26.4.15

Les rues écartées


La nécessité de la présence se vérifie par l'absence

Paris.
         Il était de l’autre côté du monde, autrefois en Europe, cette icône d’alcôve lui faisait un gringue d’enfer et quand elle avait pris l’initiative de l’embrasser, c’était comme à quinze ans, les jambes en gilet de flanelle. Qu’est-ce qui les avait poussé ensuite à faire l’amour dans une remise d’hôpital, sortant du chevet d’un dissident des Pays Baltes agonisant — sans doute la proximité de la mort, intolérable à l’un et à l’autre, qui s’étaient entrevus quelquefois auparavant, dans l’entourage du grand homme. Elle avait cette peau parfaite, l’âme de la soie incarnée dans une chair sans défaut, et il n’y avait absolument aucune raison qu’elle l’eût choisi lui, combattant quasi anonyme de la cause, ni le plus riche, ni le plus gradé, ni le plus beau. Sans pouvoir détacher ses yeux d’elle, dans cette chambre de mort où un homme encore jeune — mais soudain vieillard — récitait des vers de Khlebnikov comme un testament d’anticommunisme — pas un instant il ne s’était cru digne de cette splendeur de blonde un peu maigre, nouée, la fille de l’agonisant. Il la contemplait à la dérobée, d’autres hommes peuplaient la pièce, des Baltes, des Russes, des Français. Des hommes de rang dans la hiérarchie de la cause. Il n’était venu que pour rendre hommage au vieux révolté, rétréci comme une peau de chagrin sur un lit de misère. Il connaissait peu le héros vivant ses dernières heures. Il avait toutefois traduit l’essentiel de ses principaux articles et fait un jour le coup de poing aux côtés du rebelle des pays Baltes, dans une embrouille de rue avec une section du syndicat métallo dont ils avaient bien failli sortir en miettes — n’échappant que d’extrême justesse à un lynchage en règle grâce à la tactique du lièvre. Dans la chambre de mort, la jeune femme avait capté son regard éperdu, sans en concevoir de rancune, semblait-il, dans un élan de reconnaissance pour un signe d’émotion trouble-fête  funèbre. Honteux malgré tout, il avait alors détourné les yeux et pris le chemin de la sortie. Mais le moribond l’avait retenu :
         —Consiglieri, venez me dire adieu.
 (…)

TM, extrait d'un roman inachevé, 2013.