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25.12.23

Les nobles Voyageurs, de Christopher Gérard

 

Christopher Gérard, portrait de l'artiste en anglomane… 




    Culture générale 

     Christopher Gérard et votre serviteur sommes (déjà !) de vieux amis. Nos rituels gastronomiques s’étendent des tavernes bruxelloises qu’il hante, enfant de la capitale, depuis toujours et qu’il me fait découvrir, à un certain repas à la russe que je prépare sous mon toit, à base de caviar rouge, de harengs marinés dans le lait — onctuosité unique — de salade, d’une poêlée de champignons… J’ai bon espoir que cette table, fréquentée par quelques auteurs et polémistes outre Christopher, devienne un jour une légende littéraire de notre ville septentrionale… Il y a en général peu d’absents à ce rendez-vous très fréquenté de la dissidence… Combien de bons mots inavouables et de déclarations sulfureuses dans notre cercle conspiratif!… Christopher oublie rarement de venir avec « la pièce du Tsar », saumon délectable. "Du Tsar" était aussi le nom de la marque de vodka impériale dont j’imbibais mes hôtes, jusqu’à ce que certains évènements récents la rende très difficile à trouver… J’en ai déniché une autre, presque aussi respectable… 
    

    En recevant « Les nobles Voyageurs », formidable pan de culture générale et dernier ouvrage paru de mon ami, j’étais donc fort mal à l’aise. Outre certaines objections assez radicales sur tel ou tel auteur, ce qui n’a pas une importance fondamentale, le projet, par son ampleur et la diversité des 122 auteurs (!) évoqués, dépassait de loin mes compétences, débordant sur la philosophie, le paganisme, certaines considérations esthétiques qui me sont certes plus abordables. C’est la mesure d’une intelligence très vaste, d’une curiosité insatiable, qualités rares à une époque de « spécialistes »… Et d’une certaine audace refusant de renier ses partis-pris. Christopher est un gentleman. 


     Nous entamerons donc la fresque des fastes évocatoires, « Les Chasses du brigadier Gérard », par deux des derniers billets de cette somme colossale qui soulignent les filiations et affinités de Christopher, son attachement à son pays et ce qui le distingue : Frédéric Saenen et Pol Vandromme. Commençons par ce dernier, en dépit de l’ordre alphabétique. 
     En effet, le malicieux Christopher — bien que non dépourvu d’élans lyriques — semble descendre en droite ligne de l’homme donnant ses lettres de noblesse à la critique au point d’en faire un art. On lit Vandromme comme on lit le plus fougueux des romans, celui de la littérature, vue comme un club de gentilshommes où des faussaires présentent des titres achetés au rabais à la foire aux structuralistes, pour ne pas se faire chasser à coups de pied sur le perron. Dès qu’on a lu Vandromme, on s’épargne pour toujours, souligne Christopher, les laborieux pensums modernistes, explicatifs jusqu’à la nausée : « Fariboles de pédants ». La citation qui ouvre les pages Vandromme pourrait servir d’exergue aux «nobles Voyageurs »: 
    « La littérature ne sert à rien, affranchie qu’elle est de la norme utilitaire — politique, morale, sociale, mercantile — se bornant à être une incitation au plus voluptueux des plaisirs ». 
    Que les tâcherons en prennent de la graine. 
     Christopher relève la beauté et la justesse des pastiches, où Vandromme se glissait sous la peau d’auteurs qu’il aimait… avec son ironie altière et sa passion jamais démentie. Et la beauté des éreintements du grand Pol. Personnellement, bien que fanatique de Malraux, notamment des « Conquérants », j’ai rarement autant ri, que lorsque Vandromme le brocardait dans un essai intitulé quelque chose comme : « Du farfelu au mirobolant ». Le grand Pol démontait, avec son humour décapant, ce que Drieu appelait en parlant de Malraux « cette concision qui tourne à l’obscur », les arnaques au style de Dédé de Vilmorin… 
    La morale du billet Vandromme tombe à pic pour définir ce géant de la critique et Christopher lui-même : « Un seul dogme : l’écriture doit être allègre, jamais aguicheuse, commandée par le seul naturel ». 
Frédéric Saenen


