19.1.19

Trahi de toutes parts, ou extrait du journal de Boris Ryjii

©Placid

         Nous remercions vivement Rina Djalilova et Egor Zamaraev, un couple de jeunes poètes russes, de nous avoir envoyé cet extrait du journal d’une vieille connaissance de nos lecteurs, le poète Boris Ryjii — texte aux accents verlainiens. Par sa simplicité et par son thème — recherche d’un lieu magique enfoui dans les limbes d'un passé perdu — ce texte rappelle une autre vieille connaissance : le Carl Watson de « La Chambre d’Harry ». L’un cherche un parc, l’autre une chambre. L’énigmatique silhouette de haute taille se fondant dans l’ombre apparaît aussi, assez fréquemment, dans l’œuvre de Watson.

         (Traduit par TM)
         L’automne m’est apparu en rêve…
         Boris Pasternak
         Ces derniers temps, baissant les paupières, je vois l’automne. Ou plutôt, un parc en automne. Et même lorsque je cligne des yeux, il s’étend devant moi pour un instant avec ses arbres noircis et ses feuilles jonchant le sol. Dans ce parc, l’épaule inclinée contre l’arbre, se dresse un homme émacié et de haute taille. Son ombre ne se distingue pas de celle de l’arbre. Ces derniers temps — c’est le crépuscule.
         Ces derniers temps, baissant les paupières, je vois l’automne.
         Au début, je me disais que ma mémoire me jouait des tours. Quand j’étais môme, mes parents m’emmenaient en promenade dans les parcs. La plupart du temps en automne. Je courais devant eux, et quand je fatiguais mon père me juchait sur ses épaules. J’étais habillé d’un manteau à carreaux dans des tons gris, d’une écharpe bleue nouée sur le col de celui-ci, et d’une casquette dont les lacets prolongeant les oreillettes s’attachaient sous le menton. Je me souviens que la casquette me grattait les joues. Ça m’agaçait, parfois je pleurais. Du reste, je pleurais presque tout le temps. Je pleurais parce que je n’arrivais pas à courir comme les autres, ni jouer au ballon, ni me battre. Je pleurais parce que j’avais les cheveux bouclés, que je ne pouvais pas me faire une raie, comme tel autre petit garçon, que telle autre gamine adorait. Je pleurais parce que je n’étais pas ceux qui me regardaient sourire, ignorant que je pleurais. Maintenant, je ne pleure plus. Je ne pleure plus, mais, baissant les paupières, je vois l’automne.
         Au début, je me disais que ma mémoire me jouait des tours.
         J’ai fait le tour de tous les parcs où j’avais pu me trouver un jour ou l’autre. Ils étaient semblables à celui que je vois. Il y avait des arbres noirs et des ombres fragmentées. Il y avait des feuilles en train de se flétrir. Mais nulle part je ne vis cet homme appuyant son épaule contre un tronc d’arbre. Les gens qui s’y trouvaient n’avaient rien à voir. Et puis j’étais moi-même quelqu’un de complètement différent, là-bas. Probablement une de ces personnes qui n’avaient rien à voir. Ils étaient savants, ouvriers, vendeurs. Je suis étudiant dans un institut d’enseignement quelconque. Quelle différence, au fond. À moins que je ne cherche un parc dont ils ne soupçonnent pas l’existence. Ou plutôt, que je le cherchais. C’était triste. Ces derniers temps, j’étais souvent triste. Avant, je ne pouvais pas. Avant je fulminais. Je fulminais en lisant les vers de Georgi Ivanov, par exemple, et que je voyais le regard vide des auditeurs. Je fulminais lorsque ceux que j’aimais ne m’aimaient pas. Je fulminais lorsque mes profs étaient plus bêtes que moi. Je fulminais de ne pas savoir être triste. À présent, je sais. À présent, baissant les paupières, je vois l’automne.
         Le type maigre et de haute taille appuyait son épaule contre un arbre. Son visage était illuminé par le crépuscule. Il était pâle. Il se fondait avec les arbres et son ombre ne se distinguait pas de celle des arbres. Les feuilles tombaient sur la terre grise et dure. C’est l’automne. Celui que je vois en abaissant les paupières. C’est ce que je ne peux comprendre, dont je ne peux prendre conscience. Ne peux prendre conscience en allant étudier, ou en allant au boulot. Lorsque en aspirant l’air de ma ville natale, j’ai l’impression de le voler. Lorsque je contemple comme un voleur ceux pour qui ce n’est que de l’air. Alors, je prends peur.
         Quand j’ai peur, j’abaisse les paupières et je vois l’automne. Ce dont je peux avoir conscience. Peut-être parce que je suis jeune. Peut-être en vieillissant me rendrai-je compte que c’est mon destin. Celui que Dieu m’a accordé. Mais je ne m’en suis pas emparé. Ou plutôt, mon âme s’en est emparé mais mon corps… Quelque chose n’a pas fonctionné. Là-haut, au ciel. Ou ici-bas. Je ne serai jamais dans mon parc. Et toute ma vie sera imprégnée de mélancolie à cause de cette inadéquation entre ma vie et mon destin. Peut-être que je saisirai tout ça quand je serai vieux. Quand serai cet ancêtre rêvant de voir l’automne —à l’instant où l’on ferme ses paupières bloquées.
Boris Ryjii, journal,extrait.


