Antifixion
6.10.11
Années Limonov (2)
Collision de deux galaxies © télescope de la NASA
FLASH-BACKS
2
e
épisode :
AÉROPORT DE JFK, NYC, SEPTEMBRE 1982
Une chaleur à crever dans cet aéroport crasseux, bourrés de gusses à l’air louche, moins qu’on puisse dire, offrant des trajets pirates jusqu’à la Grosse Pomme, des taudis où crécher, et tutti-quanti. New York pré-Giuliani, le bitume où l’on fréquente les monstres, s’annonçaient en fanfare dès l’accostage. Quatre heures que j’attendais Édouard disparu avant la sortie, vu que j’avais récupéré mes bagages avant lui, et qui ne se pointait toujours pas. Quatre heures à écarter les vautours à l’œil torve, inimaginable aujourd’hui dans l’espace de contrôle ultra-policier post-11 septembre. Pour mon premier voyage intercontinental, j’étais servi. Trop chaudement vêtu en plus — à Paris, il caillait déjà — je dégoulinais dans cette antichambre malodorante d’une ville inconnue. Je ne percutais pas du tout ce qui pouvait le retenir, s’il avait filé à mon insu, si on s’était loupé, quinze versions contradictoires défilaient en boucle.
LA MECQUE PUNK
J’étais pourtant fier de mon coup, au départ : ramasser de l’oseille au printemps et en été en empilant les piges, et m’envoler pour la Mecque Punk en compagnie d’un type qui la connaissait comme sa poche, découvrir la ville et l’histoire du
Poète russe préfère les grands nègres
, les amis, les femmes, le cercle de Limonov, Pour le départ, il avait enfilé son costard blanc, ses pompes à talonnettes, on aurait juré un maquereau italien, échelon supérieur. À l’escale d’Heathrow, il avait trouvé le moyen d’attirer vers nous une très jolie Canadienne brune, bouclée, et il m’avait poussé à commander du whisky (
Let’s board late, it’s very boring on the plane, let’s have a drink, like men should),
on avait passé deux heures délicieuses avant de la quitter, elle partait à Toronto. La gnôle avait facilité un demi-sommeil réparateur dans l’avion.
Mais au bout de quatre heures dans l’aéroport non climatisé, même les flics me regardaient d’un drôle d’œil. Je possédais un numéro de téléphone, chez des inconnus, refilé par une Américaine qui avait séjourné dans le 18
e
. La cinquième heure entamée, ne sachant plus quoi penser j’appelai. Mais le taxiphone était merdique ou bien j’étais trop fébrile, je dus refiler un quart de dollar à un gamin portoricain pour qu’il passe l’appel. Les inconnus durent entendre un ton d’urgence dans ma voix, puisqu’ils finirent — à contrecœur — par accepter de me recevoir. Ils habitaient 1
ère
Avenue, à l’époque déjà dans une zone interlope, dès l’Avenue A on était
on junkie turf
, dans le Far-West du Lower East Side,
Alphabet City,
où, à peine quelques années auparavant, Sid Vicious se fournissait en héroïne.
PIXIE, MINCE OISEAU DES RUES
Je parlais bien l’anglais et j’apprenais sans effort. En une semaine, je connaissais les bars aux banquettes défoncées de l’avenue A, les
Bodegas
où l’on vendait de la coke en arrière-boutique, je m’étais inscrit, à tout hasard, au cours de karaté
Shinto-Ryû
de la
Community House
de l’Avenue A. Je savais même où boire des espressos, rareté, dans le New York de ces années enfuies.
J’avais fait la connaissance d’une jeune femme noire qui vendait des antiquités déglingue devant une boutique : Pixie. Elle était grande, très mince, parlait sans arrêt et elle était folle à lier, décollant sur n’importe quel sujet, jusqu’à parler du Ciel et de la Terre. J’allais la voir assez souvent. Elle ressemblait à un cygne, et j’écoutais le babillage de ce mince oiseau des rues, sans dire grand chose, sinon que j’étais Français. Un jour, elle m’invita chez elle et me confia que sa tante, une vieille Noire sévère — qui tenait la boutique — lui avait interdit de le faire. Puis elle me dit : « Je m’en fous, personne ne me refera ce qu’a fait ce mec-là, je prendrai un couteau. » et je compris qu’elle avait été violée. Tout à coup, la folie de Pixie s’expliquait concrètement. Je pris congé le plus vite possible. À ma visite suivante, la vieille Noire sévère me jeta un tel regard que je cessai d’aller voir Pixie devant la boutique.
