Sur le
cargo sobre à l’ancre, les monstres de fer des ports nocturnes et leur
incessant manège tonitruant, raclant, puant le fioul et la surproduction me
calmaient. À quoi bon, pensais-je, se dresser contre cette perpétuelle usine en
marche, comment pouvait-on prétendre bloquer ce gigantisme à l’œuvre, ce
mouvement sans issue mais implacable dont la masse réduisait à néant tout ce
qui savait voir ? J’entretenais des
sentiments plus sceptiques encore que d’habitude envers la révolution dont se réclament mes quelques camarades que
je crois sincères, pour qui c’est un peu plus qu’une façon de racoler la
clientèle, comme c’est presque toujours le cas
chez les légions de tartuffes défenseurs d’opprimés grouillant à tous les
postes de l’édition, et dans divers milieux littéraires. Pour que les
métalliques dinosaures interrompent leur ballet, il ne faudrait pas moins qu’un
météore dont la chute déclenche un cataclysme planétaire aux conséquences
incalculables.
Peut-être
que les activistes de Notre-Dame des Landes parviendraient à annuler
l’aéroport. Ou non. Mais même s’ils atteignaient leurs objectifs, dix autres
enfers post-cybernétiques seraient bientôt creusés, concassés, nivelés par les
machines-outils. Et une paix étrange, qui vient lorsqu’on accepte
l’inéluctable, m’envahissait alors. Cette danse du fer sans grâce et sans merci
ne manquait pas d’une certaine beauté tragique par l’effroi qu’elle suscitait —
fascinant les hommes avec son efficacité d’armée industrielle à la manœuvre,
bataillons d’esclaves, dans l’engrenage de leur spirale infinie. Ils
produiraient et distribueraient jusqu’à l’engorgement ultime, ou la catastrophe
qui annulait tout et coïnciderait peut-être.
Aucune
idéologie, aucun engagement, aucune protestation ou aménagement n’aurait
d’autre effet que cosmétique.
Le Cargo sobre, inédit, extrait, TM 2013