avec
ses tours bleues et ses toits qui s’égouttent lentement. Oscar Rabin me
raconta qu’en rêve il courait sur ces toits, se sauvant des foudres des
Dirigeants — Il sentait au fond de son cœur que la partie n’était pas terminée —
que les Dirigeants pouvaient prendre leur revanche.
Et
en effet les Dirigeants reprirent la main, introduisant une carte biseautée en
cours de jeu. Au moment où Rabin s’apprêtait à rentrer, les autorités
soviétiques le privèrent de son passeport N°1, le passeport intérieur de
citoyen.
C’est
ainsi que l’artiste resta pour toujours dans la ville où il était arrivé avec
un billet aller-retour. À partir de ce moment et jusqu’à sa mort il peignit du
matin au soir des toits gris tendre, sur laquelle luit une lune poreuse de
Lianozovo[2], un
hareng étalé sur le journal Le Monde,
une vieille poupée saoule sur fond d’Arc de Triomphe — et un passeport où le
mot CITOYENNETÉ est barré d’une croix.
Rabin
Oscar —
Expressionisme
crôa-croâ !
L’incantation
gutturale de Henri Sapguir retentit à mes oreilles à l’idée de la mort — non
pas d’un ami, je ne dirai pas ça — mais d’un
des hommes du mycélium.
Rabin, Sapguir, Siniavski, photo© Til |
« Le
mycélium »
Il n’est pas donné au philistin de comprendre
ce qui nous unit. Ce ni l’est l’amitié, ni la parenté — juste le mycélium.
Chacun d’entre nous sait qu’il en existe un autre près de lui et nous sommes
liés les uns aux autres. Ces liens s’étirent sous le tapis de mousse forestier,
souterrain et obscur — il n’est pas obligatoire de se fréquenter en permanence.
Et si la mort arrache quelqu’un au
mycélium — celui-ci tremble tout entier.
Kira Sapguir, novembre 2018.
[1]
Happening d’art indépendant qui fit scandale en URSS. Outre Oscar Rabin, les peintres y furent "poussés" par les poètes (selon Limonov) Henri Sapguir, Bakhtchanian, Kholin, Slava Lione, et un certain Édouard Limonov, entre autres,.
[2] Village
où vivait le poète et peintre Kropivnitski, l’homme de l’art libre, auprès
duquel se forma ce qu’on devait appeler plus tard « L’école de
Lianozovo » dont étaient issus Henri Sapguir et même, à ses origines,
Édouard Limonov.