Мне снилась осень… 
Б. Пастернак 

Последнее время, опустив веки, я вижу осень. Вернее, осенний парк. Даже когда моргаю, он на мгновение расстилается предо мной со своими черными деревьями и опавшей листвою. В парке, прислонившись плечом к дереву, стоит высокий худой человек. Его тень не отличить от тени дерева. Последнее время — закат. 
Последнее время, опустив веки, я вижу осень. 
Сначала я думал, что это — память. Когда я был ребенком, родители брали меня гулять в парки. Чаще всего осенью. Я бежал впереди них, а когда уставал, отец брал меня к себе на плечи. Я был в сереньком клетчатом пальто, синем шарфике, повязанном поверх воротника, и в шапке, которая застегивалась под подбородком. Я помню, что шапка колола мне шею. Я нервничал от этого, иногда — плакал. Впрочем, плакал я почти всегда. Плакал потому, что не умею так бегать, как умеют другие дети, не умею играть в мяч, драться. Плакал потому, что у меня были кудрявые волосы, и я не мог их зачесать на пробор, как такой-то мальчик, которого любила такая-то девочка. Плакал потому, что я не они, которые видели меня улыбающимся, не понимая, что я плакал. Сейчас я не плачу. Не плачу, но, опустив веки, вижу осень. Сначала я думал, что это — память. 
Я обошел все парки, где мог когда-либо побывать. Были и похожие на тот, который я вижу. Были черные деревья, ломаные тени. Были пожухшие листья. Но ни в одном из них не было того человека, облокотившегося плечом на ствол дерева. Там были совсем другие люди. Да и я там был совсем другим человеком. Верней, одним из совсем других людей. Они — кандидаты наук, рабочие, продавцы. Я — студент какого-то учебного заведения. Какая разница. Разве что, я ищу неведомый им парк. Верней — искал. Мне было грустно. Последнее время мне часто бывает грустно. Раньше я не умел грустить. Раньше я злился. Злился, когда чи тал стихи Георгия Иванова, например, и видел пустые глаза слушающих. Злился, когда меня не любили те, кого я любил. Злился, когда мои учителя были глупее меня. Злился потому, что не умел грустить. Теперь я грущу. Теперь, опустив веки, я вижу осень. 
Высокий худой человек прислонился плечом к дереву. Лицо освещено закатом. Он бледен. Он сливается с деревьями, и тень его не отличить от теней деревьев. Листья опали на серую твердую землю. Это осень. Осень, которую я вижу, когда опускаю веки. Это то, чего я не могу понять, не могу осознать. Не могу осознать, когда иду на учебу, когда иду на работу. Когда, вдыхая воздух родного города, чувствую, что ворую. Когда гляжу как вор на тех, чей это воздух. Тогда мне страшно. 
Когда мне страшно, я опускаю веки и вижу осень. То, чего не могу осознать. Может быть, потому что молод. Может быть, состарившись, я пойму, что это — моя судьба. Судьба, которую давал мне Бог. А я не взял. Вернее, взяла душа, а тело… Что-то не сработало. Либо там, в небе. Либо здесь. Никогда я не буду стоять в своем парке. И всю жизнь мне будет печально именно из-за несоответствия судьбы и жизни. Возможно, я пойму это, когда стану старым. Когда стану тем больным стариком, который мечтает увидеть осень, когда ему опустят обмягшие веки". 

Борис Рыжий, из дневника.