19.9.14

Les villes quittées


Crépuscule à Pantin, canal de l'Ourcq, Photo S. Loquet
Loose ends, things unrelated, shifts, nightmare journeys, cities arrived at and left, meetings, desertions, betrayals, all manner of union, adulteries, triumphs, defeats… These are the facts.(1)
ALEXANDER TROCCHI, Cain's Book.

LES CHANTS MAGNÉTIQUES
Si on prenait la vie à la Philippe Soupault : très au sérieux sans éluder un certain humour objectif, par superstition d’ailleurs… Et qu’on jette des noms de villes dans un chapeau, pour savoir la suivante où échouer, de préférence un port — il est temps, nos «  années peu nombreuses » si lointaines, nos errances à la fin si prochaine, saturées autrefois de frénésies urbaines — sans oublier les caractéristiques de celles qu’on a approché, caressé, savouré, haï et adoré, quitté, retrouvé, répudié, mais dont le parfum colle à la peau — New York  près de l’océan dans ses miasmes, l’East End de Londres sentait le goudron et la bière, Moscou était une banlieue surpeuplée, Kiev était surgelé en hiver, surchauffé en été, sans fleur et sans manière, sans flamme et sans allié, Odessa, Odessa, Odessa, c’était comme Ava Garner, Odessa c’était la plus belle du monde, que même sa chute de reins incitait au baisemain, pétrifié qu’on était par son chien d’enfer et sa grâce de Madone, au bord d’une mer fermée qu’elle contemplait de haut, garce et impériale, farce et impérieuse… Berlin était sinistre et Paris… tout le charme de ses 50 villages figé dans un lifting de mort-mégapole… Bruxelles et ses parures désuètes, mal dégrossies, rongée par une Europe cancer, ville dans la ville, vrille dans la vie, toujours moins elle-même, toujours moins elle m’aime…
Alors, peut-être se résoudre aux provinces, pourvu qu’un ciel déchiré les couronne dix fois par jour, sur les industries des hommes, malpropres et corrosives, au plus près des mers du Nord, dans l’infinie déchéance de ce temps, aux couchants imprévisibles, « fins de saison aux splendeurs énervantes ».
Un nom sort du chapeau, le cadavre est exquis : personne (et vous non plus, mais qu’avez-vous compris, sous le soleil ?…), jamais, ne comprendra ce que, Bon Dieu, vous pouvez bien foutre là. La boucle est bouclée, l’énigme est parfaite. Le hasard est aboli, au profit de l’indétermination des âmes en déshérence. Que celui qui ne s’est jamais paumé jette la première grenade dans l’abri provisoire — à fragmentation. Nous saurons lui répondre.

TM, septembre 2014.
(1) "Frontières indécises, phénomènes sans rapports, mutations, voyages cauchemardesques, villes visitées et quittées, retrouvailles, désertions, trahisons, toutes sortes d'unions, d'adultères, de triomphes, de défaites… Ce sont les faits".
Alexander Trocchi, Le livre de Caïn.

18.9.14

Du destin de "trois parfaits stylistes passés du côté obscur de la force"… (Figaro Littéraire, 18-09-2014)



À l'époque où il se moquait des prix littéraires, Jean-Marc Parisis avait eu la drôlerie de remarquer que la meilleure raison d'en vouloir aux fascistes, était de nous avoir infligé l'antifascisme, ce fourre-tout qui sert à tout le monde, de tous les bords, pour manifester sa vertu, ses qualités cardinales, dans un monde qui n'a plus rien à voir avec celui des années 1930, dans un monde où les menées les plus obscures du pouvoir planétaire se parent des masques de la "doctrine des bonnes intentions" selon la formule de Noam Chomski.
JMP avait commis un péché impardonnable avec un roman intitulé "La Mélancolie des fast-food" qui mettait en scène un militant FN, premier du genre, souffrant du défaut, malgré des prouesses stylistiques que j'envie encore et qui me faisait croire à une destinée inouïe pour ce prophète, d'être plus une déclaration d'intentions qu'une véritable histoire, un véritable roman.
Apparemment, JMP cherche la rédemption, et le prix littéraire (depuis qu'il en a eu un, il est accro) qu'il a loupé l'avant-dernière fois, avec un ouvrage journalistico-littéraire, sur des déportés de Fouilly-les-Bouses où il a, semble-t-il, grandi.