    Frédéric Saenen, un auteur liégeois que j’ai la chance de connaître grâce à Christopher, a sans doute lui aussi subi l’influence de Vandromme. Cet étincelant critique, dont j’ai fait l’éloge dans ces pages pour son remarquable essai « Drieu face à son œuvre », brillant et sans complaisance, ouvre une autre question : Vandromme, Gérard, Saenen, la Belgique serait-elle le refuge de la seule critique qui vaille, celle du cœur, à contre-courant de la cérébralité qui nous accable ? Se distinguerait-elle, à rebours des clichés, par une déontologie du goût émancipée des modes, chère terre d’exil à mille lieux d’une Phrance où la vulgarité américanisée s’est installée à demeure ? 
     Saenen, auteur d’un « Dictionnaire du pamphlet » qu’on lui envie, poète et romancier, outre ses incursions d’exégète affuté, de Céline au Slam, est ainsi défini par Christopher : « Un outsider résolu, fêlé drolatique, aristocrate prolétarien. Et quel lettré ! ». Saenen, qui nous confia un soir que son père faisait les frites à la graisse de bœuf, vient en effet des zones suburbaines liégeoises, évoquées dans son premier roman « La Danse de Pluton ». Je cède la place à Christopher pour en parler : « …polyphonie : elle se lira comme l’analyse clinique du délitement d’une certaine Wallonie ravagée par la misère économique, esthétique et spirituelle ». 


     Le second roman de Saenen « Stay Behind », a pour sujet les troubles sanglants provoqués par les réseaux Gladio de la CIA, « …quand la Belgique servit — une fois de plus — de laboratoire d’une stratégie de la tension : groupuscules terroristes plus ou moins bidons, abjectes tueries dans les supermarchés, égorgements et pendaisons « érotiques » de témoins gênants, vols d’armes dans des casernes, ballets multicolores… ». 
    Et dans la gamme de Saenen, bien des registres, du style élevé de la critique, à la langue slammée des malfrats, jusqu’au « Wallon, ce latin hypervulgaire… ». 

    
Félicien Marceau

    Lorsqu’il évoque Félicien Marceau, compromis pour avoir travaillé à la radio belge sous l’Occupation et blanchi par De Gaulle, Christopher décrit avec précision une situation bien plus complexe et déchirée qu’il ne semble à nos modernes réécriveurs de l’Histoire qui n’ont jamais sauté un repas de leur vie : « …avec l’aval de son ministre, jusqu’à sa démission en raison de l’étouffante mainmise allemande… le dossier était vide ». Dans la bibliothèque familiale, je me souviens avoir adoré « Creezy » de Marceau. Plus tard, j’appris qu’il était un des mentors à l’Académie de la romancière africaine Calixte Beyala (auteur du superbe « C’est le Soleil qui m’a brûlée »), ce qui ne me paraît pas tellement nazi jusqu’à preuve du contraire… Christopher lui rend justice. 
Gabriel Matzneff


