27.10.18

La désinformation quotidienne, ou le cadavre qui cache le génocide

Membre de la fraternité secrète des anciens d'eXile, feu le magazine satirique de Moscou, j'ai le privilège d'être abonné à la lettre d'information d'un de ses plus brillants chroniqueurs, j'ai nommé le War Nerd, dont de nombreux articles ont déjà été publiés dans ces pages, traduits par votre serviteur. De même que le journalisme d'un Mark Ames ou d'un Yasha Levine, ne peut — par sa pertinence, son argumentation toujours solidement étayée — que susciter la jalousie des caniches aux ordres du "journalisme" officiel, un analyste indépendant comme War Nerd — dont les articles sont examinés minutieusement jusqu'en haut lieu —provoque les jappements des laquais de toutes obédiences. Les médias officiels en sont réduits à crier au complotisme — refrain commode — ou à faire le décompte des supposés vices sexuels de cette troupe d'élite. Ce que War Nerd dénonce ci-dessous chez les médias anglo-américains s'applique puissance dix en Phrance, chez leurs larbins.
Quiconque s'intéresse à un journalisme et des analyses indépendants, et possédant l'anglais, doit s'abonner au podcast War Nerd suivant: https://www.patreon.com/radiowarnerd

Hodeida contre Khashoggi
         
(Traduit de l’anglais par TM)
         « À Hodeidah règne une ambiance de résignation. Rien ne semble indiquer que le monde veuille intervenir, nulle promesse que la population soit protégée du massacre. Ce n’est pas que le Yémen soit une crise oubliée, c’est simplement une crise dont le monde a délibérément choisi de se détourner. »
Un travailleur de l’humanitaire, Hodeidah, 
28 septembre 2018.

         Je suis certain que vous avez entendu parler de l’affaire Kashoggi. Pour ne pas être au courant, il faut être parti faire du canoë sur les rapides du Yukon[1] et avoir perdu son portable dans la flotte en pagayant le premier jour. C’est une affaire à faire saliver William Randolph Hearst[2], du sensationnel depuis le début octobre, lorsque Kashoggi, un journaliste saoudo-américain très en vue à Washington est entré dans le consulat Saoudien à Istamboul pour ne jamais en ressortir. Peu à peu, on a fini par savoir qu’il avait quitté le consulat tout de même, mais pas en un seul morceau. Au sens littéral : il a été découpé à l’intérieur par une équipe d’officiers et un médecin légiste. Pourquoi a-t-on besoin d’un médecin-légiste pour scier un cadavre, je ne sais pas, mais le régime saoudien a explosé tous les records, amenant 15 officiers de haut rang, pour jouer Les Affranchis sur le mort.
         « Un critique du régime saoudien démembré dans un consulat » Trop cinématographique pour qu’on puisse résister. Tout une équipe de majors et de colonels travaillant à la scie pour se débarrasser d’un caïd, un homme qui appelait Tom Friedman par son prénom. Et Friedman a pleuré des larmes amères en public, tout comme De Niro quand Joe Pesci se fait descendre. Friedman s’est lamenté sur son ami « Jamal » (la référence au prénom est à souligner, indiquant que Kashoggi avait une vraie présence, que c’était un acteur à Washington, pas un quelconque civil). En fait, Friedman est allé jusqu’à déclarer carrément que la mort de cette célébrité était pire « sur le principe » que la mort de dizaines de milliers de civils assassinés par la Coalition au Yémen.
         « Si Jamal a été enlevé ou assassiné par des agents du gouvernement saoudien, ce sera un désastre pour Le roi actuel, et une tragédie pour l’Arabie Saoudite et les pays arabes du Golfe. Ce serait une violation inconcevable des normes du sens commun, pire non par le nombre mais dans le principe que la guerre du Yémen ».
         Personne ne peut liquider « Jamal » et s’en sortir comme ça, même pas un capo di tutti capi comme Mohammed bin Salman, le monstre « réformiste » qui dirige l’Arabie Saoudite. Ce qui fait que chaque jour de la semaine, on a l’épisode suivant du grand guignol : Le Consulat du Sang. Le plus récent, qu’on parvient à peine à émettre un sifflement réprobateur avant de pouffer et de le diffuser sur les réseaux sociaux, c’est que le médecin légiste que les Saoudiens ont importé pour scier le corps, aime travailler en musique. Il l’a dit à ses collègues, c’est enregistré, probablement parce les services turcs avaient planqué des micros partout — enregistré tous les détails de ce film-gore. Et nous connaissons même ses morceaux préférés quand il découpe, incluant « Sunshine, Lollipops, and Rainbows »[3] de Lesley Gore.
         Avez-vous déjà écouté cette chanson ? Écoutez un seul vers de cette chanson en imaginant l’équipe de fossoyeurs de Ryad au boulot, essuyant une sueur sanguinolente, et vous vous demanderez pourquoi on a encore besoin de metteurs en scène de cinéma. Vous avez déjà en tête une co-production Scorcese-Tarantino et gratuitement.
         Une affaire aussi énorme en cache un certain nombre d’autres. Celle que je cherchais, c’était : Que se passe-t-il à Hodeidah ?

