On ne présente plus the War Nerd, alias Gary Brecher, spécialiste de la guerre, conventionnelle et non conventionnelle, devenu célèbre depuis les quelques dix ans où il nous livre ses analyses. Plusieurs de celles-ci figurent déjà dans nos pages. Son style anticonformiste, et son acuité dans le réalisme, lui valent d'être consultés par les experts.
Il a créé — avec notre ami Mark Ames de feu le magazine eXile — il y a quelques années la très populaire radio sous souscription Radio War Nerd et diffuse régulièrement ses compte-rendus et analyses. Nos lecteurs anglophones trouveront tous les détails au lien ci-dessous:
Ici, Gary Brecher, nous parle de la dernière bombe afghane, de ses commanditaires, de ses objectifs, et de sa clientèle, (ce texte est tiré de la lettre d'info de Radio War Nerd, nous n'en donnerons donc pas la VO):
Le
Marketing du Djihad après la bombe de Kaboul
Par Gary
Brecher alias, The War Nerd
(Traduit
de l’américain par TM)
Il
y a un certain temps que les gens hors des frontières afghanes sont désireux
d’avoir des infos venues de Kaboul, alors dès qu’on a vu « Kaboul »
sur les grands sites d’infos en gros titres mercredi dernier, on pouvait se
douter de l’histoire : Un gros
attentat à la bombe.
C’était
bien ça, quelqu’un a conduit un gros camion de transports d’eaux usées plein
d’explosif jusqu’au centre ville et l’a fait sauter. Le maire a dit que
l’explosion était assez puissante pour endommager des bâtiments jusqu’à quatre
kilomètres de là.
Question,
comment a-t-on pu franchir les barrages de contrôle qui forment le
« Cercle de fer » de Kaboul avec un camion plein d’explosifs ?
Le camion s’est enfoncé profondément dans la Zone Verte avant la déflagration. Oui, Kaboul a une Zone
Verte, comme Bagdad en avait une — bien qu’on aurait eu tendance à croire le
contraire, qu’ils auraient changé la dénomination du secteur pour ne pas lui
porter la poisse. La Zone Gris Anthracite, ou Héliotrope. Soit, ils ont repéré une
faiblesse dans la sécurité — il faut une patience infinie dans la guérilla
urbaine, un temps fou à observer un défaut dans la routine — soit ils ont tout
simplement payé quelqu’un. Ou encore, ils ont un copain dans l’Armée ou la
police afghane qui en a marre de prendre ses ordres des étrangers. Ou alors, la
solution, c’était le camion transport
d’eaux usées.
Peut-être
qu’un commandant insurgé local quelconque a remarqué que ces camions n’étaient pas inspectés aussi
méticuleusement que les autres véhicules parce qu’ils sont dégueulasses. Alors
ils en ont bourré un d’explosifs, probablement des engrais. Bon Dieu, même
l’odeur n’est pas très différente. Si on regarde une carte de la ville, on voit
que la place Zanbaq où la bombe a sauté est assez près de trois cibles
privilégiées pour un attentat suicide : les ambassades américaines et
britanniques et le quartier-général des forces armées de coalition à Kaboul.
Assez
près, mais encore trop éloigné pour les endommager sérieusement. Ce sont des
cibles difficiles, conçues pour résister à des véhicules piégés. L’ambassade
américaine, la plus grosse cible en ville, a officiellement ouvert ses portes
en 2001, mais a été renforcée par précaution nécessaire en 2006. C’était une période très animée à Kaboul et une bonne part de la population perdait sans aucun
doute le sommeil à imaginer comment la réduire en miettes. Mais en dépit d’une
demi-douzaine de tentatives, personne n’a jamais réussi à tuer du personnel
américain.
Oh,
devant l’ambassade américaine, il y a
eu des victimes d’attentats. En 2011, des terroristes à pied se sont fait
sauter devant l’ambassade, déchiquetant plusieurs Afghans qui faisaient la
queue pour obtenir un visa pour les Etats-Unis. Mais tuer des demandeurs de
visa ne se compare pas à tuer des diplomates américains. C’est d’un froid
calcul qu’il est question ici — compris par tout le monde même si on se dispense pudiquement de le dire — et ce calcul signifie est que la mort d’un demandeur de visa en
Afghanistan, n’a pas grande valeur médiatique mondiale. Les appeler
des « pions » serait faux, parce que les pions ont une certaine
valeur. En termes médiatiques, ce n’est même pas une victime innocente, c’est à
peine un incident.