    Lorsqu’il évoque enfin Gabriel Matzneff, pour en finir avec la liste des maudits, Christopher le fait avec les précautions d’usage. Lui et moi avons en commun un passé d’ados malmenés, solitude et errance — quoique dans des circonstances différentes — avons croisé les prédateurs, apprenant le coup de boule tout jeune, bien obligés. Nulle complaisance donc chez Christopher pour les turpitudes connues de cet auteur sur lequel hurle la meute — mais nul acharnement, une certaine admiration pour l’héritier de Byron et des stoïciens, le style léché de l’esthète. 
    De surcroît, ses perversions "gréco-latines", exploitation des mineurs de tous les sexes, répugnent à Christopher autant qu'à moi. 
    Cependant, André Gide traînait, paraît-il, une sinistre réputation dans ce domaine au Maghreb colonisé des années 1920-30, comparable aux rumeurs  persistantes entachant celles de certains anciens ministres ou caciques socialistes à notre époque — qui ne s'en portent pas plus mal, toujours récipiendaires des prébendes d'État …— et Maurice Sachs en racontait de belles sur Marcel Proust dans les maisons de tolérance homosexuelles…Toutefois, on les lit toujours. 
    Si, Parisien, je ne partage absolument pas son goût pour le germanopratinisme du personnage Matzneff et le côté insupportablement ampoulé de cet écrivain, Christopher avance, en helléniste émérite, un certain nombre d’arguments valables en termes de qualité littéraire. Et on ne peut qu’admirer son courage — nuancer, ne pas hurler avec les loups. 


    J’ai rencontré Christopher en 2011 grâce au « Bloc » de Jérôme Leroy, parce qu’il avait relevé que j’avais traité le même thème, un quart de siècle auparavant : la Nuit des Longs Couteaux, me confia Jérôme à l’époque, faisant preuve, comme toujours, d’à-propos et d’humour. Touché, je pris contact avec Monsieur Gérard. À notre première entrevue, il apporta, vieilli, corné, jauni — bien que Christopher prenne grand soin de ses livres — un exemplaire de mon « Fasciste », acheté en 1989… Il tenait à ce que je lui signe mon best-seller personnel, livre-culte à travers 3 éditions. Quoi qu’il en soit, Christopher signe une des meilleures exégèses de l’œuvre de Jérôme Leroy qu’il m’ait été donnée de lire. Il souligne, dans les thèmes de Jérôme, ce que Serge Quadruppani, un autre de mes amis inattendus, appelait « Littérature de la catastrophe » — que Leroy, par populisme d’après moi, prétend inspirée de Phillip K. Dick. Je la crois plutôt résultat d’une lucidité et d’une mélancolie d’origine. « Leroy n’a guère d’égal aujourd’hui pour décrire la faune de notre Bas-Empire climatisé », écrit Christopher. « Un univers poétique et glaçant ». Si Christopher souligne la continuité de cette ligne depuis le « Monnaie bleue », où tant de belles pages sont consacrées à notre chère Chimay bleue — « bière hallucinogène » me confia un jour, l’ex-trafiquant et taulard américain Richard Stratton — je trouve qu’il sous-estime «Le Cimetière des plaisirs », récit autobiographique, où d’un chagrin d’amour fondateur, Leroy fait un pur chef-d’œuvre de mélancolie divine. L’homme est par ailleurs un excellent poète de langue française, c’est très rare de nos jours. 
    J’éluderai ici les pages très amicales et très fines que me consacre Christopher. 

    

    Je note que Christopher m’a pompé l’analyse de la belle prose de Pierric Guittaut — ça, c’est deux apéros de plus sur son compte : « … transposer dans la campagne française en pleine mutation des années 2000, mondialisée et hyperconnectée, l’esprit sauvage de ses prédécesseurs… ». 
    Mais Christopher parle de mon roman préféré de Guittaut : « D’Ombres et de flammes » avec sa propre éloquence païenne : « Un tableau d’une parfaite cruauté ». Puis : « …Pierric Guittaut rend avec un étrange talent cette magie paysanne à l’obsédante présence, avec ses sorts et ses rituel… ». Enfin : « …Bien davantage qu’un polar dans la veine paysanne : un roman antimoderne servi par un style d’une belle netteté, une évocation panthéiste du monde invisible par un authentique écrivain ». 
    Une bonne partie des "nobles Voyageurs" dépasse mes compétences, écrivais-je en préambule, s’inscrivant dans un paysage plus vaste que la stricte littérature. Un Jünger, avec ses à-côtés pagano-philosophiques, une Jacqueline de Romilly, helléniste et latiniste, avec ses points de vue sur la culture, pour moi qui détestais le latin, langue des curés, torture imposée par la famille dont je n’appris même pas la première déclinaison… Ayant le ferme parti-pris « antimoderne » selon le mot de Christopher, de ne parler que de ce que je connais, je déclare mon ignorance. 
     Cependant, « Les nobles Voyageurs » constitue une encyclopédie exceptionnelle, où Christopher Gérard démontre une fois de plus grâce et ironie, un style aérien, une érudition qu’on ne peut qu’envier. 

