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LA MEDVEDEVA
Il y aura dix ans dans quelques jours que la Medevedeva a disparu. Les causes de sa mort sont obscures. A-t-elle fait une OD comme certains le prétendent, ou bien souffrait-elle d'une maladie mortelle depuis un certain temps comme j'ai tendance à le croire, personne ne sait vraiment. Je me souviens qu'elle était depuis longtemps d'une maigreur effrayante, qui m'avait alarmé, lors de nos dernières entrevues à Moscou, en 1999. Son décès me fit l'effet d'une bombe. Je n'étais pas au courant, l'apprenant par Mark Ames du magazine eXile, défunte publication pour expats anglophones dans la capitale de toutes les Russies, plusieurs jours après la découverte de son cadavre par son petit ami de l'époque. Ames me demanda alors d'écrire sa nécro, j'étais le plus proche auquel il puisse penser.
Limonov était en taule, à l'époque, sinon Ames se serait adressé à lui. Ce devoir me pesa, je m'en souviens, et comme Ames était un rédac-chef sévère dont j'avais déjà subi les rigueurs, je lui déclarai tout de go que je ne me livrerai à cet exercice qu'une seule fois. Ma nécro eut l'heur de lui plaire. Elle fut par la suite reproduite à plusieurs reprises, traduite en russe au moins deux fois, notamment dans le journal russe de New-York : Новое Русское Слово par mon ami Oleg Soulkine. Je l'avais tout d'abord écrite en anglais, la langue d'eXile, avant de la traduire dans la langue de Molière. Ce texte eut un succès fou. Jusqu'au jour d'aujourd'hui, il m'est désagréable d'avoir cassé la baraque avec la mort d'une amie, si casse-pied fut-elle, je l'aimais, c'était la sœur dont j'avais rêvé toute ma jeunesse.
LA MEDVEDEVA
La
Medvedeva était une femme impossible, tout le monde le sait. Elle était sujette
à de vertigineux accès d'ivrognerie, aux crises d'hystérie, et j'en passe. Elle
était maladroite, incapable de trouver sa place dans la société, prête tant à
aimer qu'à haïr au moindre coup de vent ; c'était, la postérité en possède de
multiples preuves, une exhibitionniste. C'était aussi une bonne chanteuse, une
fille solitaire, une artiste passionnée, une belle nana, et en dépit de ses
écarts, une femme fidèle à sa façon. Je me suis marié avec elle pour qu'elle
puisse rester à Paris et vivre avec qui elle l'entendait. Bien que je n'ai pas
accordé à ce mariage la moindre importance en dehors des liens d'amitiés (nous
n'avons jamais couché ensemble), il s'avèra que de son côté, elle le prenait au
sérieux, en partie tout au moins.
Comme le disait un célèbre écrivain français : ce n'est pas la première fois
que je verse de l'encre sur la tombe d'un ami. Mais cette fois, c'est
particulièrement douloureux. Et je ne pensais pas, parce que la dernière fois
que je l'ai vue à Moscou, elle était d'une humeur si compétitive, si infatuée
d'elle-même et de son statut de " superstar ", que j'ai décidé de ne
pas la rappeler. Et je m'y suis tenu.`
À l'époque, je n'avais pas encore appris à apprécier la beauté et l'énergie
brute d'une fille délurée de la Sainte Russie. La Medvedeva était tout ça, et
c'était aussi la jolie fille sans père, chien d'enfer et mélancolie classique,
qu'on peut voir au coin des rues des grandes villes russes, lorsqu'elles n'ont
pas été trop abîmées. Plusieurs hommes ont été envoûté par elle, et ça se
comprend. Je n'en faisais pas partie. Pour moi, elle incarnait plutôt une sœur
particulièrement casse-couilles. Alors je vais raconter quelques histoires sur
elle, et, en enfer, elle me remerciera, elle adorait la publicité.
CARTE VERTE
Il fallait qu'elle se marie pour pouvoir résider dans la " Vieille Europe
" (terme mis à la mode par D. Rumsfeld). Nous partîmes donc pour la
préfecture, par un froid matin d'hiver, sapés milord, pour arranger le mariage.