Alors
comment atteindre des cibles difficiles comme l’ambassade américaine, ou le QG
de la coalition de l’autre côté de la rue ? La solution évidente est de
mettre une énorme charge. C’est celle qu’ont choisi les Américains quand ils
ont lâché la très surfaite bombe volante MOAB
— Massive Ordnance Air Blast, tu parles d'un nom balletringue, pour une arme plus balletringue encore— sur des membres supposés de l’État
Islamique, près de la frontière pakistanaise en avril dernier.
Il
y aurait donc une sorte de symétrie karmique — sans vouloir mélanger les
religions — si ceux qui ont expédié le camion suicide dans le quartier des
ambassades à Kaboul avaient fait retour-à-l’envoyeur :
une bombe MOAB low-tech de leur fabrication. Mais la guerre non conventionnelle
permet rarement le luxe de telles idées poétiques. Il est plus probable que les
commanditaires savaient que le camion avait peu de chances d’arriver au portail
de l’ambassade, et voulait s’assurer du maximum de dégâts même s’il sautait
avant.
Une
bombe de cette importance causerait certainement des victimes afghanes mais,
dès qu’on se met à la place d’un xénophobe pashtoune en colère, on cesse de
s’inquiéter outre mesure pour le ratio 50/50
entre victimes innocentes et cibles légitimes. Si on chausse les
lunettes des djihadistes, tous les passants ou conducteurs d’automobile circulant
dans cette enclave financée par l’étranger sont des collaborateurs.
Cet
attentat-là a toutefois quelque chose de bizarre : les victimes étaient
quasiment toutes afghanes. On compte bien un employé de la BBC mais lisez
bien :
« …
Nombreux sont les Afghans qui ont péri dans ce que les témoins décrivent comme
une explosion massive. Mohammed Nazir, chauffeur pour la BBC- Afghanistan est
mort dans l’attentat. »
Une
fois de plus, inutile de feindre la naïveté, on sait tous qu’il y a une
différence énorme entre un animateur de la BBC et un « chauffeur ».
Le coût émotionnel pour les Américains, les Britanniques et les autres membres
de la coalition, sera insignifiant. La bombe était assez grosse pour attirer
leur attention, mais toutes les victimes sont autochtones, ça signifie que les
étrangers n’en souffriront pas beaucoup.
Alors
si ça ne fait pas plier bagage aux étrangers, comment les attaquants ont-ils
justifié leur action, sachant que les victimes seraient des compatriotes, et
pas des étrangers ?… Je croyais savoir, mais j’ai changé d’avis. Je croyais que
c’étaient des militants de l’État Islamique qui tentaient de faire monter les enchères en étant encore
plus impitoyables que les Talibans, comme ils l’ont fait avec les autres milices
sunnites en Irak/Syrie.
J’étais
prêt à en parler en termes de marketing. Ce qui semble un peu rustre. Mais
souvenez-vous, les groupes insurgés ont besoin de recrues, et ceux qui
utilisent des commando-suicides, ont tendance, à, hum, manquer de personnel, et
avoir besoin de le renouveler.
En
Afghanistan, il y a deux groupes qui monopolisent l’attention : nos vieux
Talibans familiers, et le nouvel « État Islamique » qui tente de
s’établir au Sud-Est.
Les
Talibans ont démenti toute implication dans l’attentat, très rapidement :
« C’est pas nous ! ». Et on comprend pourquoi : très, très
sanglant, et peu susceptible de leur rapporter beaucoup de fans. Ils visent à paraître
solides, « présidentiels » comme disent les journalistes
américains, et ce genre d’attaque ne donne pas exactement l’air présidentiel.
Donc, ce n’est pas le bon marketing, pour les Talibans. Non, cela semblait
plutôt une tactique de nouvel arrivant sur le marché du recrutement. Une
nouvelle marque s’imposant comme la nouvelle alternative, plus radicale. Ça a
très bien marché pour l’EI en Irak.
Il n’est pas certain que les insurgés Pashtounes
qui se servent du nom « État Islamique » en Afghanistan
entretiennent des liens réels avec le
groupe de Syrie /Irak. Mais la marque « État Islamique », a eu un
impact énorme sur les jeunes mâles
sunnites du monde entier. Pendant quelques années l’EI a eu l’air victorieux,
et celui de faire peur à tout le monde — tous les hommes de la planète, toutes ethnies confondues, qui ont eu 17 ans
savent ce que représentait pour eux ce genre de réputation à ce moment-là. (…)
Alors
je pariais sur l’EI, pour cette bombe. Il semble que j’avais tort. Le service
secret Afghan a fait le pas
inhabituel d’accuser publiquement le
gouvernement pakistanais et ses alliés, le réseau Haqqani — une faction des
Talibans — de l’explosion.
