27.11.16

L'interview Gazprom de Thierry Marignac (!).

http://www.gazprom.ru/press/journal/archive/2016/

Au lien ci-dessus, pour les lecteurs russophones, la preuve de ma collusion avec les grosses corporations capitalistes internationales, et légèrement infiltrées, avec une interview de votre serviteur, page 52, du numéro d'octobre. N'ayant jamais caché à quel point j'accueille avec plaisir toutes les propositions de corruption, malheureusement très rares (ce qui est un peu blessant, quoi, me corrompre n'intéresse personne ? Je suis un zéro, dites-le tout de suite ?…) je n'ai pas grand-chose à ajouter, sinon que ma facture de gaz n'a pas diminué, mes relations, hélas, avec le géant de l'énergie restent platoniques. Il a même fallu que je retraduise l'interview dans l'autre sens moi-même.


photo© Annie Assouline
AFFAIRES ÉTRANGÈRES
La nouvelle était tombée un soir sinistre de la fin octobre sur les crépitants télex des agences du monde entier, on s’émouvait à Washington, comment l’omniprésente NSA avait-elle pu laisser passer le scoop sous l’œil vigilant de ses antennes planétaires, encore un coup de Snowden, le bureau politique du PCF hésitait, fallait-il soutenir ou condamner, est-ce que quelqu’un avait encore le numéro de la Loubianka[1], le PS pesait les mots de sa motion de censure, faudrait pas qu’on nous coupe le gaz, les Républicains cherchaient frénétiquement des éléments de langage partout dans leurs locaux, en se demandant combien j’avais touché, putain on perd de l'oseille, au FN on attendait la réaction de Donald Trump, les Verts appelaient au boycott: 
Thierry Marignac était interviewé dans le magazine corporatif de la firme Gazprom, par Vladislav Korneytchouk du service culture !…
Au bout de quelques heures attaché au radiateur, on finit par trouver le temps long, avec pour seule compagnie les joyeux drilles de la Direction du Renseignement Militaire. Je finis par cracher le morceau en échange d’un double Blair Athol, le single malt du colonel G… et d’un mini cigarillo silver de chez Davidoff, une maison russe blanche : c’est Vladimir Kozlov, lui-même interviewé dans ce magazine à la fin août, qui m’avait plongé dans cette mouise. J’ai des excuses de m’être mis à table : Quand Kozlov a écrit Guerre récemment paru dans la Collection Zapoï de la Manufacture des Livres, fondé sur l’affaire des « Partisans du Pacifique » (un groupe d’activistes de Sibérie passé à la lutte armée en 2010, et démantelé la même année), mon dossier à la Loubianka avait gonflé de cinq pages. Oui parce que Limonov, il n’en fera jamais d’autres, avait annoncé sur son blog l’année précédente que j’écrirais un roman sur cette histoire, mettant fin à mes rêves de traduction grassement payée avec des hommes d’affaires moscovites qui n’ont plus jamais répondu à mes coups de fil. Qui pouvait croire, dans la paranoïa ambiante, sachant que Kozlov et Limonov ne se connaissent pas, que je n’y étais pour rien, que c’était, je vous jure monsieur le Procureur, une pure coïncidence ?… Ah, quand les amis s’en mêlent…
Il faut, disait feu Karl Marx « rendre la honte plus honteuse encore en la livrant à la publicité ». Je vous livrerai donc de larges extraits de l’ITW Gazprom, on me pardonnera mes fautes de frappes, dues à mon bracelet électronique :


