LITTÉRATURE INCOMPARABLE
Aujourd’hui, exception notable, je n’irai pas exhumer des bas-fonds de Newark un auteur Blaxploitation aux allures de malfrat à cran d’arrêt affûté dans la manche, buveur d’apricot brandy et autres poisons du ghetto, un génie poétique de l’ère Brejnev spécialiste de la fausse disparition en fanfare et de la revente des premières éditions volées aux puces de Moscou entre deux maquereautages, voire une chanteuse de beuglants nocturnes belle comme le jour aux vers méphistophéliques inspirés par Pétersbourg, un écrivain néo-beat de Gary, Indiana, chantre des enfers industriels à gueule de clochard — comme thèmes de ma rêverie que je nommerais bien transgressive, si le terme n’était galvaudé par les milliers d’imbéciles de la péroraison. Mon banquier va encore faire la gueule : Thierry, pour une fois dans votre vie vous pourriez peut-être avoir une idée qui ne soit pas résolument anti-commerciale ! Faire un effort !
Non, comme si j’avais fait Normale Sup’ — au lieu d’Hypokhâgne de la shooteuse, une université méconnue du littérateur en herbe… les drogues douces menant aux drogues dures selon le schéma bien connu… Où en étais-je ?… Comme si j’avais fait Normale donc, je parlerai pour une fois de deux classiques !… Les misères de l’âge ? Sans doute non, plutôt le dégoût de la ragougnasse post-moderne, toujours plus inculte, toujours plus agressive, écrivait J-M Parisis à propos de Dominique de Roux avec un certain à-propos. J-M, plutôt excellent auteur au départ avait deux défauts :1) il croyait viril d’être imbuvable, 2) il était concurrentiel jusqu’à l’absurde. Il semble avoir disparu des périscopes ces derniers temps…
Assez, assez, au fait, au fait, crie mon drone de surveillance, Fini les digressions. Soit.
Par conséquent, je n’irai pas par quatre chemins, en évoquant Ouvert la nuit, de Paul Morand, et Les Allées sombres d’Ivan Bounine dans mon cours underground de littérature comparée. J’attends des sponsors qui tardent, je me demande pourquoi, je n’ai rien contre leur oseille, depuis le temps que je souhaite ouvertement me faire corrompre jusqu’à l’os, pourquoi ça passe inaperçu. Ça fait 40 ans, ou peu s’en faut, que je suis dans l’édition d’une manière ou d’une autre, les chasseurs de têtes ont eu le temps de me repérer. I am the world’s forgotten boy… chantait Iggy Pop. Stop!… Mon drone se met à hurler que je m’égare encore, je rends les armes et passe au vif du sujet. Foin des digressions. Que mon maigre lectorat ne m’en tienne point rigueur. Nous autres saltimbanques… Sous pression des banquiers acrimonieux, nous cherchons n’importe quelle issue funambule…
Suffit !
Si dissemblables qu’ils ne semblent au premier abord, Ouvert la nuit, et Les Allées sombres ont en commun un certain goût pour l’inattendu. De surcroît, quasi-contemporains — les années 1920-30. Le déluge de détails topographiques, atmosphériques, sentimentaux, personnels et historiques dans le recueil de nouvelles de Bounine, ouverture de chacun de ses récits d’amours tragiques, lui a valu parfois d’être qualifié d’être « surchargé ». Il s’agit là pourtant de l’extrême singularité du chef-d’œuvre de Bounine, celui qui lui emporta certainement les voix du Nobel pour La Vie d’Artiome en 1933 — moins intéressant. On décerne souvent des honneurs à un auteur pour ses livres passés, plus que pour le livre couronné. Le Nobel 1933 était par ailleurs décerné contre Staline, Bounine faisant partie de l’émigration « blanche » et la guerre anti-communiste de l’époque étant aussi vive que dans nos déclinaisons tardives de la Guerre Froide actuelle.
J’ai vécu ça avec un auteur américain que je traduisais, Bruce Benderson, couronné du prix de Flore en 2004 pour le médiocre « Autobiographie érotique », parce que son extraordinaire roman « Toxico » avait été plébiscité, heureusement pour lui et pour moi, par les médias de l’insignifiance post-gauchiste pro-victimaires, plusieurs années auparavant. Voilà l’édition, les prix… On s’y habitue, on s’y résigne…
Retournons à Bounine… Les Allées sombres, lues à l’enfilade, produisent une impression saisissante de flamboiement de cathédrale noire et rouge, dans le défilé hallucinant situé à diverses époques de tragédies intimes, toujours écrasantes, brèves ou plus longues… Et tant d’émouvants portraits de femmes… There is no happy end… Un déferlement d’histoires bouleversantes, parfois trois pages pas plus… Beaucoup plus impressionnant que ses œuvres ultérieures récompensées par la politcorrectitude anti-soviet de l’époque…
Morand, une figure loin d’être toujours agréable avec sa sécheresse de nanti, son dédain de diplomate, ses louches accointances avec le pétainiste Laval plus tard, était un écrivain remarquable. En quoi est-il comparable à Bounine ?
Avec Ouvert la nuit, à la même période, il offre un tableau remarquable de l’échec patent de toute histoire d’amour dans l’Histoire qui lui était contemporaine. Par des moyens radicalement différents. Là où Bounine est littéralement rococo dans son déferlement baroque en début de récit, Morand, dans son laconisme cruel, reste concis. Pourtant, leur propos est le même. À peu d’années de distance…
Là où Bounine, dans son ruissellement de dorures, étale somptueusement l’éventail de ses moyens, Morand montre une qualité inédite : être toujours imprévisible, jamais le mot attendu, mais toujours retomber sur ses pattes, la note juste — faire de sa dissonance une harmonie. Peu d’auteurs savent en faire autant. Et tant de portraits de femmes, lui aussi… D’Istanbul à Oslo…
Mon atelier de l’écriture qui ne rapporte que dalle est ouvert 24/24 toute la semaine…
Thierry Marignac, novembre 2025.