    Thierry Marignac, décembre 2023.

23.12.23

Boris Ryjii et la poésie des bas-fonds

Nous gisons sur une place de Sverdlovsk, où l'on n'élèvera de monuments que  pour moi…





    Le quartier de Vtortchermet, à la lisière d’Ekaterinbourg, anciennement Sverdlovsk, est limitrophe d’usines métallurgiques, logements ouvriers construits dans les années 1930. Ce quartier attirait les anciens taulards venus de Sibérie, parce qu’on n’exigeait pas de casier judiciaire à l’embauche dans les fonderies voisines. Il était réputé très mal famé. À la fonte des neiges, dit-on, on y retrouvait les cadavres de l’hiver précédent, à décongeler façon Picard. Boris Ryjii y passa son enfance et une partie de son adolescence. Ce secteur mythique, cour des miracles, resta pour lui une sorte de Mecque maudite, à laquelle il ne cessait de revenir dans ses vers, avec un certain aplomb lumpenprolétarien… 

(Vers traduits par Thierry Marignac)
 Acquièrent un lustre paneuropéen 
Les paroles du poète trans-asiatique 
J’oublierai le Sverdlovsk féérique 
Et la cour d’école de Vtortchermet, quartier lointain. 
Mais où qu’il me soit donné de refroidir, 
Dans le Paris ardent, le Londres humide 
Mes misérables cendres, je conseille d’ensevelir 
À Sverdlovsk dans un cimetière anonyme insipide. 
Pas dans le projet, la moindre beauté particulière, 
Mais des poses artistiques salutaires, 
Et ainsi mes comparses prendront la pose, 
Leur profil sur le marbre et les roses. 
Sur les neiges bleues vitrioliques, 
Finissant brillamment le collège technique, 
Du cuivre dans le crâne, ils ont trébuché 
Comme les premiers soldats de la Pérestroïka. 
Que Vtortchermet résonne de ses cheminées 
Que le polymère plastique longuement sifflât. 
Et la femme qui n’était pas avec moi, 
Ouvrira l’album, solennellement, une cigarette allumera. 
Elle ouvrira l’album bleu, 
Où sont échauffés nos visages futurs, 
Où nous sommes vivants, dans l’album bleu, 
Bandits et poètes : terrestres ordures. 
Boris Ryjii 

 Приобретут всеевропейский лоск 
 слова трансазиатского поэта, 
 я позабуду сказочный Свердловск 
 и школьный двор в районе Вторчермета. 
 Но где бы мне ни выпало остыть, 
 в Париже знойном, Лондоне промозглом, 
 мой жалкий прах советую зарыть 
 на безымянном кладбище свердловском. 
 Не в плане не лишенной красоты, 
 но вычурной и артистичной позы, 
 а потому что там мои кенты, 
 их профили на мраморе и розы. 
 На купоросных голубых снегах, 
 закончившие ШРМ на тройки, 
 они запнулись с медью в черепах 
 как первые солдаты перестройки. 
 Пусть Вторчермет гудит своей трубой, 
 Пластполимер пускай свистит протяжно. 
 А женщина, что не была со мной, 
 альбом откроет и закурит важно. 
 Она откроет голубой альбом, 
 где лица наши будущим согреты, 
 где живы мы, в альбоме голубом, 
 земная шваль: бандиты и поэты 
 Борис Рыжий

16.12.23

" La Mère dans l'âme" de Patrick de Lassagne, retour sur "Photos passées" de Thierry Marignac



