MIRACLES DE LA
BALISTIQUE
La difficulté d’affronter un sujet rebattu comme le on ne présente plus — photographe
culte d’une époque où l’expression n’existait pas encore — Robert Capa ressort d’une science bien connue en
artillerie de campagne : la balistique. Il s’agit de trouver l’angle
d’attaque, simultanément un angle mort d’où l’on échappe au tir de barrage des
trop nombreuses et puissantes batteries critiques sanctionnant la moindre
erreur de calcul, des sommets d’un académisme en position de force.
VERTIGE
En ce sens, mon vieil ami Pierre-François Moreau, s’est montré remarquable tacticien avec son
Après
Gerda (Éditions Le Sonneur), et je dois reconnaître qu’à l’époque déjà
lointaine où il élaborait son projet, j’étais sceptique. Mais Qui ose vaincra, et il a pris
l’adversaire au dépourvu, en se glissant dans la peau du sujet sans vergogne,
et sous ce camouflage — pilonner sa tragédie intime avec la précision souhaitée,
trop vite et trop dérobé pour risquer la contre-attaque. En captant le héros
mythique de la photographie de guerre à son plus haut désarroi, après la mort
de sa maîtresse, dans toute l’ambivalence et la confusion des sentiments, où se
mêlent cafard, culpabilité, douleur sourde, mais aussi soulagement de la page
tournée, rancune, reproches posthumes au gré de souvenirs tronqués par
l’alcool, et la distance qui ne cesse d’augmenter — Pierre-François nous dessine un portrait vraisemblable de l’émotion
d’un homme en proie au vertige.
LA MÈRE DE TOUTES LES
VILLES
La trame est simple : Capa en partance vers New York après la mort brutale sur un champ
de bataille de l’Espagne en guerre avec elle-même de cette femme qu’il aimait
peut-être, ou pas, ou plus, taraudé par cent mille questions insolubles, dont
la vanité post-mortem est une blessure supplémentaire, cliché du face à face
avec la tombe. Capa en partance en
bateau, vers la mère de toutes les villes,
qu’il ne connaît pas, pour effacer le choc avec un autre choc, d’une intensité
presque aussi violente, comme New York est violent au nouvel arrivant. Mais,
songe notre héros, Seules les
distractions nous empêchent de mourir.
Je ne sais plus quel peintre ou poète russe racontait
ça : en arrivant à New York, il avait acheté une paire de chaussures.
Quand il avait quitté la ville, il les avait jetées, elles étaient foutues,
usées par les dérives interminables auxquelles se livre toute âme bien née
débarquant dans la mégapole — sans guide et sans repères, au hasard des rues
d’un quadrillage intermittent, les antennes subliminales vibrant aux ultra-sons
de changements d’ambiance multiples et brutaux.
C’est exactement ce que va faire Capa, multipliant les clichés, photographiant le jazz et la boxe
à Harlem, les riches et les puissants du Upper East Side, les ghettos juifs du
bas de la ville, la moitié de l’Europe déjà réfugiée là, fuyant les régimes
autoritaires de l’Axe, l’hécatombe en préparation. En bruit de fond, la
cataracte de son travail de deuil.
L’ABSENCE
La tentation était grande de re-raconter la Guerre
d’Espagne, et à l’époque où il concevait son projet, j’avais mis en garde PFM, historien de formation, contre
celle-ci. Il a superbement évité l’embuscade.
En effet, selon le cliché, l’amour, c’est tout ce qui n’est
pas l’amour, puisqu’il s’épanouit au
milieu des contingences. Alors parlons des contingences, excellente
patrouille de reconnaissance vers l’objet insaisissable et déchirant. C’est autour de cette absence, que Pierre-François a construit sa
tragédie, absence d’une présence
intensément désirée, miroir à facettes de celle de Gerda. En chemin, il
retrouve les vaincus du Bataillon Lincoln — souvenirs des cuites d’Hemingway à Madrid — son mentor
hongrois de photographie, et pour donner un but à son errance, Capa conçoit avec lui l’idée d’un
livre de photos, où la Guerre Civile et Gerda
se confondront. Comme se confondent, fragmentés dans ce roman, le kaléidoscope de la
Guerre et celui de la ville.
Une entreprise — chambre d’échos, palais des miroirs —
diablement littéraire à laquelle s’est livré mon pote. Et avec succès.
TM, septembre 2018.