La fête qui n’existe plus
Q : Monsieur Marignac, vous avez dit dans une interview (au site russe Métropole) « …je ne vis plus en France où pratiquement tout me dégoûte », où vivez-vous donc à présent ?
R : À cette heureuse époque je vivais en Belgique. Quel soulagement de vivre à l’étranger d’où les échos du pays natal ne vous parviennent que de loin. L’américanisation assez récente de la France me l’a rendue très pénible. Je connais assez bien l’Amérique où j’ai passé pas mal de temps, j’ai traduit des dizaines de romans américains, et j’ai des relations là-bas, jusqu’à aujourd’hui… Mais pour un type de ma génération, grandi sous De Gaulle, c’est navrant de voir que des modes new-yorkaises vieilles de quelques décennies font fureur ici. Paris mon premier amour, je ne te reconnais plus, tu es une étrangère. Je vis maintenant en France, mais pas pour longtemps.
Q : En Russie, il est difficile de se représenter ce que signifie l’américanisation de Paris, et ce qui a changé en France depuis De Gaulle.
R : La mondialisation est à un certain degré une américanisation de la planète — processus à l’œuvre sur toute la terre. Entre le Paris de mon enfance et celui d’aujourd’hui, la différence est frappante, comme entre le Moscou soviet et celui d'aujourd'hui. À l’époque les Parisiens n’étaient pas tous managers, avocats ou agents immobiliers, et la ville avait son atmosphère spécifique… La ville qu’avait aimé Hemingway vivait encore. Mais comme il arrive fréquemment, on a viré la population d'origine, importé des provinciaux pleins aux as, et on a eu le Manhattan universel !… Ce qui est le cas de la plupart des capitales du monde, de nos jours. La ville à vendre a remplacé la ville à vivre. Une publicité sur deux est écrite en globbish, et un gusse sur deux glose sur la situation à Wall Street.
Q : On voit bien, en lisant Last exit to Brooklyn et Requiem for a Dream du Hubert Selby Jr. qu’aux Etats-Unis tout n’est pas rose. Et pourtant les Russes des années 1980 voulait devenir américains ! Selon moi, c’est qu’ils étaient fatigués de la propagande collectiviste et que l’individualisme transmis d’Outre-Atlantique les séduisait, chacun pour soi, et on fait ce qu’on veut. Sans compter l’emballage glamour, bien entendu…
R : J’ai publié Selby il y a vingt-cinq ans dans l’anthologie de nouvelles  Jungles d’Amérique, dont j’étais l’éditeur. Il regardait droit dans les profondeurs du cauchemar américain. Merci Mister Selby, vous nous avez donné un tableau saisissant ! On peut comparer Last Exit… avec la pièce de Gorki Les Bas-Fonds et avec le roman de Dostoïevski Crime et Châtiment. Seul le style de l’exposé diffère. Selby avait un talent rare : son style était sans fioritures, mais on le sent passer comme un crochet du gauche.
(…)
Q : Il se peut que je fasse erreur mais il me semble qu’en France on sait que peu de choses sur la Russie. J’ai séjourné dans votre pays et d’autres de l’UE assez souvent. J’ai parlé avec toutes sortes de gens. Et j’ai souvent eu l’impression que malgré notre voisinage géographique (nous somme plus proches de l’UE que l’Australie ou le Chili), l’intérêt pour la Russie est minime, beaucoup moins grand, en tout cas que pour l'Australie. Ne serait-ce pas parce que en Europe, même chez les gens qui ont lu Tolstoï et écouté Tchaïkovski domine une idée préconçue sur la Russie ? Quelque chose du genre : il ne peut rien y avoir de bien en Russie,  c’est un peuple mauvais, sauvage…
R : Le monde anglo-saxon a gagné, en se servant de tas de moyens, y compris la langue, et a obligé tout le monde à adopter ses règles et sa morale. Sans parler d'Hollywood, la plus formidable machine de propagande de toute l'Histoire. L’empire américain — c’est la victoire finale de l’empire britannique, sa domination définitive sur un continent insoumis, l'Europe, qu'il n'avait jamais réussi à conquérir. L’une des directions principales de la propagande américaine est la russophobie. La langue est complexe, sa culture est peu accessible, on peut donc facilement fabriquer des mythes bon marché sur l’instinct prédateur russe. Les Français savent peu de choses sur la Russie — les Français sont sous le robinet anglo-saxon du matin au soir.
(…)
Mais il y a de l’espoir. La Russie s’est rapprochée de nous. Enfin quelque chose de positif à dire sur la mondialisation !…
Q : Que pensez-vous de la Beat Generation de leurs œuvres, et en particulier de Kérouac ?
Publicité pour la méthamphétamine, peu avant le IIIe Reich.