Ma péniche à moi s’appelait Armée du Salut 
     « Je suis loin d’être le premier bâtard à tenter de vendre du papier imprimé pour s’éclaircir les idées » notais-je dans « Photos passées », mémoires apocryphes, ou autobiographie en sourdine, au lecteur de décider, qui vient de paraître aux éditions de La Manufacture de Livres. J’aurais peut-être dû écrire : « …le seul bâtard… ». 
     En effet, au-delà d’Apollinaire ou Aragon, que je citais pour rehausser mon statut — il en a bien besoin — meubler chic, il semble que cette histoire, le coup d’un soir ou deux devenu destin pour l’enfant qui en est le fruit, soit d’une banalité à faire frémir mon élitisme. Depuis qu’il est question de mon dernier livre, après tant de rencontres, comme par hasard, de filles et de fils aux pères incertains — de Natalia Medvedeva à « Big » Steve Felton — j’ai fait la connaissance et me suis lié d’amitié avec deux auteurs dont papa avait pris la poudre d’escampette : Nicolas d’Asseiva et Patrick de Lassagne. Nos circonstances différaient autant que la vie diffère, mais certaines constantes étaient invariablement au rendez-vous : les « êtres de silence », selon la belle formule de Patrick, coincés dans le paradoxe, se recréaient à partir du fantôme. 


    Je ne crois pas que Nicolas ait abordé cette histoire, du reste assez cruelle pour lui, il ne m’en a pas parlé. Mais Patrick, dont le sort fut bien plus rude que le mien puisqu’il perdit en sus sa mère tout jeune, a laissé un long poème d’une beauté magistrale : « La Mère dans l’âme ». Devrais-je dire une mélopée ? Laconique au sujet du père et j’envie cette concision : « Il avait pris ce qu’il y avait à prendre, Le cœur et le corps de ma mère… Puis la fuite. » 
     C’est sa mère, d’une beauté physique aussi magistrale que les lignes qu’il lui consacre qui fournit le thème de ce chant empreint d’une douleur sourde — pourtant sans plainte, c’est assez rare pour être souligné à une époque dégradante où larmoyer est un fond de commerce. L’auteur de polars brutaux et réalistes qu’est Patrick possède un redoutable sens du titre : « Kill créole », « Périph’ gang », « Classe dangereuse », ou encore « Absolut Boris », chroniqué dans ces pages il y a quelques mois. Les complaisances d’auto-apitoiement lui sont étrangères. Mais quand il s’attarde sur sa mère, aristo rejetée par sa famille pour avoir fauté avec un Antillais, trimant comme dactylo pour payer sa nourrice « Mère de lait aux seins de glace », la fêlure de la voix est perceptible : « (Qui eut pitié d’elle dans ses fonds océaniens du chagrin et de la solitude ?) » 
     Puis sa mère, épuisée sans doute dans ses chambres de bonne, meurt alors que le gamin a à peine quinze ans, l’enfermant dans le mutisme et la rage qui entraîne une dérive vers la « Classe dangereuse », taper seulement taper — issu d’une double absence « Comme un poing barbare et qui fracasse », écrivait le maudit Drieu la Rochelle. Nous autres bâtards, avons tous notre version de cette fuite en avant, non dépourvue d’une certaine violence, que certains parviennent plus tard à canaliser. Nicolas d’Asseiva et moi, avons traversé cette phase de confrontation avec le monde dominant avec la came. Je la rencontrai banalement dans la rue, où elle était partout. Nicolas la découvrit dans un demi-monde entre la danse et le show-biz, dans sa trajectoire de saltimbanque, où elle était omniprésente… L’un comme l’autre, nous avons surmonté ce vertige de suicide en décrochant. Patrick est devenu scénariste, puis écrivain, plutôt que de finir en Centrale. 
    

