FLASH-BACKS
Rue Greneta, 1986 :
Horreur, Natacha Medvedeva venait d’appeler chez ma copine, elle pleurait, hurlait, gémissait au bout du fil, incapable même de parler français, jurant en anglais de douleur et de solitude. Elle n’habitait plus chez Édouard. Depuis quelques mois, selon la rumeur féminine (ma copine) elle avait un amant français, motocycliste. Où était-il celui-là par ce matin pluvieux d’un printemps maussade, pourquoi pas à son chevet — inutile de se poser ce genre de questions, c’était pas l’heure. Bref, à défaut de cet introuvable aux heures critiques, et comme elle ne voulait absolument pas appeler Limonov, c’était à moi, mari de circonstance pour la carte de séjour (mais la symbolique lui importait tout de même) de sauver la chanteuse des nuits en péril. Que lui était-il arrivé ? Au téléphone, impossible de savoir, bribes d’explication, entrecoupées de pleurs et hurlements.
Bon, j’étais plutôt chômeur à cette époque, je me dévouai. En débarquant vers 10h du mat dans sa piaule au sixième étage d’un immeuble de rapport, escalier tortueux, comme on savait les faire à Paname dans les quartiers-boxons à deux pas de la rue St-Denis, j’affichais un enthousiasme minimum. Quand elle entendit mes pas dans l’escalier, ses cris de douleur augmentèrent d’une dizaine de décibels. Puis en approchant pour m’ouvrir la porte, d’une vingtaine de décibels. Je la découvris en larmes, le visage déformé par la souffrance physique et bouffi d’alcool, je ne l’avais pas vue depuis quelque temps. Elle hurlait à la mort en retournant s’étendre sur son lit. La piaule était minuscule. Je vis bientôt tout en écoutant ses explications sanglotantes, que son pied droit avait triplé de volume. Je finis par comprendre qu’en rentrant du Raspoutine, cabaret de luxe où elle était (elle devait s’en vanter plus tard et en faire une bannière) Chanteuse de Nuit, elle s’était renversé sur le pied un de ces gros radiateurs électriques en métal qu’on ne fabrique plus de nos jours. Et endormie quand même, ce qui confirma mes soupçons sur l’étrangeté de l’incident — elle était complètement bourrée, la nuit précédente. Il n’était toujours pas question d’appeler Édouard, j’étais son mari, à moi de m’en occuper. Le pied était violet et vraiment enflé. Je pensais sérieusement à une fracture, et quelle que soit sa propension au drame, ça fait un mal de chien. J’appelai un taxi. Elle continua à bramer à chaque marche des six étages. À l’Hôtel Dieu, comme sa Sécu n’était pas au point pour une raison quelconque incompréhensible à un marginal comme moi, et qu’elle avait peur de la médecine, elle se déchaînait à chaque apparition de blouse blanche. Et on peut dire beaucoup de choses sur Natacha, mais aucun de ceux qui l’ont connu ne niera qu’elle avait du coffre. L’ennui, c’est que c’est l’attitude exactement inverse qu’il faut adopter avec infirmiers infirmières aux urgences, surtout quand on a une Séc Soc à éclipses. Ceux-ci la détestèrent d’entrée et j’avais beau essayer de la calmer, en lui faisant comprendre que son hystérie nuisible à sa cause n’accélérait certainement pas les analgésiques qu’elle réclamait à cor et à cri, elle ne m’écoutait pas. Les infirmières me prirent même en pitié, me confiant que Natacha exagérait. Peut-être, mais c’est toujours plus facile à dire quand on ne s’est pas fracturé un membre. Je finis par passer un coup de fil à Édouard, parce que je n’en pouvais plus. Mais alors plus du tout. Il se montra assez laconique et fut sur place en une demie-heure. Je crois qu’il avait vu sa chance de la faire rentrer à la maison, ce qui survint après cet incident. Natacha rompit avec le motocycliste, retourna vivre avec Édouard, cessa de boire, et perdit sept kilos, redevenant la beauté qu’elle était. Quant à moi, je partis prendre une murge à mon tour. J’en avais besoin.