R : On a beaucoup surestimé l’importance des Beat. L’époque voulait ça. Il n’y avait qu’un seul génie chez eux : William Burroughs.  Son Festin Nu est passé dans la littérature mondiale, comme une vision prophétique du cauchemar contemporain.
Je n’ai jamais aimé Kérouac. Il était bidon. Son style a beaucoup vieilli et ses maniérismes sont des trucs de mauvais prestidigitateur. Il vaut mieux lire Le Livre de Caïn d’Alexander Trocchi[2]. Voilà un véritable vagabond, à l’écriture brillante, un véritable poète maudit mort dans la misère.
Q : Selon ce que vous dites, Le Festin Nu  est un avant-goût du cauchemar contemporain. Se peut-il que les années 1950 aient été moins horribles que les années 2010 ?
R : Le début de la course aux armements entre l’URSS et les Etats-Unis, était une forme de cauchemar. Internet, une création de l’armée américaine, prolonge ce cauchemar. Concevoir le monde après les camps nazis et la bombe atomique a fait payer un lourd tribut aux écrivains. Un tel sentiment peut pousser un véritable artiste jusqu’au bord de l’abîme. Comportement asocial, habitudes destructrices, maladie mentale… D’après ce que je sais, Selby est mort dans la misère, Philip K. Dick flirtait avec la folie, et cette liste peut être rallongée.
Q : Qu’est-ce qui distingue d’après vous les véritables artistes des autres ?
R : Les premiers ne s’intéressent qu’à l’art, pas au succès commercial, qui dépend de beaucoup de choses, et fréquemment des relations qu’on entretient dans le milieu. Personnellement, je n’ai jamais pensé qu’aux livres par eux-mêmes. Seul leur contenu m’intéressait. Voilà mon défaut principal et aveuglant ! Ma naïveté ! Je suis sans doute cinglé. Mais je travaille comme traducteur dans une firme d’import-export, alors je m’en fous.
Q : Dans l’arsenal légal de la Russie et dans celui d’autres pays, on limite l’accès à certains livres par âge : interdit au moins de 16, 18 ans. Il existe aussi des textes tout simplement interdits. Vous avez parlé du Livre de Caïn, mais sa publication en Russie a rencontré certaines difficultés. Quoique cette littérature ne bénéficie que de tirages misérables. Qu’en pensez-vous, doit-on limiter l’accès à certains livres ou même les interdire ?
R : En Union Soviétique on a interdit toute une série de textes, ce qui n’a fait qu’augmenter leur popularité. La Contreculture est devenue l’arme principale des ennemis de l’URSS, bien plus efficace que l’armée américaine. Il est curieux qu’un État contemporain se serve d’un moyen aussi primitif que la censure, alors qu’à l’ère d’Internet tout est accessible.
En Occident aussi on se sert de la censure, mais en sens inverse : toute violation de l’idéologie politcorrecte est menacée de répression. Du coup, plus personne ne croit à la propagande des mass-media et de l’État. On peut donc en déduire que nous sommes dans une forme de totalitarisme moderne et que les gens, comme toujours, cherchent des sources alternatives de culture et d’information. Les tirages et les ventes d'auteurs tels que Trocchi seront toujours misérables. Comme me disait un ami éditeur dans une grande maison d'édition: "Thierry, tu es un auteur culte, ça veut dire prestigieux qui vend que dalle".
Black Dragons, gang de bikers noirs de San Francisco des années 1960 .