    
    Ayant côtoyé l’abîme, Patrick de Lassagne ne se berce pas d’illusions. Dans ses polars, les truands sont des truands : ils vivent de rapines, de racket, de trafics et se contrebalancent de la justice sociale, aggravant la misère générale si ça leur est profitable. Les flics sont des flics — sauf exception, un sale boulot de violence au service du pouvoir. On est loin du polar de gauche, où les policiers à bons sentiments poursuivent les menées d’extrême-droite, où les crackées jouent du Duke Ellington au saxo — Dugenou, t’as déjà vu un accro au crack ?… Parles-lui de solfège, qu’on rigole !!! Les féodalités, férocités, abrutissements n’échappent pas aux bâtards, qui les connaissent dès l’origine. 
     Mais je m’égare, semble-t-il. Le Patrick de Lassagne de « La mère dans l’âme », dans son lyrisme en sourdine est distinct de l’auteur de polars que je recommande. 
    Toutefois, et c’est la mesure d’un tempérament vigoureux, son ressentiment se fait jour dans une ode superbe aux orphelins, réels et littéraires, de David Copperfield à Gavroche et Tom Sawyer : « Moi sans peur et sans reproche, Je m’avance dans le noir, Dans mon habit de vengeance… » Nous ne sommes pas sans rancune… Il ne manquerait plus que ça !… Nicolas d’Asseiva me proposait une Internationale des bâtards quand je lui parlais de « La Mère dans l’âme ». Si le projet se concrétise, j’exige un statut « Odyssée de la rancune », selon le mot d’Emil Cioran. À rédiger par Patrick de Lassagne. 
     N’étant jamais pardonné de ses troubles origines, coupable idéal, le bâtard ne pardonne jamais. 
     « La Mère dans l’âme », lettre d’amour comme il en existe peu, d’un lyrisme en sourdine sans fioritures, aurait manqué sa cible sans cette épopée du ressentiment. Tel quel, ce poème déchirant trouve son équilibre. 
    Nous autres bâtards le plébiscitons. 
     
« La Mère dans l’âme », éditions Materia Scritta, 8 €.
 
Thierry Marignac, décembre 2023.

16.11.23

La poésie objective d'Anna Arkatova…

…nous parle ici d'un avion comme du sein maternel, puis de la langue maternelle comme d'un chant cacophonique… À l'heure qu'il est — en exil ou chez elle?— repense-t-elle à sa ferraille dadaïste ?
Ces vers sont tirés du recueil Le Manteau de verre (Стеклянное пальто), 2016.







 LONG COURRIER
 
Peut-être n’ai-je pas vécu encore assez longtemps 
Pour qu’avec les lettres air peintes, d’une aile 
Sans fatigue contempler les rectangles des champs, des feux les torrents 
Et n’absolument pas penser à elle. 

 Peut-être, suis-je nourrisson, si détaillé dans mon étalement 
Sur ton ventre, que des entrailles l’aquarium intérieur 
Reste inviolé — la poitrine vogue vers le foyer, tout est parent 
Ne pas sangloter — juste fondre en pleurs. 
 
C’est moi, c’est moi, soupçonnée de cynisme malséant, 
Qui parle d’amour ou de la patrie d’accès 
De nourrir artificiellement, de la valeur du lait 
Comme ma jointure est courte, et comme l’amour est grand. 
Anna Arkatova 
 
ПЕРЕЛЁТ 
Может, я недостаточно долго ещё прожила, 
Чтобы буквами air с перекрашенного крыла 
Неустанно смотреть на квадраты полей, ручейки огней
 И совершенно не думать о ней. 

 Может быть я младенец, уложенный так подробно 
На твоей животе, что аквариум внутриутробный 
Не нарушен – все родственно, в фокусе плавает грудь 
Не разрыдаться – только всплакнуть. 

