6.4.12

Tord-boyau mondialisé

Libellule de la Dive Bouteille

          WIFE BEATER
         Dans les années 1990, je fréquentais Carl Watson, que je tiens aujourd’hui encore pour le plus grand écrivain qu’il m’ait été donné de rencontrer (Hôtel des Actes Irrévocables,  Gallimard, 1997, Sous l’Empire des Oiseaux, Vagabonde, 2006, Une Vie Psychosomatique,  Vagabonde, 2009). Ses envolées  prouvaient que le lyrisme remis à l’honneur par Annie Le Brun dans Appel d’air —Sous les sciences humaines et la prétention de littérature, toujours les mêmes vieilles foutaises — est bien une façon de se réapproprier le sensible, fût-ce dans des conditions effroyables, pour défaire le complot. Bref,  à cette époque où je traînais avec l’oiseau maigre, je ne l’ai jamais vu boire de Wife Beater, ces vins cuits affectionnés dans les bas-fonds, bourrés de sucre et titrant 18°. Pourtant dans les récits hallucinatoires de Carl Watson, chaque fois qu’un forfait défrayait la chronique, c’était sous l’effet du Thunderbird, du Night Train, si populaires à Uptown Chicago. Et son physique décharné, malsain, évoquait des nuits froides passées à s'abreuver du suc nourricier de diabète et de cirrhose dans les quartiers quadrillages de la déchéance, son obsession. Mais non, Carl buvait de la bière et du bourbon, avec un goût pour ce dernier qui trahissait l’obsession du sucre — I like that corn taste… disait-il d’une voix éraillée. Au point que nous lui offrîmes, moi et Daniel Bismuth, l’autre traducteur de L’Empire, deux bouteilles de sa gnôle sudiste, hors d’âge vieillis en fûts de chêne, distillé quatre fois, un poison exquis qui n’aurait pas déparé la table du Général Lee, se remontant le moral après la reddition confédérée… Mais je n’ai jamais vu Watson boire de Wife Beater. Le concept même me sortit de la mémoire.
Toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, chatoiement des gueules de bois

         Une douzaine d’années plus tard — je ne voyais plus Watson, hélas, que de loin en loin — j’invitai Big Steve Felton, mon alter ego, coach de boxe dans la Ville Noire de Jersey City à dîner un soir, pour un repas que je confectionnais moi-même avec un soin franchouillard et qui tomba tout faux. Il fallut lui donner cinq côtes d’agneau — je me souviens encore du rire de sa femme quand elle aperçut la bidoche, minuscule, dit-elle seulement — et le bordeaux super-classe que je m’étais procuré, était selon mon ami : amer. Steve s’enfila quand même la bouteille, ce qui me rassura un peu, s’y habituant au fur et à mesure. Mais, pour le convaincre d’en boire, il me fallut jurer que je boirai de son poison à lui : Wild Irish Rose. Une immondice pour les clodos. Mais Steve, qui ne crachait pas sur l’alcool, et à qui ça avait coûté sa carrière chez les professionnels, ne tarissait pas d’éloges : c’est bon, c’est sucré, c’est pas cher, and you get a nice buzz, time to get laid !… J’essayais de contrer en répondant que le sucre fait les gueules de bois morbides, et qu’on économisait chez le docteur en buvant de l’alcool qui sait se tenir en société.  Rien n’y faisait, je finis par promettre. Steve s’envoya le bordeaux — un Graves de bonne tenue, nom de Dieu— d’un air dédaigneux, en me vantant le Wild Irish Rose. Sa femme, Marylin — comme Monroe, disait-elle, pas mécontente que son teint d’ébène rivalise avec la blonde d’entre les blondes — finit par le réprimander : Si t’aimes pas ça reste pas croché au goulot de ce vin français. Elle, au moins, elle avait des manières. Je la bénissais, mais il était trop tard,  j’avais promis de goûter à sa saloperie.
         Le lendemain, j’appelais Watson — dont j’avais encore, à cette heureuse époque, le numéro — et il me confirma ce que je savais déjà : Wild Irish Rose ? That’s a wife beater all right, lowest of the low…
Poésie spéciale du poivrot: prendre le Train de Nuit Express, s'envoler sur l'Oiseau-Tonnerre…

         Puis, c’était en juillet, dans une chaleur d’étuve, on perdait trois kilos à chaque séance en tapant dans le sac dans la cave de Steve — son anniversaire. Tout le quartier débarque, les balaises, les grosses, une ribambelle de marmaille, quelques jolies filles de moins de vingt-cinq ans, les boxeurs et les gangsters, à entendre au sens littéral — membres des gangs locaux. Fête et barbecue dans la cour de chez Steve. Pas gigantesque, c’est pas le Palais-Royal. Mais le maître des lieux se fait attendre. Et Marylin — comme Monroe — finit par me dire : Thierry, va le chercher. Il t’écoutera, toi. Je monte au premier, Steve est devant son ordi en train de jouer aux échecs. Quasi analphabète, incapable d’écrire une lettre, mais assez doué en stratégie.  Laisse tomber, dis-je,  t’es pas Kasparov, tu battras jamais ta machine, il est temps d’être un peu sociable, tout le monde t’attend. Steve se rebiffe :  Si, si, je l’ai presque eu la dernière fois, regarde. Trois parties d’affilée, et l’ordi le met échec et mat. Des voix s’élèvent, dans la cour : Steve !!! Sois raisonnable, tu vois bien qu’il est plus fort que toi, cet ordi. Piqué au vif, Steve se tourne vers moi : Let’s go get a pint of Wild Irish Rose, tu m’as promis que tu y goûterais, l’autre jour. Panique sous mon crâne de Blanc, j’avais déjà abusé de la Heineken dark, de la brune, non que ce soit si bon que ça, mais ça n’existe pas en Europe alors j’ai développé une faiblesse. Du vin cuit par là-dessus, je vais gerber toute la nuit. Non Steve, descends, on enverra un môme en chercher, si t’insistes. J’insiste, dit-il, mais il consent à descendre. Ensuite, il était submergé, la Heineken dark  coulait à flots, entrecoupée de cognac Hennessy, et il lui fallait tenir son rang de caïd dans le machisme du quartier. Juste au moment où, dans sa rancune, il repensait au Wild Irish Rose, il était déjà tard et j’ai profité de la bagnole de son fils pour filer à l’anglaise — ce qui se dit, curieusement, en anglais :  Take the French leave…
Trois doses de ce truc à 75,5° et tous les décolletés sont vertigineux

         Quelques années plus tôt, Limonov, à Moscou, avait méprisé un Armagnac très convenable que je lui rapportais  de France— non, je suis un gueux moi, j’ai des goûts prolétariens — parce qu’un ami à lui s’était pointé avec l’équivalent soviet de Wife beater, appelé sous les latitudes de l’Est : portveïn, ou vin de Porto, tu parles, ça venait d’Azerbaïdjan, et plongeait notre écrivain maudit dans un attendrissement ineffable,  avant l'ivresse de brute, parce qu’il avait bu ce tord-boyau toute sa jeunesse. Le leader des Nationaux-Bolcheviques chercha à toute force, lui aussi, à me faire goûter cette liqueur de sauvages. Devant mon refus obstiné, il me déclara définitivement petit-bourgeois : Tu ne veux pas travailler avec des salauds, ni boire les breuvages du peuple, tu n’iras pas loin.

Dolce Vita sur la Mer Noire
       
Nonobstant, je réussis à préserver ces amitiés, jusqu’au jour d’aujourd’hui, sans — mon foie m’en est reconnaissant — jamais toucher au Wife beater.
TM, avril 2012.