(…)
J’ai vécu assez tôt dans la rue au cours de mon adolescence, et ce que j’y ai vu était beaucoup plus effrayant que ce qu’on lit dans les livres.
Q : Racontez-nous pourquoi vous traduisez et faites publier tel ou tel auteur. D’après vos interviews, par exemple, vous avez traduit Racailles de Vladimir Kozlov parce que la couverture vous avait accroché. C’est vraiment si simple ?
R : Je dois m’excuser auprès des lecteurs, je suppose que je vais les décevoir, mais mon choix d’auteurs — américains ou russes — a dépendu assez souvent de mes intuitions. Couverture ou autre chose… Fidèle aux surréalistes, qui comptent bien plus pour moi que les Beat, je crois au hasard objectif.
(…).
Q : Que pensez-vous de la littérature russe contemporaine ? Y-a-t-il d’après vous de vrais artistes en Russie ?
R : Je ne suis pas expert, je déteste les experts. Comme ce qu’on aime faire devient ennuyeux dès qu’on est expert ! La littérature russe contemporaine est un sujet immense. Que je connais mal. Par nature, je n’aime pas les post-modernistes. Limonov ne compte pas, il est d’une autre génération. Je pense que Vladimir Kozlov et Zakhar Prilepine  sont de véritables artistes. Mais, une nouvelle fois, qui suis-je pour juger d’un espace aussi démesuré que la littérature russe contemporaine ? J’aime traduire les poètes, Sergueï Tchoudakov, Sergueï Essenine, Boris Ryjii, Natalia Medvedeva, Édouard Limonov, Lioubov Molodenkova, mais en tant qu’amateur, ami fortuit de leur œuvre.
Q : Quoi qu’il en soit, un recueil de vos traductions de Tchoudakov, Medvedeva et Essenine est paru en France il y a trois ans (Des Chansons pour les sirènes). Que pensez-vous de la littérature française contemporaine ? Des auteurs qui sont populaires, ici, Houellebecque et Begdeiber ?
R : La littérature française ? Qu’est-ce que c’est ? Vous l’avez vue où ? Vous pensez qu’elle est vivante ? Première nouvelle ! La plupart du temps, il s’agit d’un narcissisme débile. J’ai du respect pour mes amis, ils ne sont pas mes amis par hasard : Jérôme Leroy, Pierric Guittaut, Christopher Gérard, Gérard Guégan. Je doute que vous en ayez entendu parler. Ils ne sont pas traduits en russe, malheureusement.
En ce qui concerne les deux auteurs (créatures publicitaires de bas étage, d'une espèce cousine du coléoptère) que vous avez cité, je méprise l'étalage de leur complaisance. Les deux sont nés dans le milieu qui leur donnerait l’accès à l’édition et aux ventes, leur succès est extrêmement suspect. Ils incarnent la faiblesse de l’Occident. C’est une bonne recette pour vendre, du racolage. L’identification du lecteur : c’est un crétin faiblard, comme moi !
Q : Pourquoi vous êtes-vous intéressé au poète de l’Oural Boris Ryjii que vous avez traduit ? Ses vers ? Son destin ? Y-a-t-il une édition française de ses vers ?
R : Encore une coïncidence. Mon amie écrivain, traductrice, et poétesse Kira Sapguir (veuve du grand poète Henri Sapguir) m’a fait connaître son œuvre. J’écoute toujours ce qu’elle dit. Lorsque j’ai lu les vers de Boris Ryjii sa poésie m'a frappé par sa puissance d’évocation. Ensuite, on m’a invité à Ekaterinbourg. J’ai parlé avec la sœur de Ryjii et d’autres. Comme toujours, l’hospitalité de votre peuple m’a touché profondément. Je m’efforce de faire publier en France les poèmes de Ryjii.
(…)
Q : Le trompettiste Chet Baker a répondu, soucieux, à la question : « Est-il difficile de jouer de la musique ? », « C’est un labeur épuisant ». Il me semble qu’écrire de la prose, c’est très difficile, un gros labeur. Ou bien quelqu’un de talentueux peut-il facilement créer une œuvre convaincante ?
R : En tant que véritable toxicomane, Chet Baker a toujours voulu passer pour un martyr dans tous les domaines, pour qu’on lui donne de l’argent et qu’on l’héberge, pour qu’on le prenne en pitié, susciter la compassion. Il s’était taillé une solide réputation en la matière. Je ne considère pas qu’écrire soit à proprement parler un labeur. Un effort, certes, mais pas un travail. Tout d’abord, on peut considérer qu’on a de la chance si la vie vous a permis de vous consacrer à quelque chose d’aussi grandiose. Beaucoup de gens passent leur vie à remplir des pots de yoghourt. Je considère que se plaindre d’une telle situation est indécent. Ensuite, j’éprouve un tel plaisir, en me livrant à cette occupation que je ne peux pas dire : c’est un labeur. Par ailleurs, fabriquer un style convaincant et personnel est une affaire compliquée. Ce que, sans fausse modestie, je suis certain d’avoir réussi. Mais on n’obtient pas une victoire sans combattre.
ITW réalisée par Vladislav Korneytchouk, pour Gazprom Magazine, 30 octobre 2016.




[1] Siège du KGB, aujourd’hui FSB.
[2] Cain’s Book, par un des rares amis communs de Debord et Burroughs, un des rares membres de l’Internationale Situationniste qui en ait pris sa retraite sans en être exclu.