Pour sa part, Jérôme Leroy se jeta à corps perdu dans le mythe de "l'auteur engagé" et publia des romans, à mon sens trop référencés, et, parti d'un certain "hussardisme" éditions du Rocher 1990, qui me semblait provincial, forma l'ambition d'être une sorte de Roger Vaillant, qui aurait aimé Céline, mais peut-être cherché à le descendre aussi, rue Girardon. Je connais bien le quartier, Parisien tête de chien, le XVIIIe arrdt fut mon alma-mater. Alors, les provinciaux qui la ramènent, hein… Même quand je les aime bien, ce qui est le cas.
Jérôme ne s'attaqua au thème du militant d'extrême-droite qu'à la veille des élections 2012, faisant preuve d'une certaine habileté de minutage et de tempo, dans un roman intéressant (chroniqué dans nos colonnes) qui lui valut des éloges dans la presse de gauche, si l'on excepte les répugnances bien-pensantes de certains puristes Télérama. Il revient aujourd'hui à la SN, avec un roman, intéressant paraît-il (je ne l'ai pas encore lu), sur l'actualité de la Phrance, cette partouze, disait déjà Nimier, ajoutant que ça n'avait plus aucun intérêt. Sans doute pas mal, si JL accède à son meilleur style aérien, mais quand même trop TF1 à mon goût.

Quant à votre serviteur, damné dès l'origine par son premier roman "Fasciste" (Payot, 1988), et plus encore par son refus punk de se justifier, il n'est certes pas très diplomate, ni servi par des réseaux où il aurait fait de l'entrisme, ou encore des thèmes qui font l'unanimité (holocauste, oppression, compassion). Moins encore par un style difficile, où l'accent est mis sur le paradoxe et la violence du réel, comme je l'ai prouvé avec "Milieu hostile" (Éditions Baleine, 2011), où la complexité des enjeux ukrainiens était mise en lumière, me valant les épithètes "d'illisible","trop compliqué", etc, ce qui signifiait, en réalité, que dans le monde sacristain du polar, si on s'abstenait de l'enquêtisme en vigueur, du flic de gauche divorcé à états d'âme poursuivant la énième enquête bidon sur un meurtre convenu avec les indices obligés, on n'avait pas d'intrigue. 
Les évènements en cours en ce moment-même dans ce pays que je connais un peu, ont démontré le contraire de la propagande curieusement de gauche et OTAN simultanément (ou bien est-ce si surprenant ?…) et leur version puritaine de ce qui est en cours. En 2004, lors de la Révolution Orange, j'avais interviewé un magnat de la presse kiévoise pro OTAN, pro UE, pro guerre en Irak, propriétaire de journaux en Europe de l'Ouest, en Israël, aux USA ("Vint, le roman noir des drogues en Ukraine" livre-reportage sur la toxicomanie, Payot, 2006), pour apprendre à mon voyage suivant en Amérique qu'il était interdit d'entrée par le FBI, soupçonné d'un trafic d'armes vers les Talibans, en liaison avec la pègre russe. Les journalistes amis russo-américains qui m'avaient permis de le rencontrer riaient de ma naïveté stupéfaite: Thierry, c'est un homme d'affaires !…
Double, triple jeu, telle était en effet la règle, dans ce pays étrange, étranger. Dur à faire avaler au lecteur lambda.

