La beauté qui miroite dans le mythe est-elle une preuve de sa réalité ?
En m’offrant récemment la 3e édition revue et corrigée de son essai sur le paganisme : « La Source pérenne » un soir de libations, Christopher Gérard m’attirait consciemment dans un piège. En effet, j’avais déjà lu la deuxième une douzaine d’années auparavant, dissimulant sans doute assez mal, en recevant ce cadeau lors d’un autre soir de libations, mon appréhension du savant ouvrage sur un domaine inconnu : le paganisme.
Comme n’importe quel pékin de notre époque acculturée, j’entretenais sur le sujet des représentations banales à mi-chemin entre un crépuscule des dieux à relents totalitaires et la franche bêtise massifiée du « New Age ». Surprise, je dévorai l’essai la nuit même, enchanté par sa légèreté aérienne — la porte de sortie qu’il offrait de l’étouffoir des pensées binaires christiano-marxistes de ma jeunesse dont le rejet avait nourri mon nihilisme de néo-mods défoncé. Et je ne parle pas seulement du chatoyant exotisme des multiples mythologies — du Gange au Bas-Rhin, de la Volga à la Liffey — si séduisant aux yeux du voyageur ; l’auteur s’employait ici à ouvrir autant d’issues que possible à « l’atroce et vivante réalité » sans l’éviter jamais ni la fuir dans un monde parallèle de grotesque Fantasy. Gageure !
Enfin, cet ouvrage d’érudit est dépourvu de tout nietzschéisme vulgaire, défaut de tant de livres semblables. À la place, on respectait plutôt cet aphorisme du Gai Savoir :
« Que toute vérité qui ne soit pas accueillie par un rire soit considérée comme un mensonge. »
Shiva, combien de divisions ?
Si cette question peut prêter à frémir, en ces jours où la menace a pesé d’un conflit indo-pakistanais, il ne me semblait pas anodin que Christopher soit allé aussi loin que Bénarès retrouver des Brahmanes, dont il avait partagé les repas, les rituels et les fêtes, exempts de cette odeur fétide de sacristie, de la pompeuse pesanteur, du terrorisme latent du Dieu Jaloux des religions du livre. Delphes, les îles d’Aran, la forêt de Brocéliande, les pèlerinages païens de notre druide errant dessinaient le curieux paysage d’un homme qui ne se contentait pas d’un quelconque prêchi-prêcha alternatif mais qui, par ces rencontres avec des lieux et des gens, expérimentait son paganisme au cours de bien beaux vagabondages…
J’insiste sur l’aspect profondément humain de « La Source… » marquant une différence très nette avec ce qu’on entend habituellement par littérature religieuse, où il est de règle de s’ennuyer solennellement. J’insiste également sur l’aspect humain et émouvant, parce que c’est ce qui m’est accessible. Quasi-dépourvu de formation en philosophie, votre humble serviteur souffre en plus d’un déplorable manque d’aspiration métaphysique depuis sa plus tendre enfance. Je ne prêtais même pas l’oreille aux fariboles du catéchisme obligatoire, ne me posais pas la question de l’origine du monde, j’y étais, voyageur à destination, insoucieux du point de départ. Mon souci, c’était ce que j’allais y faire. Je confesse une certaine admiration pour les âmes plus élevées que la mienne, cherchant le sacré au-delà de la splendeur de certains poèmes — à laquelle je ne peux me dérober.
Certaines parties de « La Source… » m’ont donc donné du fil à retordre, notamment une section sur le culte de Mithra, dieu indo-iranien aux visages multiples et culte à mystères. J’étais mal équipé.
Ici, une anecdote. Christopher évoque à plusieurs reprises la figure controversée de Julius Evola, ancien dignitaire mussolinien foudroyé par l’aviation alliée en 1944, devenu par la suite invalide et théoricien mystique de la Tradition. On le cite souvent dans le même souffle que Raymond Abélio et René Guénon, eux aussi chercheurs de la Voie Perdue vers l’antique religion.
