11.8.13

Tchevengour d'Andreï Platonov



   Kopionkine mit longtemps à le désentraver de cet habit   d'immortalité dont il examinait avec soin les éléments les plus   ingénieux. Le chevalier finit par s'affaler et de cette écorce de bronze sortit un banal camarade Pachintsev - homme de couleur brunâtre,  d'environ trente-sept-ans, privé d'un oeil farouche, l'autre n'en étant  que plus attentif.
- Envoyons-nous un petit verre chacun, dit Pachintsev.
Mais même dans l'ancien temps, Kopionkine n'avait pas été un  fanatique de la vodka; c'est en toute conscience qu'il n'en buvait pas,  la jugeant sans effet sur les sentiments.
   Dvanov non plus ne s'entendait pas en boisson et Pachintsev but en solitaire.
   Il prit la bouteille ornée de l'inscription "Mort aux bourgeois !" et la transvasa directement dans sa gorge.
- Poison ! dit-il quand il eut vidé le récipient et il se rassit, le visage béat.
- Alors, c'est agréable ? lui demanda Kopionkine.
- Alcool de betterave, lui expliqua Pachintsev. C'est une fille pas mariée qui fait ça avec ses mains toutes propres - c'est une boisson sans défaut - et trés parfumée, mon bon...
- Mais toi, qui es-tu donc ? demanda Kopionkine, intéressé et dépité.
- Je suis un homme personnel, dit Pachintsev à Kopionkine pour sa gouverne. J'ai pondu pour moi-même une résolution comme quoi en 1919 tout avait été fini chez nous : c'étaient de nouveau des armées, des pouvoirs, des disciplines, et pour le peuple, de nouveau, c'était : en rangs ! Et on remet ça le lundi...Allez donc vous...
   Pachintsev, d'un geste de la main, formula avec concision le temps tel qu'il allait.
   Dvanov cessa de penser et écouta le raisonnement.
- Tu te souviens de 1918 et de 1919 ? disait Pachintsev avec des larmes de joie. - Ce temps à jamais perdu éveillait en lui des souvenirs frénétiques : en plein récit il martelait la table du poing et menaçait tout ce qui l'entourait dans son sous-sol. - Maintenant il n'y aura plus rien, essayait-il d'inculquer haineusement à un Kopionkine dont les yeux clignotaient. Tout est fini : c'est de nouveau la loi, on a vu renaître la différence entre les gens comme si un démon avait pesé l'homme sur une bascule. Moi, par exemple - pourras-tu jamais savoir tout ce qui respire là-dessous ? Pachintsev se frappa la base du crâne où le cerveau doit se resserrer pour laisser place à l'intelligence. - C'est un endroit, mon vieux, où tous les espaces peuvent trouver leur place. Et c'est pareil pour chacun. Et on veut me soumettre à un pouvoir ! Comment arriver à comprendre tout ça dans son ensemble ? Dis-moi, c'est une escroquerie ou non ?
- Une escroquerie, convint Kopionkine dans la candeur de son âme.
- Tout juste ! conclut Pachintsev satisfait. Moi, maintenant, je brûle à l'écart du bûcher général!  
   Pachintsev avait flairé en Kopionkine un orphelin du globe terrestre, comme il l'était lui-même, et il lui demanda avec les paroles les plus attendries de rester pour toujours avec lui.
- De quoi as-tu besoin ? lui disait Pachintsev, jeté dans l'abnégation par sa joie de rencontrer un homme aussi amical. Habite ici. Tu peux boire, manger, j'ai mis en saumure cinq cuveaux de pommes, j'ai fait sécher deux sacs de gros tabac. On vivra en copains entre les arbres, on chantera des chansons sur l'herbe. Y a plein de gens qui viennent chez moi - tous les va-nu-pieds sont à la joie dans ma commune : c'est qu'à part ça, les gens n'ont pas facilement un abri. Au village, les soviets les observent, les commissaires-chiens de garde les épient, le chef du comité de ravitaillement va chercher le pain jusque dans leur ventre, tandis que chez moi, y a pas un officiel qui se montre...
- Ils ont peur de toi, conclut Kopionkine, tu te balades couvert de ferraille, tu dors sur une bombe...
- A tous les coups, qu'ils ont peur, admit Pachintsev. Ils ont bien pensé à voisiner avec moi, à faire, l'inventaire du domaine, mais je suis sorti au-devant du commissaire, avec toute mon armure, j'ai balancé une bombe : vive la commune ! Une autre fois ils sont venus pour lever la réquisition. Moi je dis au commissaire : bois, mange, fils de pute, mais si tu prends quoi que ce soit de trop - il ne restera de toi qu'un mauvaise odeur. Le commissaire a bu une tasse de gnôle et il est reparti : merci, qu'il m'a dit, camarade Pachintsev. Je lui ai donné une poignées de graines de tournesol, je lui ai enfoncé dans le dos ce tisonnier de bronze - tu vois, là ? - et je l'ai renvoyé à ses cantons officiels...
- Maintenant comment c'est ?
- Eh ben, ça n'est pas : je vis sans aucune direction et le résultat est épatant. J'ai décrété qu'ici c'était une réserve révolutionnaire, pour que le pouvoir ne vienne pas loucher dessus et je sauvegarde la révolution dans son rang, héroïque et intouchée...
   Dvanov déchiffra sur le mur des inscriptions au charbon, tracées d'une main tremblante, peu entrainée à l'écriture. Dvanov prit la chandelle et lut les annales murales de la réserve révolutionnaire. Pachintsev l'y incita de bon gré.
- Lis-donc, lis. Des fois on reste sans parler, sans parler - tellement qu'on en a marre, et on se met à bavarder sur le mur : quand je reste longtemps sans voir des gens, j'ai le mourron...
   Dvanov lut des vers sur le mur :

      Fini le bourgeois ! Mais c'est le travail
      qui tient le moujik la corde au cou. 
      Crois-moi, laborieux laboureur, 
      les fleurs des champs s'en tirent mieux. 
      Laisse ta charrue, tes semailles, tes moissons, 
      laisse donc le sol fructifier de lui-même. 
      Toi, tu dois vivre et passer du bon temps, 
      souviens-toi qu'on ne vit qu'une fois, 
      avec toute la sainte commune,    
      empoignant d'autres mains honnêtes, 
      gueule bien fort, que tous t'entendent :  
      Assez tiré le diable par la queue, 
      il est grand temps pour tous de faire du lard. 
      A bas les bas travaux terrestres, 
      puisque la terre va nous nourrir gratis... 

    A la porte quelqu'un frappa de façon égale, en propriétaire.
- Eh ! dit en écho Pachintsev, qui avait éliminé ses vapeurs de gnôle et s'était tu en conséquence.
- Maxime Stepanytch, entendit-on de l'extérieur, permets-moi d'aller prendre un jeune tronc à la lisière pour faire un brancard : le mien a pété à mi-chemin, à ce compte je passerai tout l'hiver chez toi.
- Impossible, rétorqua Pachintsev. Jusqu'à quand il faudra que je fasse ton éducation ? J'ai pourtant accroché un arrêté sur le magasin à blé : la terre s'est faite toute seule, donc elle n'est à personne. Si tu l'avais pris sans demander, je te l'aurais permis...

extrait de "Tchevengour" d'Andreï Platonov, 1927.


traduction de Louis Martinez
Robert Laffont, 1996

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