Sébastien Lapaque du Figaro, chroniquant "Les fils de rien, les princes, les humiliés" de Stéphane Guibourgé, aujourd'hui même, parle de nous trois JMP, JL, et votre bien obligé, sous le label "parfaits stylistes". J'avais rédigé un compte-rendu de nos divers destins en 2007 sous le titre "Les stylistes". Un numéro du "Figaro Littéraire" où l'on parle du dernier nombrilisme danse du ventre de Carrière d'Encaustique, comme d'un "Livre-évènement", le bobo fils à sa mère poursuit son chemin, il est né dedans, ces nantis ne peuvent pas faire d'erreur. Que son style soit aussi passionnant qu'une visite au supermarché n'a aucune importance. Plus intéressant, la mention du premier roman de Bruno Deniel-Laurent, sur un garde du corps des Saoudiens dans nos murs.
Grâce soient rendues à Lapaque pour son soutien indéfectible. Je lui dois quelques tournées au Harry's bar, c'est bien le moins.

TM, septembre 2014.

13.9.14

À l'est, rien de nouveau, sans rêves et sans croisade…

Encore une intervention hilarante de War Nerd, sur la date fétiche de mondelibre depuis qu'il se conjugue unipolaire. Pour les lecteurs anglophones, trouver au lien ci-dessous :




LE LENDEMAIN DU ONZE SEPTEMBRE
PAR THE WAR NERD, ALIAS GARY BRECHER
 (Traduit par TM)

Ça y est, on en est au gros anniversaire. Le grand affrontement Islam/ Occident. Mais ça n’était pas le 11 septembre, c’était le 12. Et c’était pas l’effondrement de deux immeubles à Manhattan c’est beaucoup plus important que ça. Ces deux immeubles de Manhattan pourrait servir d’antonyme au vieux koan zen : « Si un arbre tombe en forêt et que personne ne l’entend… ».
 Cette version-là, c’est plutôt : « Si deux immeubles s’effondrent à trois pâtés de maison du QG des gros médias, est-ce qu’ils seront un jour capables de la boucler sur cette affaire ? ».
Non, laissez tomber cette vidéo surfaite. Je parle d’un véritable événement : Vienne, 12 septembre 1683 : une armée ottomane , 140 000 Turcs, et leurs alliés des Balkans et tatares, retranchés sous les remparts de Vienne. 30 000 villageois autrichiens pris en otages. Une minuscule garnison de 11 000 hommes affamés qui défendaient la ville en rêvant d’un buffet de saucisses Bratwurst à volonté.
Une sacrée histoire qu’on m’a souvent demandé de raconter. Mais je reculais l’échéance anniversaire après anniversaire, parce que le Siège de Vienne, c’est une histoire qui attire encore plus les cinglés que le Livre des Révélations. Souvenez-vous de Breivik par exemple, celui qui a donné au tir à l’éléphant dans un couloir une allure quasi héroïque en massacrant des gamins scandinaves socialistes piégés sur une île ? Eh bien, le blog qui l’a inspiré est un machin craignos intitulé Les Portes de Vienne, allusion lourdingue à 1683. Leur slogan est : « Nous sommes dans une nouvelle phase d’une vieille guerre ».
Un peu que c’est une nouvelle phase. La première était réelle, celle-ci est une farce. Breivik est enfermé dans la prison la plus luxueuse jamais construite, et se plaint qu’on ne lui fournit pas des jeux décents pour sa Playstation.
(…)
 Il a aussi réclamé un divan ou un fauteuil, parce que sa chaise lui fait mal au dos.
Ne vous inquiétez pas — les féroces pacifistes norvégiens ont trouvé le moyen de punir Breivik pour ses crimes. Ils lui ont chanté une chanson. Ouais, 40 000 Norvégiens rassemblés sur des places publiques de Oslo à Narvik ont entonné une chanson de Pete Seeger intitulée « les enfants de l’arc-en-ciel » jusque dans la cellule où il se tortillait sur la chaise inconfortable. Ça lui apprendra à descendre 77 mômes !…
(…)
C’est une question de goût, évidemment ; si Breivik avait tué quelqu’un que j’aime, je me dirais quelque chose du genre : « Comment faire pour payer deux taulards condamnés à perpette, histoire qu’ils lui arrachent les yeux à la spatule de geôle ? ». Mais les Norvégiens sont décidément une nouvelle espèce d’humanité édentée, et ils ont décidé que la seule revanche assez noble et passive-agressive qui leur convienne c’était de chanter contre ce meurtrier geignard. Le plus grand héros norvégien de l’histoire, Egill Skalagrimsson a du se retourner dans sa tombe assez fort pour affoler les sismographes dans toute la Baltique — parce qu’Egil n’était pas seulement un fier guerrier, c’était aussi un talentueux poète, alors écouter les paroles de Pete Seeger, ça a du être une vraie torture. On n’a jamais reproché à Seeger le moindre talent littéraire.
(…)

