17.12.18

Reflet fortuit des phases finales, conte de Noël.


         
Pougatchev
On peut considérer que la jacquerie (1773-1775) menée par Pougatchev eut une longue postérité littéraire : « La Fille du capitaine » de Pouchkine étant sans doute l’œuvre qui lui est consacrée la plus connue. Le fondateur de la littérature russe y avait non seulement trouvé un grand thème romantique, mais le décembriste révolté contre l'iniquité du régime sans doute aussi, décrivant cette révolte paysanne, un thème politique. Le personnage de Pougatchev, ancien cosaque du Don ayant participé à la Guerre de Sept Ans en Prusse, en cavale pendant des années ensuite, notamment parce qu’il avait rejoint les Vieux-Croyants, que le Tsar et l’église orthodoxe réformée poursuivaient de leur vindicte, avant de devenir un des plus fameux Imposteurs prétendants au trône dont l’Histoire russe regorge — se prête à la mythologie. On trouve des allusions à cette révolte dans Michel Strogoff, qui suit un scénario équivalent. Lorsque Essenine s’attaqua à ce thème au début des années 1920, les Bolchéviques y prêtèrent une attention particulière, ne voyant pas d’un très bon œil ce rappel d’une insurrection paysanne contre le pouvoir central, à l’heure où la collectivisation des terres soulevait les campagnes contre eux. Certaines mauvaises langues prétendent que ce long poème connu par cœur dans les Goulags, ne serait pas étranger aux circonstances suspectes de son « suicide » jamais élucidé dans un hôtel bourré de tchékistes, quelques années plus tard. Les révolutions ont ceci de particulier qu’elles ne s’oublient jamais complètement. Dans l’extrait qui suit, Pougatchev arrive dans la bourgade où il devait fraterniser avec les cosaques et s’autoproclamer Tsar. Toute ressemblance avec des circonstances présentes, la rédaction tient à le souligner aux yeux de la Direction Interministérielle du Numérique, ne serait que pure coïncidence…
Édition originale de La Fille du capitaine
L’APPARITION DE POUGATCHEV DANS LA BOURGADE DE IAÏTSKI
(Première partie du poème épique dans une nouvelle traduction de Thierry Marignac)
Pougatchev
         Oh comme je suis fatigué, comme mes jambes me font mal
         Dans l’étendue sans merci, la route hennit comme le cheval
         N’est-tu donc, n’est-tu donc misérable Tchagan[1]
         Qu’un repaire de sauvages, de guenilleux mendiants ?
         J’aime les steppes de tes métaux cuivrés
         Et ta terre qui embaume une odeur salée.
         Comme un colosse jaune, la lune splendide
Pavane ses reflets sur les herbes humides.

         Enfin, je suis ici, je suis ici !
         Vague après vague les assauts ennemis se sont brisés.
         Sur un épieu de tremble ils n’ont pas réussi
         À faire flotter ma tête auparavant plantée.

Iaïk, Iaïk, tu m’as appelé
         Avec la plainte étouffée des déshérités !
         Les prunelles des yeux au fond du cœur écarquillées
         Au crépuscule des campagnes désolées.
         Je sais seulement que ces isbas
         Ne sont que des cloches de bois
         Le vent sous son voile avale leurs voix.

         O, brume des steppes, tu dois m’aider
Mes projets strictement à réaliser.

La sentinelle
Qui es-tu étrange créature ? Pourquoi erres-tu par monts et par vaux?
         Pourquoi troubles-tu la nocturne quiétude du repos?
         Pour quelle raison, comme une lourde pomme sur la branche tendue
         Ta tête est-elle à ton cou suspendue ?

Pougatchev

         En votre lieu de marais salants
         Je suis venu de pays étrangers —
         Contempler l’or des corps mordorés
         L’or de nos slaves parents.
         Écoute-moi père ! Raconte-moi avec tendresse
         Comment vit ici l’homme avec sagesse ?
         Comme partout sur les champs assidûment
         De la paille de seigle filtre-t-il le lait nourrissant?
         Ici aussi forçant de l’aube les prisons,
         À l’abreuvoir au trot il mène les moutons
         Et dans la mousse des choux, dans leurs sillons
         Les navettes enterrent-elles des cornichons ?
         Et encore le labeur pacifique des maîtresses de maison
         S’entend-il au fil d’une étale conversation ?
Timbre soviétique (1973) à la mémoire de la guerre paysanne de Pougatchev


La sentinelle
         Non, Passant ! Iak avec cette vie,
         Depuis longtemps s’est séparé.

