ZONE
SEVESO
« En juin 1912 à
Rouen, parlant du sublime moderne, il
met en garde les peintres contre la tentation d’un académisme moderne et fait
l’éloge de la vraie valeur, celle du travail et de l’invention. Craignant que
le cubisme ne se fige en système, il veut lui substituer un autre terme, celui
d’orphisme, qui a pour lui l’avantage de s’appliquer également aux arts
plastiques et d’être plus une dynamique
qu’une technique ».
(…)
« Surtout, il se montre sensible,
vers le milieu de 1912, aux orientations prises par Robert Delaunay et sa femme
Sonia qui restituent à la couleur et à la lumière une valeur jusqu’alors
dédaignée par Braque ou Picasso ; il s’intéresse à leur conception de la
simultanéité et à la notion de « peinture pure » développée par Delaunay. »
(APOLLINAIRE, par Michel Decaudin,
introduction de Philippe Soupault, Librairie Séguier-Vagabondages)
E. Pinaïev |
En nos temps délétères de sous-dadaïsme officiel et ses
transgressions bidons recommandées par Beaubourg et la Fondation Obama, la
dictature de la nullité en art d’un post-warholisme devenu proprement soviétique, et notamment dans son blabla
ministériel, les intuitions du prince des
poètes nous frappent au cœur. Dans les vagissements de l’art moderne en
gestation, il entendait déjà les ritournelles présentes de la musique
d’ascenseur, dans ses premières esquisses et coups d’éclat, il distinguait déjà
le reflet présent du vide de la marchandise qui n’en finit plus de se parodier
— provo sans objet, autodérision cache-misère de la subversion sponsorisée,
chef-d’œuvre de la pure valeur d’échange.
Il y a moins d’un mois, disparaissait le peintre Evguéni Pinaiëv, mort le 29 septembre à
22 h 30 dans le hameau de Kalinovo, aux environs de la ville de Nevianski, dans
l’Oural, en Fédération Russe.
E.Pinaïev |
Nos fidèles lecteurs s’en souviennent, j’avais eu le
privilège, fin novembre 2015, de croiser cet homme simple. Dans des
circonstances particulières : au bout d’un déménagement de son garage, par
-10°, de matériaux pour construire un yacht, notamment une coque et un
bloc-moteur, pour le compte de Roman,
entrepreneur en construction de bateaux, très proche de Pinaïev. Comment finir
trempé de sueur par un froid de canard. Après un repas roboratif préparé par sa
femme qui nous houspillait de ne pas bouffer suffisamment, au bout d’un tel
effort, le peintre-poète (je ne sais pas s’il écrivait des vers, mais sa prose
était poétique, ses livres d’aventures marines pour les enfants, inspirés par
Stevenson, dont un portait le titre de : La Mer au coin de la rue), râlait contre Roman, qui avait arrêté de fumer, le traître. Ma réincarnation en fumeur de pipe lui plaisait beaucoup. Ce
vieil homme à la biographie étonnante était honoré d’une visite de l’auteur de
Paris. Dans la conjugaison des timidités, j’étais paralysé, ce mec avait
couvert toutes les mers du monde dans la marine soviet, et il en
avait rapporté des toiles pour moi inoubliables par leur savoir-faire pictural
et leur classicisme avec une patte inimitable de décalage imperceptible. À une
époque où on expose des collections de mégots, justifiées par un discours de 20
pages sur la déconstruction, la transgression n’est pas là où l’attend. Combien
d’imbéciles n’ai-je pas entendu parler de l’obsolescence du roman, justifiée
par la post-modernité structuraliste parce qu’ils étaient incapables de
raconter une histoire, de construire un drame correctement !… Combien de
gros cons vulgaires, dans ce qu’il est convenu d’appeler le polar, n’ai-je pas vu recycler à
l’infini le format de leur impuissance créatrice et stylistique ?… Avec
Pinaïev, j’étais en face d’un artiste,
c’est rare, de nos jours. Quelqu’un qui cherche à faire rêver, un conteur.
Pinaïev me donna ses livres, et une édition de Moscou-sur-Vodka[1],
légendaire livre d’ivrogne, qui avait quelque peu souffert d’un incendie dans
la maison du peintre…
E. Pinaïev |
Et quelle vie !…
Plus fort que la vie d’artiste, la vie d’explorateur !… Et lorsque les
deux se confondent, c’est beau comme la rencontre du style et de l’imagination.
On relève qu’il est né en 1933, au Nord-Kazakhstan, très loin de la mer — pour
lui, semble-t-il donc, une vocation —
mais dans une steppe océanique. Et ce
vertige de la plaine rase suscita sans doute l’appel du large, le désir d’être
matelot — par effet de miroir. Le Kazakhstan n’est bordé que de deux mers
fermées, dont une, la mer d’Aral, a été quasiment asséchée par les errements de
la planification soviétique.