L’anecdote est la suivante : un ami sûrement mal intentionné me fit cadeau, il y a quelques années, d’un livret d’Evola, intitulé « La Doctrine aryenne du combat », espérant sans doute déclencher chez moi la fréquence héroïco-tralala qui n’est jamais très loin chez le néo-mods. Si je percutais les trois ordres indo-européens : travailleurs, prêtre, soldat, la différence entre la guerre menée pour un objectif et la barbarie indistincte d’un instinct altéré de sang, différence venue en particulier des Grecs Doriens, je m’arrêtais toujours à la funeste page 25 ! Dix tentatives ! Tout à coup, il était question de L’Upanishad, épopée indienne d’une complexité pas croyable, où héros et dieux se multiplient à une vitesse de dessin animé hollywoodien, j’étais largué. Oh combien de marins, combien de capitaines… se moquait un de mes instituteurs d’école primaire quand on séchait sur une leçon au tableau noir devant les autres. J’ai fini par rendre le livret d’Evola au copain qui me l’avait donné : « C’est trop fort pour moi, je jette l’éponge . »
De la partie Mithra de « La Source… » où l’on apprend l’existence d’une certaine « mystérosophie » qui porte bien son nom, j’ai donc retenu ceci : Mithra sacrifie le taureau dont le sang irrigue le monde et l’anime, mythe primordial. Un rapport avec Thésée et le Minotaure ? Je n’ai pas eu le temps de poser la question à Christopher. Et ceci : « En Iran, Mithra est sauveur et solaire, dieu du bien, de l’accord et du serment. » Puis, une de mes chères anecdotes historiques : « Ce culte syncrétique fait son entrée dans l’Empire Romain grâce aux vingt mille pirates faits prisonniers par Pompée et répartis en Italie. Nous savons par Plutarque que ces pirates vaincus pratiquaient un culte secret, d’où dériveraient nos mystères. » Prenez garde à vos captifs !
Christopher note autre part : « Les mentalités, ce que Jung appelait l’inconscient collectif, ont pourtant conservé les structures mentales du paganisme : seuls les noms ont changé. » À la lumière de tels exemples, on aurait tendance à y croire.
Où donc Julien dit « L’Apostat » avait-il appris à suriner ?
Le héros récurrent du roman épique composé par Christopher à grands renforts de « mythologies en sourdine » est Julien dit l’Apostat, ainsi surnommé par « les sectes de fanatiques chrétiens » qui lui reprochaient d’avoir, après un coup d’État fomenté par les Celtes, mis un coup d’arrêt à la christianisation rampante de l’Empire de Rome, dès qu’il était devenu César. Ça ne se pardonne pas.
Un bien curieux portrait est dressé de ce personnage historique. Un lettré auteur de « Contre les Galiléens » que Christopher a traduit du grec ancien, brusquement devenu foudre de guerre, prouvant sa valeur au combat en première ligne, écrasant les Germains avec ses troupes gauloises et d’ébranler la Perse, où il devait trouver la mort au « champ d’honneur », comme disait mon cher grand-père. Christopher le qualifie même, un peu plus loin, de « rat de bibliothèque ». Son bouquin est émaillé de ce genre de figures, intrigantes, émouvantes, héroïques. On rajeunit, à côtoyer ces personnages.
Le paganisme est-il un existentialisme ?
Le piège refermait ses mâchoires d’acier crantées sur ma pauvre cheville. Je lis rarement des textes en français, le médiocre brouet qu’on y absorbe d’habitude ne suscite plus aucun appétit. Il y a des exceptions. J’évite d’ouvrir Céline, Malraux, Soupault ou Modiano de peur d’être happé et d’y passer la journée. Benoist-Méchin avec son « Alexandre, le rêve dépassé » m’avait fasciné de la sorte par la limpidité de sa langue, de ses thèses, la poésie de sa vision du conquérant. C’est exactement ce qui m’est arrivé avec « La Source… », déjà lue. On pourrait comparer sous bien des aspects les deux ouvrages. Alexandre le Grand, cette fulgurance, s’accapare facilement religions et dieux des pays conquis, les intégrant à l’Olympe, se marie aux princesses locales, soucieux d’unir Orient et Occident, un rêve sans fin se poursuivant jusqu’à Lawrence d’Arabie.
Dans son « parcours païen » Christopher s’approprie sans vergogne, tant les elfes d’Irlande que les déesses multicéphales de l’hindouisme. Et… « Notre monde ne peut mourir, puisqu’il n’est jamais né, il est immanence cyclique ». Le rêve d’Alexandre et la poésie de Benoist-Méchin trouvent ici un écho.
Si ces mots n’étaient pas une contradiction dans les termes, je dirais que Christopher a failli me convertir au paganisme.
Moi qui ne crois qu’aux « secrets d’amour enfermés dans la bière » :
Le visage penché de la belle chercheuse
Se reflète dans la flamme où vécut la splendeur
Des ferventes attaches et des sorts enlacés
Aux enfances des rafales par nos cris mis à nu.
Tristan Tzara, Où boivent les loups.
Christopher va me faire une scène de ménage. Bien que nous nous soyons parfois retrouvés à « La Fleur en papier doré » haut lieu des réunions surréalistes belges, il prétend n’avoir aucune affinité avec leurs tentatives de résurrection du mythe. Il me pardonnera sans doute, je ne lui ai jamais caché mon dadaïsme natif.
Thierry Marignac, mai 2025.