         Depuis le premier jour où les rênes se sont déchirées
         Depuis, de Pierre le Troisième, l’agonie.
         Sur les choux, sur le seigle, sur les moutons,
         Sans rien gagner, nous transpirons.

         Notre sel, notre marché, notre poisson
         La richesse du pays, son ardeur
         La Grande Catherine en a fait don
         Au contrôle de ses nobles seigneurs.

         Et maintenant dans tous ses recoins
         De toutes ses chaînes la Russie se plaint
         De l’encaustique des doléances au cœur de Caïn
         En guise de compassion, tu n’arracheras rien.
         Tous s’y sont attachés, tous se sont insurgés
         Autant bouffer de la ferraille, affamés
         Et l’aurore s’écoule sur les prés
         D’un ciel à la gorge tranchée

Pougatchev
         Comme elle est triste votre existence délétère !
         Mais dis-moi, dis-moi sans fard
         Est-il possible que le peuple n’ait de sa poigne sévère
         Sorti des bottes les lames des poignards
         À planter sous l’omoplate des aristos autoritaires ?
Le procès de Pougatchev


La sentinelle
         As-tu jamais vu
         Comme la faux dans le champ s’est abattue
         De sa mâchoire d’acier des herbes la tige dévorant ?
         C’est comme ça que se dresse l’herbe des Sibériens
         Rassemblant ses racines en souterrain.
         L’herbe ne peut se cacher nullement
Aux dents étincelantes de la faux.
Parce qu’elle ne peut comme l’oiseau
         S’arracher au sol vers un ciel bleu miroitant.
         Ainsi sommes-nous ! Par les pieds enracinés dans les izbas de notre sang
         Pourquoi tenir dans l’herbe fauchée le premier rang ?
         Dieu fasse que jusqu’à nous ils ne parviennent pas
         Que comme de la camomille nos têtes ne soient fauchées
         Mais à présent la route, de larmes de bouleaux délavée tant de fois
         S’est en quelque sorte réveillée.
         Et, nous encerclant comme un brouillard d’humidité
         Le prénom de feu Pierre le trépassé.

Pougatchev
         Comment, Pierre ? Vieillard, qu’as-tu dit ?
         Le sanglot des nuages aux cieux a-t-il retenti ?

La sentinelle
         Je dis que bientôt un terrible cri
         Qui, tel un crapaud, de l'isba a jailli
         Sur nos têtes, rouleront ses échos, plus puissants que le tonnerre
         Déjà l’insurrection laisse flotter sa bannière
         Il ne nous faut plus que celui qui jette la première pierre

Pougatchev
         Quelle pensée !

La sentinelle
         Qu’as-tu murmuré ?

Pougatchev
J’ai fait le serment de me taire pour un temps
         Dans les cieux, de l’aurore les tenailles
         Des pâturages de l’ombre délaissant le bétail
         Arrachent les étoiles comme on arrache des dents,
         Et nulle part encore n’ai-je pu somnoler.

La sentinelle
         J’aurai pu te proposer
         Une paillasse bourrée de foin grossier
         Mais il n’y a chez moi qu’un seul lit,
         Et quatre enfants y sont endormis.

Pougatchev
         Sois-en remercié ! Je suis dans cette ville un invité.
         Sous n’importe quel toit on voudra bien m’abriter.
Vieillard, Adieu !

La sentinelle
         Puisse en Sa Sainte Garde te conserver Dieu
         Russie, Russie ! Combien sont-ils ainsi
         Comme par une écumoire leur chair tamisant,
         De lieu en lieu dans tes espaces errant ?
         À quel appel répondent-ils ainsi ?
         Quelle lumière glisse dans leurs doigts le bâton ?
         Amplifiant le vert grondement, ils vont partout, ils vont
         Livrant leur corps à la poussière, au vent
         Comme si quelqu’un les envoyait tous aux travaux forcés
Tourner et piétiner
Sur cette terre incessamment.

Mais qu’ai-je vu ?
La cloche de la lune a descendu
Elle se réduit comme une pomme flétrie
L'angélus de ses rayons s'est assourdi.

Au fond du poulailler ont retenti à bloc,
Les accents du chant du coq.
Sergueï Essenine
Pougatchev dans le carrosse le menant au supplice


1. ПОЯВЛЕНИЕ ПУГАЧЕВА В ЯИЦКОМ ГОРОДКЕ


Пугачев

Ох, как устал и как болит нога!..
Ржет дорога в жуткое пространство.
Ты ли, ты ли, разбойный Чаган,
Приют дикарей и оборванцев?
Мне нравится степей твоих медь
И пропахшая солью почва.
Луна, как желтый медведь,
В мокрой траве ворочается.
Наконец-то я здесь, здесь!
Рать врагов цепью волн распалась,
Не удалось им на осиновый шест
Водрузить головы моей парус.