LIMONOV CALL ME
Au bout d’une dizaine de jours, les sauveurs qui m’hébergeaient n’attendaient que mon départ dans cet appart surpeuplé, au-dessus d’un musicien de jazz noir, camé jusqu’au trognon. Il montait de temps en temps se fixer devant tout le monde. La lourde ambiance autour de moi ne m’échappait pas. Alors, j’eus l’idée du siècle. Je passai une annonce dans le
Village Voice : « Limonov, call me »
. L’employée aux annonces me répondit : « On ne publie pas de nom de famille dans les annonces ». Mais c’était encore sous Brejnev qui n’en avait plus pour longtemps, et les Russes étaient minoritaires à NYC. Je répondis : « C’est un prénom, en Russie ». La Portoricaine n’était pas assez calée pour me dire le contraire.
Le lendemain, miracle, Édouard passa un coup de fil. Un ami lui avait parlé de l’annonce. Il avait été retenu par les douanes pendant six heures parce qu’il transportait pour le compte d’amis russes de Paris des modèles de vêtement de styliste extrêmement coûteux à remettre à d’autres Russes de New York. Le temps que ceux-ci arrivent à JFK régler les droits de douane et qu’il sorte, j’avais foutu le camp. Édouard me fila rencart le lendemain, pour un vernissage sélect dans une galerie chic de SoHo.
Changement total de garniture. C’était grand comme un terrain de football, le buffet était régalien des années Reagan, quand le dollar trônait à 10 francs, et que le marché de l’art cassait la baraque. Champagne à flots et boustifaille à gogo. Les toiles de cet artiste russe dont j’ai oublié le nom, mais que je croise encore de temps en temps à New York autour du poète Andreï Gritsman, étaient dans l’esprit post warholien de l’époque : une parodie de réalisme-socialiste du type
Staline dans sa cuisine.
Ce gusse fit fortune, bien entendu. Retrouvailles avec mon pote Limonov. Il me présenta aussi sec une fille russe, 1m 60 de nerfs et d’os, les pommettes crevant les joues, blonde, non dépourvue d’une certaine beauté du genre haineux, et il m’expliqua : « Tu vas habiter chez elle ».
Ensuite, nous partîmes chez le peintre Chemiakine type au visage sévère, qui portait toujours un chapeau un manteau noir et de hautes bottes, tout un folklore qu’on appelait sado-masochiste, à l’époque. Un temps, il avait été un des protégés de Dali. On était déjà éméché, Chemiakine, qui avait des vues sur ma toute récente co-locataire, me menaça de mort
»This is America, not France, I’m gonna kill you, white boy… »
jusqu’à ce que je m’empare d’un couteau de cuisine. Édouard intervint, et il s’ensuivit une mêlée confuse, où Limonov plaça un bon direct en pleine tronche du peintre. Le mètre soixante de nerfs et d’os, me confia sa clé, en me conseillant de rentrer, c’était à Limonov qu’en voulait l’artiste.
Mais chez elle, 12e Rue Avenue B, dans la zone, où on shootait dans le verre brisé au milieu des Portoricains en train de boire de la bière, un Irlandais blond frappa, peu après mon arrivée, voisin de palier. Il était flic, voulait savoir ce que je foutais là, soupçonnait un knidnapping. Je lui montrais mon passeport français, cela finit par le faire disparaître, après encore une ou deux phases de questionnement structurel. Je commençais à me détendre, quand le mètre soixante de nerf et d’os rentra saoule comme une grive. Elle voulait baiser. Elle résuma l’Irlandais du palier : « Il a envie de me sauter ».
Il y eut une autre soirée, avec Édouard, et un de ses amis qui épousa plus tard une comtesse autrichienne. Et puis un gros lard qui travaillait à Radio-Liberty et me menaça de mort lui aussi, mais c’était parce qu’Édouard lui piquait systématiquement toutes ses nanas. Limonov fut, sur le compte du gros lard, assez laconique : « Il servait les communistes en URSS, et maintenant il sert la CIA. Un esclave, comme les autres.». J’avais déjà l’habitude des menaces de mort, et le gros lard m’avait laissé froid. Le type qui épousa plus tard la comtesse autrichienne, devint un camarade, à New York, on picolait de temps à autre. Il travaillait à la Bourse, je crois. Puis Édouard partit à LA, où il devait rencontrer Medvedeva, et moi au Mexique, pour choper la courante.
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