RASPOUTINE
— C’EST MOI !
(Kira Sapguir, traduit du russe par TM)
Il
arrive qu’on soit envahi par une sorte de fébrilité : on a envie de
changer de monde, ou du moins de changer de chapeau, de profession. C’est ainsi
qu’un jour je décidai de devenir voyante. Avec une boule de cristal, des
cartes, et des châles bariolés. En effet, écrivain et devin — sont deux
professions voisines. Elles exigent toutes deux de l’imagination, de
l’inventivité, une certaine connaissance de l’âme humaine — toutes deux ont
facilement des relents de charlatanisme. D’autant plus que la rumeur confirme
les conditions d’existence sans contraintes des marchands de bonheur, qui sont
légion en notre siècle éclairé.
Donc, je
passai une annonce dans la petite revue « La Magie et nous » :
Chamane
féminine, disciple de Raspoutine, célèbre par son expérience parapsychologique
dans les cercles occultes de Moscou et St-Pétersbourg. Tire les cartes, lit
dans les lignes de la main, le destin dans sa boule de cristal, et guérit les
souffrances physiques.
Ma
chiromancie fut couronnée de succès. Inattendu, et sans l’avoir lu dans les
cartes, je me retrouvais même dans l’annuaire des quatre cents meilleurs
oracles d’Europe francophone. Décidément,
écrivain et devin étaient des professions voisines… d’ailleurs j’en ai
déjà parlé.
Bientôt
le mage Dessoires me passa un coup de fil.
SYNDICAT DES MAGES
« Je
m’intéresses à Raspoutine, entendis-je. Serait-il possible de se rencontrer
pour en parler ? ». Je frissonnai : mon grossier truc
publicitaire ne signifiait en aucune manière que j’en sache plus sur Raspoutine
que Dessoires.
Mais
j’en savais plus long sur Dessoires que sur Raspoutine. Dans l’annuaire des
devins et des voyants, on précisait que ce mage était un véritable sorcier en
matière d’autopromotion ! On savait aussi que Dessoires avait un penchant
pour les activités sociales : il organisait sans arrêts divers colloques,
réunions professionnelles, festivals de devins — il avait même tenté de monter
un syndicat… Est-ce qu’on ce rend compte ce qu’il en eut été d’un tel syndicat,
si la tentative ne s’était éteinte d’elle-même, victime de son insuccès ?
Alors
que faire ? Tout avouer ? J’aurais perdu tout respect de moi-même. Me
cacher derrière un rideau de fumée ? C’était une autre façon de cracher le
morceau. Pourquoi s’intéressait-il à Raspoutine ? Je n’avais pas besoin de
ma boule de cristal pour le deviner. Je fus alors inspirée par la muse — et en
deux minutes le scénario était prêt dans mon cerveau.
J’avais
tout à coup compris, j’allais participer à un concours de baratineurs et
emporter la victoire était une question d’honneur. Réfléchis bien, le
mage ! Et moi ? Capable ou non d’écrire un best-seller ?
CAGLIOSTRO RUE DE PONTHIEU
Le
cabinet du mage Dessoires était situé rue de Ponthieu, en face du bar
« Chez Tania »[1]. À mon
coup de sonnette, une physionomie levantine très avenante, couverte jusqu’aux
yeux de poils de barbe ondulés, me considéra.
« Bonjour,
monsieur Raspoutine ! » J’articulais soigneusement cette phrase
préparée à l’avance. Mon hôte fut pris au dépourvu — et je compris que j’avais
touché en plein dans le mille du premier coup !
« Comment
avez-vous su ? Oui, Raspoutine, c’est moi ! Dans une nouvelle
incarnation ! ». Sur ces paroles, Dessoires m’emmena précipitamment
dans son cabinet et me fit asseoir sur un fauteuil de cuir noir devant une
table basse, véritablement digne de
Cagliostro : une lourde plaque de verre soutenue par des pieds de
porcelaine noire : un cône, une pyramide, un cube, une sphère.
« Racontez-moi »,
dit le mage Dessoires, en tentant un regard hypnotique avec ses yeux ronds.
« C’est
une longue histoire », répondis-je énigmatiquement, en observant la pièce
autour de moi : les mages se débrouillaient pas mal ! Ordinateur PC
dernier modèle, vaste cabinet près des Champs-Élysées !
J’entamais
mon récit :
« Je
suis originaire de l’Oural, de Tobola, lieu de naissance de Raspoutine. Comme
vous le savez, l’Oural regorge de métaux dont les émanations sourdent de la
terre… C’est ce qui nous confère le don de clairvoyance. Comme à Delphes où les
sybilles donnaient l’oracle, respirant les vapeurs de roches fendues…
(Évidemment ce dernier détail était de mon invention ; mais j’eus par la
suite l’occasion de voir ces fariboles présentées comme un fait scientifiquement
établi dans la revue « La Magie et nous »). « J’ai passé mon
enfance en famille à St-Pétersbourg, continuai-je. Ma maman était dame de
compagnie au palais de l’empereur… »
« Permettez,
permettez… Quel âge avez-vous ?! »
« Devinez ! »
« Vous
n’avez pas quatre-vingt-dix- ans, c’est impossible ! »
« Précisément
quatre-vingt-dix ! répondis-je d’une voix triomphante. Mais cessez de
m’interrompre ! À St-Pétersbourg, à l’âge de sept ans, Raspoutine m’est
apparu en rêve. Prie, me dit-il et tous tes désirs seront exaucés. Je me
suis mise à prier et mes désirs se réalisèrent. Un jour, il m’accorda la
jeunesse éternelle et l’immortalité… »
« Bravo ! »
parvint-il à grommeler.