Il n’était ni question de licornes, ni d’arc-en-ciel sur la ligne de fracture entre le Saint Empire Romain  et l’Empire Ottoman au cours du siège de Vienne. Le Sultan Mehmet IV expliqua son programme à Léopold I, empereur Habsbourg, de façon simple et concise :
Nous vous ordonnons de Nous attendre dans la ville de Vienne où vous résidez, où nous Vous décapiterons… Nous vous exterminerons vous et vos partisans… Les enfants et les adultes subiront les tortures les plus atroces avant d’être mis à mort de la façon la plus ignominieuse…
L’Europe chrétienne était tout aussi grossière et précise. Martin Luther prêchait que les Turcs étaient des agents du Diable — encore était-il accusé de mollesse par des Soldats du Christ encore plus enragés.
Les armées turques avaient avancé vers le Nord et l’Ouest, venues d’Anatolie, bien avant de prendre Constantinople en 1453. La bataille  du Kossovo, cette tragique défaite qui fait encore pleurer les Serbes dans leur Slivovitz, se déroula en 1389, plus d’un demi-siècle avant que Constantin XI, le dernier empereur de Byzance ne périsse en combattant sur les remparts de sa citadelle. Et fois les Serbes écrasés, le reste des Balkans succomba facilement aux Ottomans. Pour les élites terrifiées d’Europe Centrale, l’empire ottoman du XVIe siècle explosait dans toutes les directions — arrachant Chypre aux Vénitiens, Rhodes aux Templier et assiégeant Vienne pour la première fois en 1529.
Ce siège fut un échec et l’armée ottomane fit ce qu’elle faisait habituellement après un assaut raté : elle massacra tous les prisonniers et les otages. Au fait, on entend beaucoup sur les plages les plus crédules du Net que les Ottomans étaient tolérants, incompris, en avance sur leur temps. Eh bien, non. Demandez aux Assyriens, aux Grecs des îles ioniennes, aux Arméniens — Bon Dieu, les Arméniens n’ont même pas le droit de parler de ce qui leur est arrivé !— Non, nos Ottomans n’étaient pas du bois dont on fait les enfants de l’arc-en-ciel…
(…)