Яик, Яик, ты меня звал
Стоном придавленной черни!
Пучились в сердце жабьи глаза
Грустящей в закат деревни.
Только знаю я, что эти избы —
Деревянные колокола,
Голос их ветер хмарью съел.

О, помоги же, степная мгла,
Грозно свершить мой замысел!
Сторож

Кто ты, странник? Что бродишь долом?
Что тревожишь ты ночи гладь?
Отчего, словно яблоко тяжелое,
Виснет с шеи твоя голова?
Пугачев

В солончаковое ваше место
Я пришел из далеких стран, —
Посмотреть на золото телесное,
На родное золото славян.
Слушай, отче! Расскажи мне нежно,
Как живет здесь мудрый наш мужик?
Так же ль он в полях своих прилежно
Цедит молоко соломенное ржи?
Так же ль здесь, сломав зари застенок,
Гонится овес на водопой рысцой,
И на грядках, от капусты пенных,
Челноки ныряют огурцов?
Так же ль мирен труд домохозяек,
Слышен прялки ровный разговор?
Сторож

Нет, прохожий! С этой жизнью Яик
Раздружился с самых давних пор.

С первых дней, как оборвались вожжи,
С первых дней, как умер третий Петр,
Над капустой, над овсом, над рожью
Мы задаром проливаем пот.

Нашу рыбу, соль и рынок,
Чем сей край богат и рьян,
Отдала Екатерина
Под надзор своих дворян.

И теперь по всем окраинам
Стонет Русь от цепких лапищ.
Воском жалоб сердце Каина
К состраданью не окапишь.

Всех связали, всех вневолили,
С голоду хоть жри железо.
И течет заря над полем
С горла неба перерезанного.

Пугачев


Невеселое ваше житье!
Но скажи мне, скажи,
Неужель в народе нет суровой хватки
Вытащить из сапогов ножи
И всадить их в барские лопатки?
Сторож


Видел ли ты,
Как коса в лугу скачет,
Ртом железным перекусывая ноги трав?
Оттого что стоит трава на корячках,
Под себя коренья подобрав.
И никуда ей, траве, не скрыться
От горячих зубов косы,
Потому что не может она, как птица,
Оторваться от земли в синь.
Так и мы! Вросли ногами крови в избы,
Что нам первый ряд подкошенной травы?
Только лишь до нас не добрались бы,
Только нам бы,
Только б нашей
Не скосили, как ромашке, головы.
Но теперь как будто пробудились,
И березами заплаканный наш тракт
Окружает, как туман от сырости,
Имя мертвого Петра.
Пугачев


Как Петра? Что ты сказал, старик?
...............
Иль это взвыли в небе облака?
Сторож


Я говорю, что скоро грозный крик,
Который избы словно жаб влакал,
Сильней громов раскатится над нами.
Уже мятеж вздымает паруса.
Нам нужен тот, кто б первый бросил камень.
Пугачев


Какая мысль!
Сторож


О чем вздыхаешь ты?
Пугачев


Я положил себе зарок молчать до срока.
...................
Клещи рассвета в небесах
Из пасти темноты
Выдергивают звезды, словно зубы,
А мне еще нигде вздремнуть не удалось.
Сторож


Я мог бы предложить тебе
Тюфяк свой грубый,
Но у меня в дому всего одна кровать,
И четверо на ней спит ребятишек.
Пугачев


Благодарю! Я в этом граде гость.
Дадут приют мне под любою крышей.
Прощай, старик!
Сторож


Храни тебя господь!
.................
.................
Русь, Русь! И сколько их таких,
Как в решето просеивающих плоть,
Из края в край в твоих просторах шляется?
Чей голос их зовет,
Вложив светильником им посох в пальцы?
Идут они, идут! Зеленый славя гул,
Купая тело в ветре и в пыли,
Как будто кто сослал их всех на каторгу
Вертеть ногами
Сей шар земли.

Но что я вижу?
Колокол луны скатился ниже,
Он, словно яблоко увянувшее, мал.
Благовест лучей его стал глух.

Уж на нашесте громко заиграл
В куриную гармонику петух.

Сергей Есенин



[1] C’est à Tchagan que la révolte menée par Pougatchev subit sa première défaite militaire.