Ce qui signifiait rendre visite à une bande de flics. La Medvedeva vint en
redingote grise, elle portait une chapka, et elle était maquillée. Sa robe
était parfaitement adaptée, ni trop longue, ni trop courte, et elle arborait le
sourire ad hoc, juste assez aguicheur. Bref, elle était sensationnelle. Alors
pendant que tout autour de nous on traitait les Africains et les concierges
venus pour les mêmes raisons comme de la racaille, le vieux flic se conduisait
avec nous comme un grand-père " Je voudrais l'entendre parler français...
". Il faut comprendre, c'était à l'époque de l'URSS, où les beautés russes
étaient aussi rares à la préfecture que les baisses de TVA.
Jusqu'au mariage, elle fut sage comme une image. Le maire du neuvième arrdt,
nous avertit que " Le mariage était une institution sérieuse ".
Peut-être soupçonnait-il quelque chose. Au cours de la fête qui suivit, Limonov
et ma petite amie devaient piquer une crise parce la Medvedeva avait enfilé un mini-short
et qu'elle était tellement saoule qu'elle s'était assise sur mes genoux. Bref,
j'avais réussi à filer à l'anglaise pendant que tout le monde gueulait.
ALCOOL BLANC
Mais après ça, elle devait me rappeler que nous étions liés d'une manière ou
d'une autre. Elle téléphona un matin, en larmes. À ce moment là elle vivait
toute seule dans un studio près de la rue St-Denis. Elle était rentrée chez
elle vraiment ivre la nuit précédente, et elle s'était renversé un gros
radiateur électrique en métal sur le pied. Elle était tellement bourrée ce soir
là, qu'elle s'était endormie quand même. Avant d'être réveillée le lendemain
par une douleur intolérable. Je me rendis chez elle, et dès que je franchis le
seuil, elle se mit à piailler. Ensuite j'appelai un taxi et nous descendîmes
l'escalier. Elle hurlait à chaque marche. Après, les infirmières la détestèrent
au premier coup d'œil parce qu'elle poussa des cris d'oiseau qu'on égorge dès
qu'elle vit les blouses blanches. Je passai un coup de fil à Limonov pour qu'il
vienne s'en occuper. À ce stade des opérations, j'avais besoin de boire un
coup.
LE SOLDAT SUR LA COLLINE
Cependant, il y avait une autre facette chez cette femme, qu'on ignore souvent,
à cause de ses excentricités. Un peu plus tard cette même année, elle retourna
vivre avec son homme - et c'était vraiment son homme -, arrêta de boire,
maigrit, se mit à répéter avec un groupe de musique, et écrivit deux livres
l'un à la suite de l'autre, sans compter des poèmes et des chansons. Mince,
svelte, et radoucie, la Medvedeva était une femme charmante.
C'est ici qu'apparaît mon histoire préférée. Plusieurs fois de suite, lors de
mes visites chez eux, elle me contempla comme si elle avait vu un fantôme. Et
c'était le cas. À cette époque, elle prétendait souvent que je ressemblais
beaucoup à son frère. C'était vraisemblable, elle et moi avions le même genre
de pommettes, des yeux clairs, une grande bouche. Elle racontait toujours la
même histoire : pendant son enfance elle et sa mère allaient voir ce sacré
frère qui faisait son service dans l'Armée Rouge, avec un panier plein de
saucisson et, surprise, de la vodka. Elles prenaient le train jusqu'à un bled
paumé autour de Leningrad, descendaient dans une gare déserte, et marchaient dans
la neige. Elle s'arrêtaient toujours sous le même arbre et attendaient qu'il
surgisse sur la colline, une silhouette de couleur sombre, sur fond blanc. Il
soulevait la petite fille de terre, et elle était fière d'être la sœur de ce
vigoureux soldat. Puis il mangeait le saucisson et buvait l'alcool avant de
retourner vers la colline. Elles attendaient toujours qu'il ait disparu avant
de repartir pour la gare vide.
Des années plus tard, à Moscou, quand j'essayai de lui rappeler toute cette
salade sur son frère, elle eut un geste dégoûté de la main.
-Je l'ai revu. Maintenant, c'est un alcoolique.
Et c'est ce mélange que j'aimais bien chez la Medvedeva : l'âme en peine, et la
garce désabusée. Une femme, comme on dit dans les magazines.
(Article paru dans eXile en mars 2003,
sous le titre The Medvedeva woman, écrit
en anglais et traduit par l'auteur, ce travailleur de force)