Même parmi les puissances chrétiennes, personne ne se faisait d’illusions sur la confiance ou la solidarité. En fait, trois cultes différents se combattaient en Europe Centrale au XVIIe siècle : l’Islam, le Catholicisme, et le Protestantisme. Les Habsbourgs, qui régnaient sur les terres allemandes et l’Italie du Nord, vaguement fédéré dans le Saint Empire Romain Germanique, était partisan de la Contre-Réforme Catholique. Mais après le cauchemar de la Guerre de Trente ans, même ces prognathes avaient adopté la tolérance religieuse au sein de leur principautés en capilotade. Le Nord était luthérien, le Sud restait catholique.
Les princes hongrois étaient le joker imprévisible, encore puissants, protestants pour la plupart, et ils haïssaient les Habsbourg. On pourrait croire que la Hongrie était un pays à dominante catholique, mais ça n’est venu que plus tard, le résultat d’une tonne de prêches jésuites pour y remédier, et de l’esprit de contradiction farouche des Hongrois. En 1683, ils étaient protestants à tout crin et haïssaient les Habsbourg à mort. Leur chef, Imre Thokoly, s’allia avec les Ottomans et combattit aux côtés des Turcs lors du Siège de 1683.
Les renversements d’alliance même entre Chrétiens et Musulmans étaient courants. Pour une dynastie d’Europe Centrale, c’est la seule façon de survivre. C’est un truc que les concepteurs de Risk, le jeu pour les Fous de Guerre débutants, ont compris. On ne démarre jamais son empire en Europe, parce qu’il y a trop d’angles d’attaque.
(…)
Alors, les puissances chrétiennes n’avaient pas ce genre de scrupules ; elles ne pouvaient se permettre d’être honorables. Les alliances étaient faites pour se renverser, sans avertissement, selon la conjoncture.
Les alliés du sultan n’étaient pas plus fiables. Les alliés chrétiens des Turcs — hongrois, valaques, moldaves — haïssaient les Infidèles et devaient être corrompus et menacés pour envoyer des troupes. Et même les vassaux musulmans, tels que le khan de Crimée, en faisaient le moins possible.
La seule exception à cette règle de trahison potentielle fut le roi polonais Jan Sobieski, héros de Vienne. Aucun doute que ce furent Jan et ses « hussards ailés » qui gagnèrent la bataille de la Chrétienté en 1683, mais si on regarde sa carrière un peu plus attentivement on verra des changements d’allégeance surprenants pour un roi se prétendant « Le Défenseur de la Foi ». Quand ça l’arrangeait, il changeait de camp. Tôt dans sa carrière, il se rangea du côté des Tatares musulmans contre les Russes chrétiens.
Difficile de reprocher à un Polonais de s’allier à qui que ce soit contre les Russes. Sur ce sujet, il y a une blague irrésistible :
Un paysan polonais frotte une lampe, le génie en sort et lui propose un vœu. Le Polonais se gratte la tête et dit « Je crois que je souhaiterais que les Chinois envahissent la Pologne ». Le génie le contemple, incrédule, hausse les épaules et bingo ! Les Chinois ravagent la Pologne, brûlent et éventrent tout ce qui bouge sur leur chemin. Mais ce drôle de vœu pervers pèse sur la conscience du génie qui apparaît à nouveau tandis que le Polonais est assis dans les ruines fumantes de ce qui était sa maison.
(…)
Le génie accorde un second vœu au Polonais qui demande la même chose. Le génie le regarde, dégoûté  et re bingo ! Les hordes chinoises ravagent la Pologne de nouveau. Le génie retrouve le Polonais, assis par terre parce que les Chinois n’ont cette fois rien laissé debout, et lui demande pourquoi il fait un vœu aussi maso et aussi bête. Le Polonais sourit enfin et lui répond :
« Parce que pour envahir la Pologne, les Chinois sont obligés de passer par la Russie ! ».
(…)

