4.6.14

Les chants des bagnes soviets

OLEG TCHISTIAKOV ET UN COPAIN DERRIÈRE LES "HAUTS MURS"

NOTE DE LA RÉDACTION: UNE FOIS N'EST PAS COUTUME, NOUS N'AVONS PAS LE LIEN POUR LES LECTEURS RUSSOPHONES, IL LEUR SUFFIT SANS DOUTE DE TAPER: ОЛЕГ ЧИСТЯКОВ, À CETTE HEURE TARDIVE, LA RÉDACTION A LA FLEMME.
(Traduit par TM)
L’époque des chansons de voyous des rues est arrivée. Lentement, au fur et à mesure, elles ont ratissé de l’Extrême-Orient et de l’Extrême-nord, elles ont culminé dans les buffets de gare des points de correspondance ferroviaires. Entre des dents serrées, elles chantaient les décrets d’amnistie. Comme les pelotons d’une armée à l’offensive, ces chansons tournoyaient autour des grandes villes, et résonnaient avec tact dans les trains de grande banlieue, et puis enfin, à l’épaule des réhabilités de 1958, elles entrèrent en ville. L’intelligentsia les entonna à son tour ; il y avait quelque chose de piquant à constater que les conversations aisées sur la Comédie Française se changeaient en grossièreté mélancolique de prisonniers des camps,  que les jeunes philologues évoquaient les allitérations et les assonances d’un genre maudit. C’était devenu de la littérature.
         Youri Daniel 
        
         « Blatniak » (chansons de voyous)
         Le genre de la chanson de voyou soviet possède une particularité remarquable : ses succès les plus retentissants étaient liés à sa faculté de refléter l’époque contemporaine. Les premières chansons populaires  était l’hymne de bagnard : « À travers la toundra, sur le chemin de fer… », « Soit maudite, oh, Kolyma[1] » chantaient les gens simples dans les arrière-cours d’après-guerre et les bas-fonds tout autant que des tubes à la mode à l’époque tels que « Les courtes nuits du mois de mai », « Le reste de bougie se consume », « De Moscou à Brest », etc. Que l’époque contemporaine traite les chansons des camps d’un point de vue monolithique si ça lui chante, mais le dénouement des conflits correspondait à des situations réelles de la vie de tous les jours. Ces chansons racontaient des problèmes de la vie quotidienne. Elles en parlaient dans leur  langage, dénué de tout vernis social. Des gens, à tous les niveaux de l’échelle sociale, les écoutaient et les chantaient, les larmes aux yeux. Et ceux qui revenaient du front, et ceux qui avaient été libérés récemment, tous dans notre cour d’immeuble dansaient la valse après le boulot, que je jouais, gamin, sur un accordéon pris aux boches, et chantais en imitant Outiossov : « La nuit est courte, les nuages dorment, et votre main inconnue repose sur mon épaulette… » (Je chantais ça, « sur l’épaulette », c’était interdit, et Outiossov, de son propre aveu, devait chanter « sur ma paume »).  Mais, à nouveau, après avoir vidé leurs verres, les hommes demandaient, « Joue la nôtre ! » et ils entonnaient « Mourka »[2].
TCHISTIAKOV EN ARTISTE
    Le genre de la chanson de voyou a atteint une telle célébrité, parce qu’entre tous les problèmes de la vie soviétique il en choisi un, le principal — LA PRISON. Le thème de la prison surclassait toutes les autres réalités de l’époque. Ces chansons ne prétendaient pas faire de l’agitation ni de la propagande contre le pouvoir soviétique. Leurs auteurs parlaient simplement et sincèrement de leur vie. Lorsque j’ai purgé ma peine, je vivais dans le même baraquement que l’excellent poète des camps Vassili Bernardski, bouclé pour la troisième fois parce que ses poèmes étaient en infraction avec l’article 58-10 du code pénal. À chaque fois, il en prenait pour dix ans. Je chantais sa dernière chanson « Plaisanterie », au son des guitares, et elle avait un succès fou auprès des auditeurs bien qu’il n’y ait aucun risque qu’elle ébranle les fondements de l’état soviet. Les vers de Valentin Solokov, pour lesquels j’ai composé la musique lorsque j’étais artiste de concert, étaient écoutés par des auditeurs dans des salles de concerts philarmoniques sans sourciller, sur les scènes de l’académie de Novossibirsk et à l’auditorium du musée polytechnique de Moscou. La puissance de ses chansons s’explique parce que leurs auteurs (dans le meilleur des cas) donnaient un reflet frappant de l’essence de notre « Moyen-Âge » de sa structure esclavagiste et de la caste prédatrice au sommet de la pyramide.
         Le terme « Blatniak » s’est un peu obscurci dans son acception contemporaine. Du reste toute définition de « genre » serait à présent fallacieuse, parce que la conception de la pureté d’un genre a disparu de nos jours. Les chansons de voyous sont primitives, fondées sur quelques accords de base, mineurs, plus rarement majeurs. Dans les camps, j’ai vu des cahiers entiers emplis de chansons écrites sur la mélodie de « Le Temps du muguet ». Mais ça ne les rendait pas plus mauvaises pour autant et n’amoindrissait leur dignité en rien.
         (…)
         Aujourd’hui on commence à comprendre que les chansons du bagne sont un souvenir vivant de décennies entières sous le joug, que le peuple a passé derrière les barbelés dans les casemates soviets. Mais le plus surprenant est qu’elles sont dépourvues du ressentiment universel dont elles pourraient être chargées. Qui plus est des chef-d’œuvre tels que « Camarade Staline, vous êtes un grand savant », « Mini-mégot » de Youz Aleckovski nous apprennent que l’humour noir du poète lui a permis de survivre pendant ces années-là. Cet invraisemblable filon de poèmes nous donnait la force et la constitution pour supporter d’un cœur léger le fardeau quotidien.
Oleg Tchistiakov, emprisonné pour violation de l'article 58-10 (sur la censure) dans les camps staliniens



[1] Célèbre bagne stalinien
[2] Célèbre chanson des camps.