Place des Vosges, 1991 :
Ce con de Jean-Edern Hallier, imbibé jusqu’au trognon, vermine sans scrupules, hurlait à la fenêtre qu’on était des marginaux et qu’on aille se faire foutre, il avait confisqué le matériel informatique de mes amis, dont le graphiste et peintre Placid. Il avait fermé sa porte blindée à double tour sur les cinq verrous et pas mèche pour entrer, j’avais déjà balancé une dizaine de coups de latte plein pot en prenant mon élan, impossible d’ébranler quoi que ce soit. J’étais hors de moi à plus d’un titre : Jean Edern était une pitoyable épave, une éponge tellement faux-jeton, comme dit Maurice Biraud dans je ne sais plus quel film d’Audiard, que c’en était de la franchise. J’avais refusé de travailler pour L’Idiot International comme il me l’avait lui-même proposé et comme Limonov m’y incitait, puisque je savais bien qu’on ne verrait jamais une thune avec ce pedzouille maso. Sans compter que je me refaisais une virginité de traducteur après avoir été proprement exclu du milieu éditorial pour refus de me justifier sur Fasciste, mon premier roman. Alors quand Daniel Mallerin, mon alter ego du Dernier Terrain Vague avait conseillé à toute son équipe de graphistes et ses petites mains de faire la maquette de L’Idiot, j’avais explosé. Personne ne m’écoute en général et cette fois-là non plus. Mais Edern la balletringue avait — dans son délire alcoolique — décidé de confisquer le matériel de mes amis, et j’étais le seul assez déterminé pour aller leur péter la gueule, à L’Idiot. D’autant plus déterminé du reste, en plus du dégoût que m’inspirait Edern, cette serpillière, que mon ami Fabrice Bénichou venait de mourir d’OD, qu’Edern avait promis à sa veuve sans un radis, de la payer si on lui laissait présenter cette mort comme le décès d’un vendeur de L’Idiot à la criée — à cette époque, c’était le « boulot » de Fabrice — et qu’il ne l’avait pas payée, et que c’était le jour de l’enterrement. Edern, à sa fenêtre de la Place des Vosges, ivre-mort, nous insultait derrière sa porte blindée. Rétrospectivement, je suis content que la porte ait tenu le coup…
Mais je tombai sur son factotum, le mec qui l’avait soi-disant sauvé de son enlèvement, crétin dont le nom m’échappe — une histoire idiote de ces années-là, fabrication totale d’Edern pour se faire de la pub, et celui-là je lui sautai à la jugulaire. Je le prévins que si les ordinateurs de la fabrication ne retournaient pas à leurs propriétaires, on se reverrait. Je suis très convaincant, les jours des funérailles de mes amis. J’avais ce pauvre type devant moi, et je le prévins qu’il ne s’agissait pas de menaces mais de promesses. J’étais furieux contre tout le monde, Edern, bien sûr, mais aussi contre mon alter ego qui s’était fourvoyé dans un cul-de-sac aveuglant, avec une ordure comme Edern.
Au final, chou blanc. Retranché dans sa forteresse, la crapule Edern nous narguait, le factotum était très pâle, mais on n’avançait pas d’un pouce, et il était l’heure d’aller à l’enterrement de Fabrice.
Alors je passai un coup de fil à Limonov en fin de journée, pour lui expliquer l’affaire. Pour lester mon propos, je lui demandai de me renvoyer l’ascenseur. En effet, grâce à mon mariage avec Medvedeva, elle avait pu rester en France, avec lui. Édouard n’éleva aucune objection, sachant que je ne me battais même pas pour moi.
— Je lui parlerai, vous récupérerez votre matériel.
Le lendemain, les portes de l’appartement de la Place des Vosges s’ouvraient et mes amis déménageaient leurs ordinateurs vers un lieu plus sûr, cessant pour toujours de travailler à L’Idiot.