Le plus froidement calculateur et cynique dirigeant chrétien, Louis XIV de France, observait la lutte entre le Saint Empire Romain Germanique et l’empire ottoman avec une satisfaction non dissimulée. Les Habsbourg envoyant des troupes en Autriche pour contrer la menace turque, la France attaque à l’Ouest, s’emparant de l’Alsace.
(…)
La France pouvait se permettre de ne pas s’émouvoir de l’avance turque, mais la menace était réelle, et manifeste, assez pour terrifier l’Europe Centrale au point qu’elle s’unisse — il faut savoir que l’unité en Europe Centrale est aussi fréquente que la neige à Los Angeles.
La finesse et la ruse auraient accompli bien plus que la menace de couper la tête de l’Empereur du Saint Empire, transformer la cathédrale St-Pierre en mosquée et tuer les civils dans « les plus atroces tortures ». Mais la finesse n’était pas une spécialité ottomane. La terreur avait donné par le passé d’excellents résultats, alors pourquoi s’en défaire. La terreur, du reste, accomplit quelque chose comme un miracle : une véritable alliance stable et efficace entre Allemands, Autrichiens, et Polonais.
Comme la plupart des grosses armées multinationales d’empire, les forces ottomanes mettaient du temps à se mettre en branle et ne brillaient pas par leur rapidité de mouvement. Elle fut mobilisée au début 1682, mais se mit pas à marcher vers le Nord-Ouest avant le printemps 1683. À ce moment-là, les vassaux chrétiens des Turcs avaient déjà tous révélé les plans de bataille des Ottomans à chaque prince de la Chrétienté par des missives secrètes.
C’était une troupe énorme, conçue pour submerger Vienne par l’avantage du nombre : au moins 140 000 hommes commandés par Kara Moustapha, un cousin de la famille des Kopruru, qui étaient plus ou moins héréditairement vizirs de père en fils. Comme de nombreux chefs militaires tardifs de l’empire ottoman, Kara Moustapha, était un mauvais général sur le terrain, qui se débrouilla pour offenser tous les subordonnés importants et semi-autonomes, tels que le Khan de Crimée qui se vengea en en faisant le minimum dans l’assaut de Vienne. Encore ce manque de finesse, né du sens originel d’invincibilité parce qu’on accomplit la volonté de Dieu, qui condamna leurs campagnes ultérieures à l’échec.
Les Turcs avaient de bonnes raisons d’être fiers. Ils avaient joui d’une domination sans partage les plus longues de l’Histoire, leur plus grande victoire stratégique sur les Byzantins survenant à peine cinq ans après la bataille d’Hastings. Ils avaient achevé la conquête de la Crète en 1669.  Des victoires s’étalant sur cinq siècles, inouï pour n’importe quel empire.
Mais la victoire apporte l’enrichissement, et l’opulence affaiblit les traditions guerrières — surtout chez les peuples des steppes comme les Turcs. Les peuples des steppes s’appuient sur des talents très difficiles à maîtriser, notamment l’usage de l’arc sur un cheval au galop. Une fois que le peuple des steppes conquit des villes, soumit des esclaves, accéda à une vie facile grâce à ces armes, ses soldats descendirent de selle pour s’installer sur des divans, ce qui signifie que leurs qualités de guerrier des steppes s’érodèrent, de même que l’éthique du guerrier. Lorsqu’on en est là, un peuple impérial doit se reposer sur d’autres qualités, la flatterie, la diplomatie et la propagande — mais les talents des Turcs pour ce genre de choses ne s’étaient pas développés à mesure que leur férocité diminuait. Lors de l’avance de Kara Moustapha, les villes qui acceptaient de se rendre subissaient un carnage — une erreur classique, garantissant que, dans les futures villes assiégées, on se battrait jusqu’au dernier.
Les Viennois savaient très que l’armée ottomane venait pour prendre leur ville, mais avec une population de 80 000, ils ne pouvaient envoyer que 15000 soldats sur les remparts. Ce qui signifiait que les Turcs qui arrivèrent sous les murs de Vienne le 14 juillet 1683 avait une supériorité de dix contre un par rapport aux défenseurs. Une attaque frontale aurait sans doute emporté la ville, mais Kara Moustapha décida de l’assiéger.
Curieuse décision, au vu de la supériorité numérique. Elle n’était pas guidée par une quelconque compassion pour les soldats ottomans risquant de perdre la vie dans l’assaut. On n’a jamais pu reprocher  à un chef militaire ottoman de se soucier des pertes. Peut-être que Kara Moustapha voulait prendre la ville encore intacte, pour s’enrichir lui-même ainsi que ses cousins Kopruru, en vue des futures luttes d’influence à Constantinople.
(…)
Kara Moustapha était un conservateur dans l’âme. Il choisit de se retrancher sous les murs de Vienne et se mit à faire creuser des tranchées, toujours plus proches de la ville, pour que ses sapeurs puissent creuser sous des points d’appui vulnérables et faire sauter quelques dizaines de barils de poudre. Cette " guerre souterraine" était une des façons les plus brutales et les plus efficaces de se servir de la poudre à canon — beaucoup plus efficace que d’essayer de culbuter les remparts en les bombardant au canon toute la journée. Pour les hommes affectés aux tunnels souterrains, c’était un cauchemar — creuser des galeries susceptibles de vous ensevelir à n’importe quel instant, écouter le mouvement des sapeurs adverses, et faire rouler des tonneaux de poudre noire au long de passages éclairés à la torche, faire sauter les mines adverses avant qu’ils ne fassent sauter les leurs. La seule distraction était la rencontre impromptue des sapeurs ennemis, menant à des combats à mort de rats dans un tunnel  à l’aide de couteaux, de pelles, à coups de dents — ce qui tombait sous la main.