Si Norman Mailer — parlant de Mohammed Ali, et d’Henri Miller —
définit le génie comme la faculté de trouver des solutions extraordinaires à des
problèmes ordinaires, Mishima, de son côté, définissait l’héroïsme comme la
confrontation d’hommes ordinaires avec des circonstances extraordinaires. Il
était difficile de voir en Evguéni Pinaïev autre chose qu’un homme ordinaire — son
humilité native, sa réserve, le sous-entendaient — plongé dans la circonstance
extraordinaire d’avoir un cœur d’enfant. Notre héros avait donc eu l’intuition
extraordinaire, placé dans la relégation ordinaire d’une lointaine province de
l’empire, de se servir du système soviétique pour devenir matelot, échapper à
l’encerclement des steppes pour s’entourer d’eau — en dépit de tous les
obstacles. Cette coïncidence d’un destin d’homme et du gigantisme de la nature
était précisément ce qui m’avait amené dans l’Oural, avec le poète-géologue foudroyé
Boris Ryjii — cœur de crevasses béant, et poids mort de la roche. Elle est, aux
meilleurs moments, ce qui donne à la Russie sa puissance d’attraction
tellurique. Je ne pouvais la manquer chez Pinaïev.
E.Pinaïev |
Comment après les Beaux-Arts de Kichinev, s’était-il
débrouillé pour sillonner huit ans les mers du monde sur des bateaux de pêche
et des voiliers d’instruction tout
d’abord comme simple marin puis comme quartier-maître, voilà une question que
je n’aurai jamais plus l’occasion de lui poser. Lors de notre seule entrevue,
elle me brûlait les lèvres. Au grand dam des équipages, Evguéni, à l’époque un
fort gaillard, ne se séparait jamais ni de son pinceau ni de son chevalet, il
peignait sans cesse. Placé sous une certaine surveillance comme tous les
citoyens soviétiques autorisés à quitter le territoire, il avait connu des
interruptions, où on le clouait à l’ancre. Dans la pièce enfumée qui lui
servait d’atelier, il me raconta qu’appelé à prendre le large sur la Baltique,
les autorités l’avaient empêché d’embarquer avant même qu’il ne puisse se rendre
au port d’attache pour partir à Cuba, ou en Afrique, j’ai oublié, une
destination qu’il brûlait de rejoindre — et ses yeux de vieil homme pétillaient
encore à cette idée. Il s’était adressé à un fonctionnaire soviet de ses amis
qui lui avait craché le morceau : une harpie voisine de son bled natal
l’avait vu tituber après force libations en rentrant chez lui, et balancé au
KGB local. Il avait fallu se mettre au régime sec un certain temps, et Pinaïev
était reparti.
Si je n’ai pas la moindre compétence en arts plastiques, à
vivre en zone Seveso, en face des
citernes des raffineries, à prendre plaisir à l’incessant manège des
supertankers, des gazier-chimiquiers, des ferries et des hlm flottants qu’on
appelle vaisseaux de croisière à l’époque du tourisme de masse, à deux pas des
bassins où ils mouillent l’ancre sous les cieux déchirés ou anthracites du Nord
— j’ai pris un œil pour le sujet marin. Sans compter les centaines
d’expositions de croûtes d’artistes du littoral qu’on subit dans les ports — qui
vous braquent sur le mauvais goût, et forment le bon — et mon propre périple
sur l’Atlantique en porte-conteneurs narré dans Cargo sobre, paru il y a peu, qui m’avait rendu sensible au
chatoiement d’ardoise d’un espace uniforme.
E. Pinaïev |
Chez Pinaïev, me risquerai-je à dire du haut de mon inexpertise informée, je distingue outre la simplicité du dessein artistique, un
savoir-faire impeccable, mis au service d’une vision : cet imperceptible
tremblement du trait et de la perspective qui signifie la puissance
d’émotion : L’émotion !… Scandait Céline !… L’émotion !…
Dans ses approches plus
abstraites de la substance océanique, ces lames au plus haut, ces horizons
incertains, ces miroitements d’azur, je discerne quelque chose d’approchant de la
« peinture pure » de Delaunay, chère à Apollinaire, l’homme qui
dénicha le Douanier Rousseau, chez un garagiste amateur d’art, à Auteuil, près
de son domicile.
Pinaïev se sépara à regret de la mer (Voir le tableau des
« adieux » dans un texte antérieur sur ce blog, et son visage de
cataclysme, et ses fortes épaules affaissées) et retourna vivre dans les forêts de l’Oural,
définitivement rangé des navires. Il ne se remit jamais tout à fait de cet
arrachement et des misères de l’âge, écrivit des livres pour enfant à la
Stevenson, qu’il illustrait abondamment. Il faisait partie de l’association
« Caravelle », peintres de marines, et voyagea souvent avec celle-ci
à Sébastopol où mouillait la flotte de la Mer Noire, sujet de la série
« La valse de Sébastopol », une de ses plus célèbres. Il était membre
de l’union des écrivains russes, et reçut plusieurs prix, un de littérature
enfantine, l’autre de littérature ouralienne, on l’exposait dans les musées. Il
n’en tirait aucune gloriole particulière, se définissant comme un homme à trois
moitiés : « Moitié romancier », « Moitié marin »,
« Moitié artiste-peintre ».
Je lui laisserai le mot de la fin, existentiel s’il en fut
dans sa simplicité :
« Pour que la mer
ne rejaillisse pas à l’intérieur, on s’amarre à un port d’attache ».