         Cette ville est le port principal des provinces shiite du Nord-Yémen. Il est bombardé par l’aviation saoudienne depuis des années, tandis que la marine saoudienne organise le blocus, avec le concours de la marine des États-Unis qui veille à ce qu’aucun diabolique navire iranien n’essaie d’introduire en contrebande des munitions, des médicaments, ou de la nourriture.
         Mais Hodeidah n’a jamais été attaqué par les troupes saoudiennes dans leur avance, parce qu’elles ne valent pas un clou, et qu’elles ne sont même pas capables de louer les services d’une bande de mercenaires à la hauteur. L’armée pakistanaise qui servait de suppléant aux Saoudiens quand ils avaient besoin de muscle, a refusé cette fois ses bons offices. Ce qui fut un choc pour la famille royale saoudienne. Le choc fut encore plus grand lorsque MBS envoya ses propres troupes, confiant qu’avec leur matériel hors de prix — les tanks américains les plus récents, les missiles terre-terre, etc —  même les soldats saoudiens étaient capables de s’emparer d’au moins quelques villes du Nord-Yémen, sinon les villages de montagne.
         Sauf que ses troupes ont lamentablement échoué dans cette tâche. L’armée saoudienne s’est comportée encore pire que prévu, ce qui équivaut à dire que mes pauvres Raiders[4] bien-aimés ont une saison pire que d'habitude, ce qui est le cas cette année, mais eux au moins, quand ils prennent une veste, ils n’envoient pas l’aviation et la marine imposer une campagne de bombardement et de famine artificielle.

         C’est ce qu’a fait MBS, bombardant tout rassemblement de population civile que ses pilotes (et leurs conseillers américains) puissent trouver. Avant le blocus, le Yémen recevait 80% de ses importations, ce qui comprenait la nourriture, par le port d’Hodeidah.
         Mais la ville elle-même a tenu. C’est à dire jusqu’à ce que les Émirats Arabes Unis, le plus malin et plus petit des associés de l’invasion, trouve un plan pour engager de bons mercenaires et des factions Yéménites ayant des comptes à régler avec les clans shiite du Nord-Ouest.
         Les Émirats jouent leur propre partie au Yémen depuis déjà un certain temps comme Bethan McKernan, invitée de Radio War Nerd, nous l’a expliqué au micro. Tandis que l’Arabie Saoudite a abandonné tout projet d’invasion par la terre du Yémen et ne parvient qu’à grand peine à protéger ses frontières à Najran et Jizan contre les incursions de combattants Houti, les Émirats ont improvisé une stratégie qui combine l’édification d’un empire (s’emparer de territoires le long de la côte yéménite) avec la constitution et l’armement de milices pour porter la guerre en terre shiite.
         Les employés des Émirats comprennent un certain nombre d’officiers américains alléchés par l’oseille, d’ex-forces spéciales, et mercenaires colombiens, plus un assortiment de combattants étrangers — mais pour l’attaque sur Hodeidah, ils se sont concentrés sur trois groupes. Le premier et le plus puissant étant de loin la Brigade des Géants au nom évocateur (Liwa’al Amaligah). Il s’agit de Sunnites salafistes recrutés dans le Sud. Ennemis immémoriaux des shiites du Nord-Ouest, ils n’ont jamais réussi à les vaincre en combat mais ils sont plus que désireux d’attaquer quand ils sont soutenus par l’aviation des Émirats et ses armes lourdes. La Brigade est forte de 20 000 hommes et son idéologie est simple : la Sharia sunnite, et une vieille vendetta régionale sectaire.
         Elle ne s’entend pas particulièrement bien avec les deux autres groupes avançant sur Hodeidah : les Gardiens de la République, et la résistance de Tihama.
         Les Gardiens de la République sont plus connus sous le nom des « hommes de Tareq Saleh ».  Tareq est le neveu de l’ex-homme fort du pays Ali Abdullah Saleh, tué en 2017 en essayant d’arnaquer trop de monde. La politique yéménite repose sur les clans, il était donc inévitable qu’un neveu ou  un cousin reprenne le flambeau, une sorte de népotisme vengeur, si vous voulez. Les hommes de Tareq sont plus des habitants des villes et plus séculiers, soutenant officiellement une république, pas un Califat. Il y a eu des incidents entre eux et les Géants qui n’éprouvent pas une tendresse démesurée pour leur aspect séculier. Les hommes de Tareq sont au nombre de 4000, moins efficaces que les Géants, même sans l’avantage du nombre.