Ils
avancent que l’ISI — le service de renseignement ultra-louche qui gouverne le en réalité le Pakistan a commandité cet attentat au réseau Haqqani.
La direction nationale de la Sécurité
afghane a déclaré jeudi que les premiers indices montraient que l’attentat a
été exécuté par le réseau Haqqani avec l’aide du service de renseignements
pakistanais…
Bien
sûr, il ne faut jamais accorder une confiance aveugle à un service d’espionnage,
mais les déclarations des Afghans semblent tomber sous le sens.
Le
réseau Haqqani a toujours eu des liens étroits avec l’ISI. D’autres factions
des Talibans gardent leurs distances, mais pas les Haqqanis. Ils puisent à deux
mains dans les financements de l’ISI. À une certaine époque, les Haqqani
étaient aussi liés à la CIA. Lorsque les soviets étaient en Afghanistan, l’ISI,
la CIA, et les Haqqani formaient une grande et joyeuse famille d’assassins qui
comptait les scalps russes, et préférant ne pas s’attarder sur des détails
triviaux comme Al-Quaeda. Puis il y a eu
le onze septembre et l’ISI a commencé à les payer pour s’en prendre aux bases
américaines.
L’attitude
l’ISI à l’égard des insurgés Pashtounes est crapuleuse, byzantine, constamment
changeante, pleine de trahisons et de massacres… mais finalement assez
claire : « Les Talibans afghans, c’est BIEN, les Talibans
pakistanais… bon, officiellement on ne les aime pas. »
Lorsque
les Talibans pakistanais deviennent remuants, l’ISI est officiellement contre,
mais c’est pour la galerie. Aucun service d’espionnage ne se priverait de tels
tueurs à gages, utiles et désavouables à volonté. L’ISI a une longue histoire
en ce qui concerne l’usage de tueurs psychotiques, au Cachemire, au Punjab, au
cours de son interminable guerre avec l’Inde, le Grand Satan.
Mais,
ceci étant dit, pourquoi est-ce que l’ISI et les Haqqani tueraient et
mutileraient des centaines de civils de Kaboul à l’heure de pointe ? Ce
n’était sans doute pas leur intention. L’engin a sauté plusieurs pâtés de
maison trop tôt.
Je
suis loin d’être un expert dans le quadrillage des rues de Kaboul mais si l’on
regarde le secteur comme un Pac-Man, on veut aller au carrefour où l’ambassade
US et le QG de la coalition se font face. Et ce camion piégé portait une bombe
susceptible de détruire l’un de ces objectifs ou de faire des dégâts dans les
deux.
C’était
forcément ça la cible. Personne ne va passer des mois en préparation pour
s’attaquer à l’ambassade allemande la seule qui se trouve à proximité du lieu
de la déflagration. La difficulté est de s’introduire dans le « cercle de
fer », et son centre, la Zone Verte. La citerne d’eaux usées avait déjà
réussi ça.
Pourquoi
se contenter de l’ambassade allemande après un coup pareil ? C’est
forcément une erreur. Les bombes sont des objets très instables, même produites par
l’industrie. Les bombes fabriquées dans un hangar à partir d’une citerne d’eaux
usées secrètement transformée, sont encore plus instables. Ajoutez à ça des
rues défoncées, une grosse circulation, et peut-être une collision (ce n’est
pas comme s’il restait des survivants pour signer un constat amiable, histoire que la compagnie d'assurance prenne les frais en charge) et on
obtient une déflagration prématurée.
Ce
qui explique pourquoi les Talibans gardent le silence. D’habitude, ils
abreuvent les médias d’infos après un attentat réussi, avec des vidéos à la Hollywood.
Mais
lorsque quelque chose dérape, comme
cette fois, ils deviennent très discrets. Non qu’ils soient horrifiés, mais ils
ne peuvent pas l’afficher sur leurs annonces de recrutement. Donc, même si ce n’était
probablement pas une tentative de pénétration du marché par l’État Islamique,
la bombe et ses conséquences appartiennent, d’une façon atroce, au marketing du
Djihad.
Gary Brecher, The War Nerd