Savoir rester imbuvable. |
LES
BATELEURS
Sans vouloir sombrer dans une linguistique de cheval et des
discours savants où je risquerais de me vautrer, il me semble tout de même, que
l’expression bohème artistique,
vient de l’idée du bateleur, du saltimbanque et du mode de vie qui s’ensuit,
assez distinct d’une carrière aux PTT. Glisser
ici… Raccrocher là !… disait Céline. Si la faculté me dément par la
suite, aucune offense, c’était une hypothèse de travail.
Alors nous autres, romanciers, traducteurs, éditeurs sans
filet, sans diplôme, dans la pureté native d’une bienheureuse ignorance des
usages et bien souvent des références, on improvise, on finasse, on répète ses
cabrioles. Comme un lutteur de foire, ce qu’on ne sait pas, on l’apprend en se
retrouvant au tapis. Et puis on se ramasse et on y retourne.
Avec le
temps, on amasse pas mal de science. On sait quel numéro fera rigoler le
public, à quel moment faire la cueillette des poires, oh pardon, je voulais
dire passer la sébile dans l’assistance esbaudie. Oui, parce que, disait un peintre
russe dont j’ai oublié le nom : Le
bourgeois doit penser à l’art et l’artiste à l’argent.
On
prend l’habitude des peaux de banane de la concurrence, des calomnies des
jaloux, et des foudres de l’académie. La différence inexplicable entre un
universitaire bardé de diplômes spécialiste des grands ancêtres, de la Littérature,
et un pro de l’écriture qui s’est fait tout seul, c’est que, rappelait Marx, La preuve du pudding, c’est qu’on le mange.
On ne sait pas toujours pourquoi Proust n’encaissait pas Ste-Beuve, ni que
Pouchkine avait un grand-père africain et parlait français, voire que Jarry était un maniaque des armes à feu,
tout comme William Burroughs. Mais on sait repérer une bonne histoire quand on
voit une, et on a l ‘oreille rompue à tous les riffs de guitare. On n’a
pas fait Normale Sup’, ni Harvard, ni la Fac Supérieure de Moscou, mais quand
un vers est cucul, ou un roman rasoir, il part tout de suite à la benne. Dans
ce métier de pouilleux, si l’on tient à survivre, on a intérêt à ce qu’il
rentre vite fait chez l’acrobate, et sans bavures.
Vampire |
Peut-être
que cette agilité, entre bateleurs, est le meilleur signe de reconnaissance, le
signe distinctif. Il y aurait un pavé
gros comme l’annuaire à écrire sur les expédients employés par ma troupe
disparate d’écrivains bohèmes, pour s’embourber un peu d’oseille et continuer à
faire des pirouettes de zouave sur scène. Il y aurait un pavé équivalent à
écrire sur l’instabilité panique qui leur permet de danser sur le fil sans
jamais le perdre, au gré des métamorphoses nécessaires. Mais on n’a pas le
temps alors on laissera ça aux exégètes, qui décortiqueront nos décors et mises
en scène.
Je ne
sais pas où Carl Watson est allé chercher sa somptueuse métaphore des nuées
survolant les bas-fonds comme un espoir inaccessible, dans Sous l’Empire des oiseaux[1].
Mais je sais qu’elle tombe sous le sens.
Je ne
suis pas sûr que l’apparition d’un demi-frère sibérien par une nuit d’hiver,
dans le roman de Limonov (non traduit) В Сырах,
soit
véridique. Que son père ait vraiment eu cette liaison avec une femme dont sa
mère était jalouse, quand il faisait la chasse aux déserteurs, sur les plaines
glacées d’Extrême-Orient, et lui ai laissé un fils, à peu près du même âge que
Limonov. Mais je sais que cette scène, et l’évocation des années 1940, est une
des plus étranges et des plus réussies qu’il ait jamais écrit.
Je ne
me souviens pas que Medvedeva ait jamais parlé aussi crûment en ma présence que
dans ses poèmes. Mais je sais que cette brutalité déconcertante était sa note
particulière, à laquelle plusieurs de mes amies sont plus sensibles encore que
moi.
Je
découvre dans certains vers et dans la biographie de Boris Ryjii tout un jeu d’influences
que je ne soupçonnais pas, les poètes pétersbourgeois, Brodski et Blok
notamment, que j’eusse été bien incapable de discerner si on ne m’avait pas mis
le nez dessus. Mais je sais qu’il avait un œil et une oreille uniques pour la
rue dont il percevait les moindres miroitements, les moindres dissonances.
Ce qui
donne à 1986 de Vladimir Kozlov (non traduit) son
ambiance de fin du monde, et son sens de roman phare de la Pérestroïka, c’est,
bien plus que Tchernobyl, le détail et le décor du malheur froid dans laquelle
s’enfonce la société soviet.
Un site
littéraire m’a donné l’occasion, au lien ci dessous d’apparaître avec cette
troupe de bateleurs recrutée fortuitement :
Pour l’éducation
des lecteurs, on ne traduira pas l’interview. Travaillez un peu, bon sang, ce n’est
que de l’anglais et sans rien de shakespearien.
Je
laisserai la conclusion à Sergueï Tchoudakov, poète sans pareil :
Mais la musique, pas vrai ?… C’était
beau.
TM, Novembre 2015