         La troisième composante, la résistance de Tihama, est constituée de quelques milliers de combattants locaux sunnites, plus motivés par l’envie de reprendre la zone côtière des mains des Houtis montagnards, que par des griefs politico-religieux. Des groupes comme celui-ci, pas très efficaces en combat mais avec des liens sur le terrain ont une valeur inestimable quand on finit par entrer dans la ville cible. On les met à l’avant-garde pour montrer aux citoyens qu’on est une résistance locale, tout en gardant les combattants étrangers à l’arrière-plan.
         Mais il se révéla que la prise de Hodeidah n’était pas chose si aisée. L’alliance montée par les Émirats a décidé d’attaquer par le Sud, le long de la plaine côtière. Les Houti se battent mieux dans leurs montagnes que sur la côte et l’aviation des Émirats et saoudienne est plus efficace sur terrain plat. Cette plaine s’étend au sud d’Hodeidah, et l’alliance payée par les Émirats a avancé assez facilement vers le Nord au printemps 2018.
         Comme c’était l’une des rares offensives victorieuses de la soi-disant coalition dans cette guerre, elle a eu droit à une couverture média maximum. Et je mesure mes mots. On n’entend quasiment rien sur le véritable scoop militaire de cette guerre : l’échec total des forces saoudiennes richement équipées. Mais, oh, lorsque les hommes-liges des Émirats ont commencé à avancer sur la côte, attendant essentiellement que l’aviation saoudienne écrase tout ce qui était devant eux, avant de massacrer les civils planqués dans les ruines, les médias dociles annonçaient déjà la libération imminente d’Hodeidah.
         Dès Juin 2018, des articles prétendaient que les forces de la coalition étaient déjà en possession de l’aéroport, au sud de la ville.
         C’était en juin, on est à la fin octobre, les nouvelles les plus récentes que j’ai pu me procurer sur Hodeidah, font état d’un raid de l’aviation coalisée sur une réunion d’officiels Houti dans cette ville. On n’a pas beaucoup de nouvelles sur Hodeidah ces temps-ci, maintenant que l’affaire Kashoggi a détourné l’attention de tout le monde, mais, parfois, le silence des médias en dit très long.
         On n’a pas eu droit à des reportages présentant les forces de l’Émirat entrant en ville triomphalement. Et connaissant le parti-pris des médias anglo-saxons en faveur de la coalition, on peut parier qu’on aurait eu droit mille fois à cette histoire, si elle était d’actualité.
         Il semble donc que l’offensive de la coalition soit bloquée au sud de la ville d’Hodeidah. Ce qui correspond au modèle des récentes guerres dans la région : peu de troupes souhaitent entrer dans une guérilla urbaine contre des forces locales déterminées tenant les ruines. Il n’existe pas de meilleure configuration pour un combat défensif qu’une ville en ruines. L’inconvénient étant bien sûr que pour créer ce paysage de ruines le défenseur doit assister à la destruction de tout ce qui comptait pour lui. Mais une fois que c’est arrivé et qu’on n’a plus rien à perdre, on fait chèrement payer chaque mètre conquis même à une armée mieux équipée.
         Donc, une fois encore, sur le plan purement militaire, il s’agit d’un échec des forces armées saoudiennes et des Émirats hors de prix. Mais dans le cas d’Hodeidah, ce serait une erreur de souligner cet échec tactique. D’un sinistre point de vue stratégique, cette offensive est un horrible succès.
         Parce que les auxiliaires des Émirats n’ont pas besoin de prendre la ville. Ils doivent avant tout détruire les installations portuaires, pour que la famine artificielle et les épidémies ravageant les provinces shiites puissent se poursuivre. La famine et l’épidémie sont de loin les moyens les plus efficaces pour se débarrasser des gens qu’on n’aime pas, bien plus que le simple meurtre de masse.
         Et ce discret génocide se passe assez bien, si « bien » est un terme qu’on puisse employer ici. Les forces sunnites n’ont sans doute pas le courage de donner l’assaut à la ville mais elles ont les véhicules et la couverture aérienne nécessaire pour couper toute liaison avec l’intérieur des terres. Fin septembre 2018 on rapportait que :
« Les forces de la coalition à l’Est de la ville ont coupé toutes les principales routes entre Hodeidah et Sana’a. La nourriture et le carburant devant emprunter cet itinéraire sont détournés vers la dernière route menant à Sana’a, ils parcourent des distances plus longues qui coûtent plus cher aux fournisseurs et contribuent à l’inflation des prix pour les marchandises de première nécessité, ce qui signifie que de plus en plus de civils n’ont plus les moyens de se procurer nourriture et eau potable. »
         Pour la coalition, l’épidémie de choléra qui décime les enfants shiites connaît également des progrès satisfaisants. Les cas ont triplé depuis le début du siège d’Hodeidah.
         Avec sa supériorité aérienne et son artillerie dernier cri, la coalition n’a pas besoin de prendre Hodeidah au sens traditionnel.
         Ce que ces forces doivent faire et ont déjà accompli pour l’essentiel, c’est de couper le port de la population des montagnes Houtis à l’Est. Puis elles n’ont plus qu’à attendre que la famine et la maladie aient fait le boulot. Et comme avec la plupart des famines artificielles, elles peuvent compter sur la coopération des médias occidentaux pour détourner l’attention. C’est une particularité des famines artificielles, elles affectent rarement les gens à profil médiatique significatif. Et elles marchent très bien en général, notamment avec les enfants en bas âge.
The War Nerd




[1] Rivière du Nord-Ouest des Etats-Unis.
[2] Milliardaire magnat de la presse américaine des années 1930.
[3] Soleil, glaces à l’eau, et arc-en-ciel.
[4] Équipe de football américain d’Oakland.