27.7.19

KGB rock

Carte du sieur Andropov

         On a beau rester à l’écart des auteurs, on finit par en connaître une tripotée, et aux quatre coins du monde. Leurs bouquins arrivent en rafales, parce qu’un malheur n’arrive jamais seul !…
         Après P-F Moreau et son manga hélvéto-nigérian, après le drame en pointillés de Jérôme Leroy, mon vieux copain Vladimir Kozlov (c’est aussi ça le problème, les vieux copains s’accumulent !…) vient d’ajouter un nouveau roman: KGB rock (éditions Distopia, Moscou), à son archéologie des soviets !… Le titre fait référence à un morceau légendaire du groupe Défense Civile où chantait feu le non moins légendaire Lietov, vedette underground.
          L’intrigue tragi-comique d’une bande de sbires fatigués du KGB, abasourdis par quelques néo-nazis surgis de nulle part, alors que le dernier grand tyran Brejnev est à l’article de la mort, sur fond de pourrissement soviet définitif, de contreculture occidentale pernicieuse, et d’un sentiment d’impasse rappelant si fort une UE en fin de parcours dans son blabla dogmatique de jour en jour plus autiste… Nos agents chevronnés s’arrachent les cheveux, d’où sont sortis ces groupies du IIIe Reich ?… Et leur patron s’acharne, il veut des résultats !… Nos agents, habitués à coffrer du dissident droitsdelhommiste, sont complètement largués… Pas un indice !…Pas un indic !…
         Kozlov n’en fera jamais d’autres !… Impossible de résister à livrer les premières pages…


         KGB Rock
         De Vladimir Kozlov
         (Traduit du russe par Thierry Marignac)

         20 avril 1982, mardi
         —Qu’est-ce qui se passe avec ton film ? demanda Liza. Tu as des nouvelles ?
         Liza — cheveux courts, en robe noire au profond décolleté — et Stass — cheveux foncés, légèrement bouclés, moins de trente ans, en veste de velours marron — étaient assis à une table de café devant une fenêtre.
         Stass fronça le sourcil, tourna la tête.
         —Après-demain, la commission artistique se réunit au studio…
         Il sortit une cigarette d’un paquet de « Iava », prit son briquet, l’alluma, tira une bouffée, souffla la fumée.
         —…C’est là que tout se décidera. Ou bien le studio recommandera la sortie du film… et alors on passera à l’étape suivante, l’Institut d’État du Cinéma. Ou alors…
         Liza regarda par la fenêtre. Le soleil jouait sur l’eau jaillissant de la fontaine.
         —Un certain Alexeï m’a passé un coup de fil, dit Liza. Il avait eu mon téléphone par Gocha. Il monte un groupe. Il m’a proposé d’essayer de chanter avec eux.
         —Quel genre de groupe ? Qu’est-ce qu’ils jouent ?
         —Il m’a dit que c’était du punk-rock.
         —Et qu’est-ce que tu as répondu ?
         —J’ai dit pourquoi pas. On s’est mis d’accord pour se retrouver demain soir et aller à la Maison de la Culture. Vers Khorvino.
         Stass écrasa sa cigarette dans le cendrier.
         —Je n’ai pas beaucoup écouté de punk-rock. Mais j’ai bien aimé les Sex Pistols. Des mecs marrants qui hurlaient avec des voix de fausset. Tu connais ?
         —Ouais.
         —Bon. On y va ?
         Liza hocha la tête, se leva, recula sa chaise, se dirigea vers la sortie.
         Stass prit ses cigarettes et son briquet sur la table et la suivit.
Logo des SA


         Liza et Stass sortirent du passage souterrain.
         Une douzaine de types en chemises noires se tenaient devant la statue de Pouchkine avec des brassards blancs sur lesquels des swastikas étaient dessinées à la main.
         Les passants se retournaient et s’arrêtaient pour les regarder. Un homme aux cheveux roux en blouson de cuir sur un maillot froissé écrivait rapidement sur un bloc-notes, jetant de temps en temps des coup d’œil de droite et de gauche.
         Un des types — de haute taille, avec des cheveux courts de couleur claire — se mit à crier :
         —La Russie est sous le joug d’une dictature communiste depuis plus de soixante ans ! Seul le national-socialisme est en mesure de la vaincre !
         —Qu’est-ce que c’est ? demanda Liza.
         —Aucune idée.
         Stass haussa les épaules.
         Ils s’arrêtèrent à leur tour.
         Les types levèrent le bras en l’air pour faire un salut nazi. Un milicien  courut vers eux, portant les galons de sergent et hurla :
         —Qu’est-ce que c’est que cette manif ? On trouble l’ordre public ?
         Les types éclatèrent de rire.
         Leur chef leva le bras à nouveau, les autres l’imitèrent, et se mirent à crier : « Sieg Heil ! ».
         L’un d’eux extirpa une pile de tracts d’un sac et la projeta dans les airs. Les tracts s’envolèrent et retombèrent s’éparpillant sur le trottoir. Quelques passants les ramassèrent.
         Un homme en blouson bleu saisit un des types à l’épaule.
         —Je vais te casser la gueule ! Je me suis trouvé un facho ! Mon père est mort à la guerre !
         Deux autres types sortis du groupe le repoussèrent.
         Le leader fit le signe convenu, croisant les bras sur la poitrine. Les types se dispersèrent d’un pas rapide dans toutes les directions. Il passa à quelques mètres de Liza et Stass.
         Il regarda Liza dans les yeux avant de se fondre dans la foule.
         —Qu’est-ce que c’était que ça ?
         Liza regardait Stass.
         —Quelque chose de simultanément très étrange, très rare, et très interdit, dit celui-ci. S’il y avait eu un caméraman, quels plans on aurait eu…
         Liza ramassa un tract sur le trottoir, maculé d’une trace de semelle. Il était illustré d’une swastika, d’une faucille et d’un marteau barrés d’une croix et d’un slogan : « Vive la victoire du national-socialisme sur le communisme ! »
         Le sergent de la milice ôta sa casquette, et se gratta un front où la sueur perlait. Il secoua la tête.
         L’homme roux s’approcha de lui et dit avec un fort accent étranger :
         —Bonjour ! Je suis correspondant du New York Times. Je m’appelle Glenn Stark. Pouvez-vous nous commenter ce qui vient d’arriver ?
         Le sergent remit sa casquette, agita le bras dans un geste impatient. Le correspondant s’éloigna.

         (…)