TU SERAS PROPHÉTESSE
Mon
récit m’emportait, comme une voile se gonfle de vent. «Quand il apparut
Raspoutine déclara : tu seras prophétesse et il m’enseigna l’art des
chamans et celui des guérisseurs. Et malgré tout… (je marquai une pause
douloureuse), Il aurait mieux fait de ne pas apparaître… »
« Mais
pourquoi ? Il a été votre bienfaiteur ! »
« Qu’est-ce
ça pouvait bien me faire ! En effet, à la suite de cela, on m’a arraché
les trois choses que j’avais de plus chères au monde ! »
Je parlais
d’une voix tremblante, j’entrais à fond dans le rôle.
« …Un
jour, j’ai cassé le manche du stylo à bille Parker en or de mon père, qui lui
était très précieux… »
« Une
seconde ! À cette époque, il n’ y
avait pas de stylo à bille ! »
« Cessez
de m’interrompre ! Je priai pour que père ne me punisse pas. Et il ne m’a
certes pas punie… Parce qu’on l’a arrêté et en envoyé dans un camp
pénitentiaire pendant dix ans[2]. Oh,
comme j’ai détesté ce scélérat ! Ce Raspoutine ! »
« Pour
quelle raison Raspoutine était-il un scélérat ? »
« Parce
que… (mon récit s’essoufflait), à chaque fois, Raspoutine… me faisait
l’amour ! »
« Quoi ?
Ouais, du reste, en cette matière… il était doué ! » remarqua le
mage, soudain juvénile.
« C’est
écœurant, espèce de soudard ! m’écriai-je, furieuse. Cet homme ! Ce
moujik foulant aux pieds ma vertu de jeune fille ! Un jour, continuai-je,
je n’ai pas pu le supporter plus avant : je me suis jeté à ses genoux et me suis
mis à le supplier de me rendre à la foule ordinaire et de ne plus m’apparaître
pour me couvrir de ses dons non désirés. Très
bien, m’a répondu Raspoutine. Je vais
te laisser en paix. Mais n’oublie pas d’être pieuse. Et voilà qu’il m’est à
nouveau apparu ici, à Paris. Tu dois déclarer
ma présence au monde, m’a-t-il dit. J’ai passé une annonce et me
voici ! »
« Cependant,
il aurait fallu un peu creuser vos incarnations passées ! » grommela
le mage d’un ton morne de fonctionnaire du bureau du destin.
En guise
d’adieu, Dessoires, plutôt un brave type, au fond, me donna les conseils aux
débutants dans la profession ; par exemple être modeste dans ses annonces
publicitaires, donner la préférence au bouche à oreille. Ne pas passer plus
d’une demi heure en consultation et ne pas demander moins de deux cents euros.
Nous nous embrassâmes de bon cœur et je quittai le cabinet du mage et de
l’enchanteur de la rue de Ponthieu.
En
descendant vers le Pont de l’Alma, je commandai un sorbet à la cerise dans un
café, heureuse comme je ne l’avais jamais été.
Je revis
bientôt mon mage à la télé. Il venait de publier un livre « Raspoutine, c’est
moi ! »
« Dans
la chaleur de Tunis où j’ai grandi, déclarait Dessoires, plein d’élan, depuis
mon enfance je rêvais des steppes enneigées. La Taïga ! Un jour, j’eus la
révélation : Je suis Raspoutine ! dans une nouvelle incarnation !
J’ai été une fois invité à déjeuner chez un ami, oligarque russe milliardaire, à Moscou, un de
mes intimes. Tout était comme d’habitude, nous mangions, nous buvions, dans une
vaisselle d’or et d’argent. Je compris brusquement :ce milliardaire — c’était
Nicolas Deux ! Sa fille — la réincarnation d’Alexeïa l’héritière du trône !
Raspoutine, c‘est moi ! répétait Dessoires sur un ton pathologique.
Je m’efforce de servir l’humanité sans relâche. Servir le Bien avec un grand B,
de façon désintéressée ! »
Je me
souvins alors des deux cents euros par demi heure de consultation. Au concours
des menteurs, aucune fable d’auteur de best-seller ne pouvait se comparer à un tel
sens de la publicité !
Kira Sapguir, avril 2012
Kira Sapguir, avril 2012
[1] Bordel
parisien célèbre dont le « personnel » était russe.
[2] C’est un
fait authentique de ma biographie. J’ai cassé le stylo Parker de mon père, j’ai
prié, il est allé dans un camp et a passé dix ans au cercle polaire, emprisonné
comme ennemi du peuple.