2.12.12

Plus loin que la vie



         NORILSK
         De BrosFox
         (Traduit du russe par TM)
         Avant de commencer à parler de ma ville natale — une petite précision : ces informations sont anciennes. Je n’ai pas mis les pieds dans ma patrie d’origine depuis déjà sept ans…
         Norilsk, c’est « La perle du cercle polaire », c’est « Los-Vietros », c’est « L’astéroïde militaro-industriel n° 69 ». Deux cent mille habitants (probablement plus aujourd’hui).

         Dans les années 1930, au siècle dernier, la présence dans le pays d’une masse importante de prisonniers politiques exigeait qu’on les affecte à des travaux correctionnels ; le camarade Zaveniaguine découvrit fort à propos des filons très abondants de nickel, platine, cobalt, cuivre ( en tout 75 types de minerais différents). Il n’y avait qu’un seul point épineux — ces mines étaient situées sur le 69ème parallèle, près du méridien de Saïanski, sur la presqu’île de Taïmyr. On ne construit pas des villes aussi loin au nord (Il est peu rentable d’établir et d’entretenir des voies de communication). Et les conditions de vie , si je peux me permettre, sont loin d’être souriantes : en hiver la température moyenne est de moins trente, sans tenir compte du vent, sachant que cette saison dure de septembre à mai, printemps et automne durent deux semaines. Le lecteur calculera lui-même, le temps qui reste à un été « fertile ». Mais un état soviétique sans exploit — c’est un pain d’épices sans miel !


         Pour ne pas dépendre des conditions météo épouvantables de la navigation, on construisit une voie étroite (d’après ce qu’on sait, elle est de nos jours en ruines) à partir de Krasnoïarsk, le long de tout l’Énicée (région de Sibérie) jusqu’au port déglingué de Doudinka et d’une profondeur de cent kilomètres dans la presqu’île, avant de construire un complexe industriel constitué de dizaines de mines, et naturellement, d’usines pour la transformation de ces sacrés métaux.
         Les ingénieurs « exilés » qui le conçurent venaient de Pétersbourg (raison pour laquelle la Perspective Lénine au centre-ville rappelle la Perspective Nievski — en nettement plus court, bien entendu). Les travailleurs qui le conçurent étaient des bagnards et ils le construisirent, je dirai, vachement bien. Ils creusèrent dans les glaces éternelles (profondes de plus de deux mètres) un réseau d’abris anti-aériens  qui s’étend sous le centre-ville et les usines dans leur ensemble. Tous les bâtiments reposent sur les fondations des années 1930.
Norilsk, en réalité, est constituée d’une chaîne de villes séparées par des intervalles de vingt-cinq kilomètres. Que le lecteur répète leurs noms à voix haute :Alykel, Kaïeran, Norilsk, Oganer, Talnakh…
         Ces deux dernières  sont pourvues (les charpentiers y ont veillé) de centres touristiques où se balade la population locale.
         Les immeubles sont construits sur un modèle de « spirale labyrinthique » conçu pour ralentir la vitesse du vent, qui atteint les 27 mètres secondes en février. Pour le reste, ils possèdent le style « mille-feuilles » de toutes les villes soviets. « Stalinski », « kroutschsevski » « brejenievski », « nouveau plan quinquennal »… Ah oui !… Les hôtels sont de petites constructions aux interminables couloirs le long desquels sont disposés les chambres (entre dix-sept et vingt mètres carrés), plus les toilettes, quarante chambres par étages. Je vous jure que c’est le foutoir ! La foule, le boucan, la galère. Vingt-quatre heures par jour. Livré franco de port à la maison. Même si on ne le demande pas …
         À la saison de la nuit polaire (lorsqu’il ne fait jour qu’entre midi et 14 heures, puis on passe au crépuscule, avant d’entrer dans la nuit noire), on ne se déplace en ville qu’en bagnole — même dans les limites de son quartier, en effet par ce froid, on se gèle les balloches, au sens littéral… Quoiqu’une température de moins vingt soit considérée comme « tiède » et que certains personnages, en général nés au-delà du cercle polaire, se baladent tranquillement. Mais ce sont des exceptions qui ne mettent pas de caleçons et ne s’embarrassent pas d’une écharpe jusqu’à moins trente.
         Vers la fin mai commence la fonte des neiges, les jours rallongent et tout le monde perd la boule. Les gens, lassés des crépuscules en boucle et de se saouler chez eux, se ruent vers les centres touristiques , et c’est le signal d’un Moulin Rouge nordique ! On y rencontre une vieille connaissance des copains de classe, et on ressort une semaine plus tard dans un centre touristque à quinze bornes de là. Tout le monde se magne  de profiter de « l’éclosion de la nature » parce que deux-trois semaines plus tard, tout ça sera un vrai cauchemar infesté de moustiques, et autres nuées de moucherons. Sans insecticide et sans crème anti-moustique, impossible de fermer l’œil. La température moyenne varie en été entre dix-huit et vingt degrés et croyez-moi, vu la sécheresse du climat, cela semble très chaud.
         Il existe encore une particularité des relations sociales  septentrionales, dès qu’on fait du stop on est embarqué par la première voiture avec une place vide et tous les refuges de chasseurs recèlent de la nourriture et du bois pour le feu. D’une façon générale les gens de Norilsk, comme ceux d’autres régions éloignées ont un sentiment d’interdépendance hypertrophié. Sinon, la vie est impossible. Il m’est arrivé plus d’une fois de m’envoler de Moscou, de craquer sur place tout mon pognon, d’aller à l’aéroport et d’en emprunter pour rentrer à des compatriotes inconnus (en leur montrant mon passeport de Norilsk) venus passer des congés, faisant leur connaissance dans la salle d’embarquement.

         (À suivre, article paru dans La revue des groupes à risques, défunte gazette moscovite, avril 2004).