14.11.14

Verser de l'encre sur les tombes


        

      Que la terre lui soit légère 

    Dans une enquête sur Boris Ryjii, menée de si loin, et si longtemps après…  menée dans le but inavouable d’entrer dans sa peau de surdoué foudroyé… justifiant les bassesses de l’exégèse par les nécessités de la traduction… le meilleur indice, au-delà des biographies, est sans doute le dialogue fragmenté, tétanique, qu’il entretenait avec le tombeau à mots heurtés, simplissimes, de grand artiste parfois monosyllabique, la voix qui s’étrangle dans un hoquet d’abîme… Car le tombeau toujours comprendra le poète, disait Baudelaire.
         Il faut ensuite retourner en Russie, vers le bleu minéral des prunelles, lourd d’une charge statique aussi massive que l’Oural, sur laquelle on peut se méprendre et voir un ciel surchauffé, voilé d’une brume inexorable… Le tombeau confident de mon rêve infini… répétait Baudelaire.
         Le relief du visage de Ryjii affleure violemment, emprisonnant le mouvement sur quelques crêtes, des traits austères, fermés sur l’étendue des rocs, soulignés d’une balafre qui coupe la joue en deux… La pierre, un ciel bas et le sabre…
         On entend mieux alors les crissements télescopés des dissonances où Ryjii l’antipoète de l’antibooker, au fil d’un archet de fortune, semblait chercher sans trêve une harmonie d’outre-tombe, puisque les tombes sont faites des pierres qui s’ébouleraient pour l’ensevelir…Envolés tous les mots… Mais la musique, pas vrai ?— c’était beau … (Пошло всё что я, писал и говорил… Но Музыка была, не правда ли ?–  Прекрасна …) disent les vers d’un autre homme traqué, le poète Sergueï Tchoudakov, lui aussi filé par l'investigateur, à la trace à demi effacée.
         … L’enquête se poursuivant, le limier cherche en lui-même… comme on fait pour les affaires classées, dossiers perdus d’archives monolithiques dont on secoue la poussière et… D’où jaillit toute vive une âme qui revient… Baudelaire encore.
         …Il lui faut retourner en Russie par le souvenir retrouver le sens de l’immensité, le sens de l’écrasement, la perdition du ciel sans limites… Non, le limier ne connaît pas la majesté des promontoires… ne s’est jamais écorché l’âme aux reliefs déchiquetés d’une chaîne plus haute que l’Europe… cœur de crevasses, béant à la dernière frontière avant l’Asie… cœur de Boris Ryjii, géologue, poursuivant l’énigme entre toutes, notre Terre et ses fractures, dont ses études et découvertes n’épuisaient pas le mystère… néant du savoir qui réclamait le poème, inlassablement… comme un crime génésique, et non élucidé…
         …Mais le limier se souvient de la plaine moscovite qui le plaquait au sol… Comme une mouche sur un pare-brise de voiture… Des cieux à perte de vue… qui engendraient l’angoisse… des trois dimensions du froid, du sable et des forêts… du vertige de l’espace qu’on calmait par l’alcool… des cinq sens affolés par l’absence de repères… sans doute la gravité terrestre… le poids mort de la roche… pesaient sur Boris Ryjii… forçant un destin d’étoile filante…
         Le limier se souvient aussi qu’au-delà de cette ivresse du déséquilibre… lui venu d’un pays de nains bordé par des barrières… le limier se souvient d’une extase sans rime et sans raison… qui poussait à l’amour… et foin des oraisons… comme les rares éclaircies crevant le ciel uniformément mat du poète Boris Ryjii…
         …Gauche, droite, crochet, poings et cuir, goût salé de la sueur, mal aux dents mal au foie… le limier aussi a goûté à ça… il sait pourquoi on va au-devant des coups… pour la chance de riposter, d’exister coûte que coûte… en découdre avec soi-même, ultime adversaire… Celui qui avait eu raison de Boris Ryjii…
         …Et puis au bout de l’enquête, on n’avait rien trouvé… Boris Ryjii le poète, restait inexpliqué…
         …Mais on pouvait le traduire, au plus près des nerfs…
TM, novembre 2014.

Documentaire sur Boris Ryji  par Eleonora Kornilova (Элеонора Корнилова) 2000
 
    (Vers de Boris Ryjii, traduits par TM)   
À l’entresol, le flingue je ramasserai
         Armerai, dans le canon la balle —
         Je vivrai encore un peu et tout ce que ça trimballe,
         Pour l’instant, je ne voudrais,
         Pas quitter ce monde, 
         Ce monde,
         Cette demeure et cette ville.
         Tant que j’ai un flingue, c’est parfait,
         Le reste viendra après.
         Par la lucarne, un coup d’œil au gazon,
         Aux tiges d’un buisson.
         L’interphone bourdonne, le téléphone
         Sonne — de l’agitation.
         Il faut commencer par acheter une maison
         Pour que rivière et forêts d’automne,
         Dés septembre se désolent à flots,
         Pour moi l’idiot.
         Pour que les nuages tourbillonnent.
         De quoi je parle ? Eh bien de ça :
         Nuages pour l’idiot, pour moi.
         Et après, et encore
         Pour les forêt bleutées aux feuilles d’or
         L’éclat de la rivière, l’éclat des cieux.
         Et sans froideur se dire adieu
         Mais pas sans larmes plein les yeux.
       Boris Ryjii (1974-2001)

С антресолей достану «ТТ»,
покручу-поверчу —
я ещё поживу и т.д.,
а пока не хочу
этот свет покидать, этот свет,
этот город и дом.
Хорошо, если есть пистолет,
остальное — потом.
Из окошка взгляну на газон
и обрубок куста.
Домофон загудит, телефон
зазвонит — суета.
Надо дачу сначала купить,
чтобы лес и река
в сентябре начинали грустить
для меня дурака.
чтоб летели кругом облака.
Я о чём? Да о том:
облака для меня дурака.
А ещё, а потом,
чтобы лес золотой, голубой
блеск реки и небес.
Не прохладно проститься с собой
чтоб — в слезах, а не без.
Борис Рыжий