10.3.20

Le traducteur le plus fort du monde


         Dans une chambre d'hôtel  minable d'une ville étrangère où tout le monde porte un masque, où Chinatown est déserte, dans des pubs vides, où l'alcool ne rapproche plus et le quidam se tient à distance respectable, on a le temps de rêver. Nuit du monde sinistré de l'utopie marchande — ces lendemains radieux où tout le monde aurait des actions en bourse, issues de la bio-diversité — certains phénomènes avaient tendance à dérégler l'horloge cybernétique par contagion. Les calculs impeccables de cette mécanique au-dessus de tout soupçon, mise au point logiquement pour le bonheur universel, ressemblaient tout à coup, selon l'expression d'un ami mort depuis des lustres, au «trouble imposteur de l'alcool». L'hyperclasse elle-même, si faraude qu'elle s'avance, y voyait certains enjeux de l'effarant poker menteur mené depuis plus de trente ans sur la planète, bouleversés. Ou bien était-elle confortée dans son désir de mort fétichiste et grandiose ?…
         Mais de même qu'à Byzance, on dissertait sur le sexe des anges, sourd aux coups de bélier des ottomans, le retour du destin comme un retour de flamme nous précipitait chez les poètes, comme on va au bistrot pour noyer un deuil. "Nuits aux bouges" disait Mac Orlan…

      
  
 (Vers traduits du russe par Thierry Marignac)

Le sommeil j'ai perdu,
Et cessé toute nourriture, —
Amoureux éperdu,
D'une tendre créature.

Mais cette créature est postée,
À une fenêtre brûlante.
Pour elle, mon allure passionnée
N'est en rien signifiante.

Cette créature en tête,
Il n'en est de plus belle, de plus chérie,
Elle a tant de facettes
Notre Lydia chérie.

Lorsque pour la première fois,
Je vous ai entraperçue,
Toutes les belles qui me laissaient pantois,
Sur l'heure, je détestais, impromptu…
En dehors de vous, dans les nues.

De toutes parts, je m'enflammais
Dans ma poitrine je le sentais,
Et depuis lors du génie
Le cœur mutilé ne guérit.

Quelque chose dans le cœur a cédé,
Quelque chose s'est déchiré,
Le bouchon du vin a sauté,
Aux oreilles a résonné.

Depuis lors quels ne sont mes tourments,
Vous, me remémorant,
Toute-puissante beauté,
La force de vos yeux pour me hanter.

Vos noirs sourcils,
Comme de lourds nuages assombris,
Marques de naissance — cassis,
Vos mains à embrasser tactiles.

Dans une sauvage concupiscence
Je consume la nuit —
La passer en patience,
Plus avant, je ne puis.

Lydia, compatissez,
Pour le nouvel Ovide,
Dans mon ventricule torride
Votre clémence goutte à goutte déversez.

Pour que ta conscience
Soudain soit éclairée,
Pour que de mon alimentation l'échéance,
À nouveau soit restaurée.
Nikolaï Oleïnikov, 1931.




Потерял я сон,
Прекратил питание, —
Очень я влюблен
В нежное создание. 

То создание сидит
На окне горячем.
Для него мой страстный вид
Ничего не значит.

Этого создания
Нет милей и краше,
Нету многограннее
Милой Лиды нашей. 

Первый раз, когда я Вас
Только лишь увидел,
Всех красавиц в тот же час
Я возненавидел.
Кроме Вас. 

Мною было жжение
У себя в груди замечено,
И с тех пор у гения
Сердце искалечено. 

Что-то в сердце лопнуло,
Что-то оборвалось,
Пробкой винной хлопнуло,
В ухе отозвалось. 

И с тех пор я мучаюсь,
Вспоминая Вас,
Красоту могучую,
Силу Ваших глаз. 

Ваши брови черные,
Хмурые, как тучки,
Родинки — смородинки,
Ручки — поцелуйчики. 

В диком вожделении
Провожу я ночь —
Проводить в терпении
Больше мне невмочь. 

Пожалейте, Лидия,
Нового Овидия.
На мое предсердие
Капни милосердия! 

Чтоб твое сознание
Вдруг бы прояснилося,
Чтоб мое питание
Вновь восстановилося.
Н. О. 1931.


La tendresse dans mes vers n'est pas suffisante,
Et je veux que la tendresse soit présente —
Comme fatalité ou comme négligence.
Et je t'embrasse de toute urgence.

Ô ma muse insensée!
Te détournant, tes larmes tu vas cacher.
Pathétique, cette prose me fait hurler,
Sans faire fondre mon cœur, ni mon visage dissimuler.

À ta joue, gamine, je me suis collé.
Comme les vieux, comme les anges, comme les enfants.
Seuls dans le monde entier, nous serons vivants.
Tu pleurniches, et le sanglot, je vais rimer.
Boris Ryjii, 1999.

Мне не хватает нежности в стихах,
а я хочу, чтоб получалась нежность —
как неизбежность или как небрежность.
И я тебя целую впопыхах,

О муза бестолковая моя!
Ты, отворачиваясь, прячешь слёзы.
А я реву от этой жалкой прозы,
лица не пряча, сердца не тая.

Пацанка, я к щеке твоей прилип.
Как старики, как ангелы, как дети,
мы станем жить одни на целом свете.
Ты всхлипываешь, я рифмую «всхлип».
БР, 1999.
Paranos ou poètes par une nuit détrempée


Tout est devenu soudain si sombre,
Le Gulf Stream s’est affaibli
Froides nous sont les nuits
On ne peut plus traverser Londres,

La longue blouse à ceinture ne peut nous aider,
Le parka ne peut nous réchauffer
C’est malaisé et froid,
Il faisait chaud autrefois…

De partout flambent les incendies,
De partout se déversent les pluies,
Le vent sur la vieille Tamise fossile
Est acide comme un crocodile…

À la manche d’Hamlet se collant :
« Clerc, où vas-tu aller ? »
Dans toute l’Europe l’été
Tu ne trouveras plus à présent…
Édouard Limonov, 2015.


Всё стало вдруг печально,
Ослабевает Гольфстрим,
Холодно нам ночами,
Лондон непроходим,

Не помогает толстовка,
Не помогает парка,
Холодно и неловко,
Раньше же было жарко…

Всюду горят пожары,
Всюду идут дожди,
Ветер над Темзой старой
Кислый как крокоди…

Льнёт к рукаву Хамлета:
«Клерк, ты куда идёшь?»
На всей Европе лета
Нынче ты не найдёшь
Э. Л. 2015
Zèbres à Buckingham Palace.