Les Turcs disposaient de 5000 sapeurs entraînés qui trimaient sous les murs de Vienne, un tiers de la garnison autrichienne dans sa totalité. Mais bien que les sapeurs turcs parviennent à faire sauter plusieurs bastions, les défenseurs de la ville construisirent de nouvelles défenses à l’intérieur, et les Ottomans échouèrent à se frayer une la brèche conséquente qu’il leur fallait.
Et le temps pressait. Les forces polono-allemandes de secours avait fini par se mettre en mouvement après s’être bouffés le nez de la manière européenne classique, sur le pognon, et le commandement. Le roi polonais Jan Sobieski finit par obtenir le commandement suprême grâce à ses victoires passées contre les Ottomans, et un marché raisonnable fut passé sur la rétribution des troupes. Le Saint Empire Romain Germanique paieraient tous les soldats présents sur son territoire, les Polonais paieraient leurs hommes jusqu’à ce qu’ils pénètrent dans l’empire. Au fur et à mesure que les renforts avançaient vers le Sud, ses officiers se fondirent dans un chaîne de commandement simple et efficace — encore un miracle exceptionnel dans ce genre de troupe multi-ethnique.
Les Turcs devaient faire face à un nouvel ennemi, qu’Homère lui-même craignait : les maladies infectieuses venues de l’eau plus ou moins potable, qui entamaient toute armée tentant de passer l’été dans des camps surpeuplés, puant la merde devant une ville ennemie. La dysenterie se propageait.
(…)
Les soldats ottomans mouraient dans des tranchées dégueulasses, et la ville ne semblait toujours pas prête à tomber.
Pourtant la vie à l’intérieur des remparts était assez effrayante. La nourriture était si rare que les sentinelles s’évanouissaient pendant leur tour de garde. Le chef militaire autrichien, le Comte Von Stahremberg, compatit de la manière qu’on attend d’un général autrichien ; il décréta que la syncope en tour de garde serait punie de mort. Ça réveille mieux que des pilules de caféine.
À ce moment-là, un rien de souplesse à l’égard des villes conquises aurait servi les Turcs. Si les Viennois avaient eu le moindre espoir d’être épargné, ils se seraient peut-être rendus. Mais pourquoi se rendre, si on va être exécuté de toute façon. Il valait mieux mourir sur les remparts que succomber aux lentes tortures très créatives, pour lesquelles les Turcs étaient célèbres.
(…)
À travers l’histoire, de nombreuses villes ont attendu les renforts, l’expédition de secours, pour découvrir qu’elles l’avaient fantasmée, ou bien qu’elle avait été vaincue en route, détournée de sa route pour telle ou telle raison politique, voire inventée par les assiégeants. La plupart du temps, c’est du bidon. Mais pas cette fois. Les troupes allemandes battirent les Hongrois de Thokoly, qui avait été placées là par Kara Moustapha pour verrouiller la position. Les renforts s’étaient ouverts la route de Vienne. Ils touchèrent au but à l’aube du 12 septembre 1683, et allumèrent des bûchers pour donner du courage aux Viennois et démoraliser les Turcs.