RUE DE CLIGNANCOURT, 1995.
Un crétin qu’on avait surnommé Le Pape, ou encore Trotski suivant l’humeur et les références, un pontifieur de première bourre du genre qui connaît rien mais qui sait tout, s’est pointé dans ce rade kabyle où j’avais mes entrées et je traînais par désœuvrement devant une bière. Il était à la tête d’une bande de braillards à la propreté douteuse, du même acabit que lui, trois ou quatre.
C’était l’époque où Édouard roulait sa caisse à Moscou avec le Front puis le Parti National-Bolchevique, passant des alliances tantôt avec Jirinovski, tantôt avec les communistes, dans le chaos des années Yeltsine — quand les Russes mouraient par dizaines voire centaines de milliers de faim, d’alcool, de poudre, de SIDA, des guerres criminelles pour le partage du magot soviet. Une défaite, même quand la guerre est froide, se paie en victimes. Encore peu familier avec la Russie, et sans aucune confiance dans les reportages des médias occidentaux aux ordres, je m’abstenais de juger de loin une situation plus complexe qu’elle ne le semblait, vue des bistrots du 18e. Je remarquais avec un certain amusement que mon vieux copain continuait à défrayer la chronique, au beau milieu de la catastrophe.
Mais Trotski avait un tout autre point de vue, c’est à dire qu’il en avait un. Qu’il entreprit à la tête de sa bande de marlous de contrebande, de m’exposer :
—Ton copain est un salaud. Il envoie des mecs au casse-pipe. Y’en a qui crèvent. Tu dois le désavouer. C’est une ordure, un fasciste, un type à flinguer.
—Qu’est-ce que tu connais de là-bas ? lui répondis-je. Tu sais ce qui se passe ? Où en sont les gens ? La population ? Ou bien tu te contentes de regarder Arte ?
—Il y a des mecs qui crèvent !… répéta-t-il avec force. Tu ne peux pas continuer à le cautionner. On sait ce qui se passe, on a des informations.
Les débraillés derrière lui s’agitaient, mais le Kabyle du bar était un copain, et il leur fit signe, que — moins fort. Je lui commandais une bière bouteille. Pour en avoir une. Le Kabyle était moins con qu’il n’en avait l’air, il fit la grimace.
—Ça change quoi, que je le désavoue ? Et qu’est-ce que ça peut te foutre au fond ? Si tu veux sa peau, tu vas là-bas, tu le cherches. Je crois qu’il n’est pas difficile à trouver.
Le Kabyle me servit la bière bouteille en grimaçant de plus belle. Je gardai le verre et la bouteille en main.
—Tu es complice, finit par dire Trotski.
—Non, je suis en train de boire une bière. Tranquillement, avant ton irruption.
Les débraillés s’agitaient toujours derrière, mais le Kabyle s’était penché sur le comptoir, près de moi, et tout en sirotant, j’avais penché verre et bouteille vers eux. Trotski finit par prendre une moue dégoutée et me traiter de fasciste, les débraillés auraient bien voulu tenter quelque chose, mais le problème éternel, c’est qui y va le premier, même quand on est plusieurs. On m’avait souvent traité de fasciste, jusqu’à l’heure actuelle, du reste. C’est une injure qu’on emploie à tout propos de nos jours : elle est commode, ne réclame plus aucune justification, en dehors de la banderolle virtuelle qui flotte au-dessus de l’insulteur. Drapé dans sa dignité, Trotski finit par sortir du troquet, suivi de sa bande. Le Kabyle était soulagé.
—Qu’est-ce qu’il a ? me dit-il en parlant de Trotski.
—Tu le connais, c’est un braillard. J’ai un bon copain qui lui plait pas. En Russie.
—En Russie ? dit le Kabyle avec un sifflement. J’ai des cousins là-bas. C’est dur, trop dur, chez eux. Je veux même pas aller les voir.
Puis le Kabyle se remit à essuyer les verres.