Il restait à Kara Moustapha deux possibilités : virer de bord et affronter les renforts à terrain découvert, ou bien attaquer la ville en espérant la prendre avant l’arrivée des renforts. Il ne fit ni l’un, ni l’autre. Ses sapeurs lui avaient dit qu’ils allaient faire sauter la plus grosse charge depuis le début du siège sous les remparts de la ville, et ses subordonnés le persuadèrent qu’ils allaient écraser les Polonais à terrain découvert. Il prit donc une décision insensée pour un chef militaire : il ordonna des attaques simultanées de la ville et des renforts. Il jouissait toujours de la supériorité numérique, même après l’été qui avait creusé les rangs : les renforts comptaient 70 000 soldats, la moitié de l’armée ottomane. Mais en divisant ses forces, il perdit l’avantage. Pire encore, ses meilleures troupes étaient toujours face aux remparts de Vienne, laissant des troupes de valeur moindre affronter la cavalerie fraîche et lourdement armée massée sur les collines.
Et il y eut encore une diversion supplémentaire des forces ottomanes : l’exécution de 30 000 paysans autrichiens. Confronté à une bataille sur deux fronts pour la survie de son armée, Kara ne dévia pas d’un poil de sa ligne de conduite en ordonnant à un nombre important de ses soldats de massacrer des enfants et des femmes qui hurlaient. Les Ottomans n’étaient certes pas, quelle que soit l’opinion de votre prof de science-po, des enfants de l’arc-en-ciel. Cette brutalité n’était même pas sensée, vu qu’il s’agissait d’un gâchis complètement idiot d’hommes d’armes à un moment critique.
Il s’ensuivit la plus grande charge de cavalerie de l’histoire militaire — 20 000 lanciers déferlant sur une troupe ottomane d’assiégeants importante, mais épuisée, hagarde, et mal dirigée.
(…)
La plupart des fantassins ne restaient pas en face des « hussards ailés » polonais, horde de centaures fonçant vers eux la lance pointée vers leurs yeux écarquillés. Les Ottomans, si. Mais sans commandement digne de ce nom, épuisé après deux mois à moisir dans leur crasse, ils n’eurent pas le courage de résister à une telle apparition. Ils perdirent pied et s’enfuirent.
La garnison viennoise, au vu de la déroute turque, s’élança hors des vestiges des remparts et attaqua les troupes assiégeantes de Kara Moustapha. Un moral stimulé fait des miracles, même sur des soldats qui n’ont mangé que du rat pendant des mois. Les troupes d’élite ottomanes, les janissaires et les sipahi, n’eurent d’autre choix que de battre en retraite.
Ils parvinrent à protéger Kara Moustapha, et le ramenèrent à la maison pour qu’il s’explique sur ce qui était parti en vrille. Apparemment, ses explications ne furent pas très convaincantes (bien qu’il ait disposé de trois mois pour le mettre au point) parce qu’il fut exécuté à Belgrade à Noël 1683.
(…)
Chez les vainqueurs, on connut un petit temps d’amitié austro-polonaise, qui dura le temps de réchauffer une saucisse dans un micro-onde.
(…)
L’Autriche, la principauté figure de proue des Habsbourg, entra en décadence presque dès le départ des troupes turques, s’abîmant dans le grotesque empire austro-hongrois, qui, comme le dit Hemingway, fut créé pour donner des victoires à Napoléon.
La seule consolation des citoyens d’Europe Centrale fut que les Ottomans partaient en sucette plus vite encore que les Polonais ou les Autrichiens, bientôt « homme malade de l’Europe », surnom cynique franco-anglais au sujet des Russes.
(…)
À présent, les seuls vestiges de cette gloire éphémère de septembre 1683 sont les tentatives vulgaires des Européens réacs de relier leurs fascisme de nains à ce qui s’est passé devant Vienne ce jour-là. Breivik est typique du genre — des cinglés sans descendance se lamentant sur le déclin de l’Europe, faux Croisés se plaignant de ne pouvoir obtenir le dernier jeu Playstation  dans leur cellule de prison confortable. On est loin de 1683, et c’est une déchéance interminable.


Gary Brecher, alias War Nerd, 12 septembre 2014.