 Это я, это я, заподозренная в цинизме, 
Говорю о любви или всё-такие об отчизне 
Об искусственном вскармливании, ценности молока 
Как стыковка моя коротка, как любовь велика.
 Анна Аркатова 




 ** 
o, règles acquises en marchant 
o, intraduisible chichis 
Aimable, je suis aimable avec les gens 
Dressés sur la fermeté — vas-y 
Ses vocalises entonner, Elle seule-unique, elle nous 
A liés à où passent les nuages renfrognés 
Cette fois encore, les oiseaux ne vont pas chanter 
Le double N s’allonge, comme s’il était saoul 
Errant dans l’obscurité 
De verre, de bois d’étain, 
Langue maternelle, en moi ne t’éteins. 
A.A. 

 О, правила усвоенные сходу, 
О, не переводимые жи-ши! 
Любезная, любезна я народу, 
Стоящему на твёрдости – спеши 
И ты воспеть его колоратуру, 
Она одна-единственная нас 
Связала там, где тучи ходят хмуро 
И птицы не поют в который раз, 
Там эн двойное длиться, будто спьяну, 
Блуждает ударение во тьме 
Стеклянный, деревянный, оловянный,
 Родной язык не умирай во мне. 
А.А.

9.11.23

Photos passées de Thierry Marignac: parution aujourd'hui.

    Jean-François Merle, auteur, traducteur, éditeur (il fut le grand manitou des éditions Omnibus pendant longtemps), et moi-même nous connaissons depuis plus longtemps qu'il n'est sain de se souvenir, vivant dans l'édition des vies parallèles pendant des décennies, combien de retrouvailles ricanantes devant combien d'andouillettes-frites ! J'avais rédigé une critique de son roman "Le Grand Écrivain" (aux éditions Arléa) dans ces pages, il y a quelques années.

    Aujourd'hui que j'ai le front de publier mon autobiographie en sourdine"Photos passées" éditions Manufacture de Livres, il a eu la gentillesse de me renvoyer l'ascenseur dans le délicat exercice ci-dessous…





    Cher Thierry, Si tu étais un publicitaire rusé, tu introduirais le propos de ton livre ainsi : « J’avais 64 ans quand j’ai fait la connaissance de mon père, il en avait 119, il était mort depuis longtemps » et tu ferais croire au naïf lecteur qu’il est devant un roman fantastique peuplé de fantômes (gros marché) ; sauf qu’il s’agit d’un récit pas du tout fantastique peuplé de fantômes. 
    Nous sommes toi et moi à un âge auquel on se dit qu’un grand bout de chemin a été accompli, où l’on peut se retourner, regarder derrière soi et juger des zigzags qu’il a pris : voilà comment je suis devenu qui je suis. Bon, on n’est pas obligé de le raconter, la plupart des destinées sont chiantes pour autrui (la mienne, par exemple). Et tout le monde n’a pas un mystère des origines à se mettre sous la dent. 
    Alors, une autobiographie ? Si l’on veut, mais pas seulement, et c’est heureux ; il s’agirait plutôt d’un récit de formation, un Bildungsroman, pour faire chic. En découvrant à l’âge de la retraite (nouvelle norme) le visage de ton géniteur, et on comprend que ça puisse remuer, tu te demandes comment ce type, là, sur la photo, a pu par son absence assourdissante façonner le personnage que tu es. Ce père dont tu connaissais l’existence, mais comme une abstraction, une rumeur mal cachée, le voilà, en noir et blanc, te tenant dans ses bras. 
     Ainsi lesté et élevé par des gens qui érigent le mensonge et les non-dits en vertus, tu t’en es pas mal sorti, ce n’était pas facile, tu fais partie des survivants. « Familles, je vous hais ! » disait le vieux Dédé. Ouais, d’accord, c’est bien joli mais quand la formule prend son sens dans la vraie vie, c’est moins marrant, la chose n’aide pas à l’équilibre mental et à l’épanouissement d’un jeune être ; d’où chez toi un certain nombre d’aventures périlleuses et une propension à ne pas tenir en place. 
    Je te fréquente depuis 35 ans, nous nous connaissons bien, à force, disons que je n’ai pas appris grand-chose en lisant Faute au passé, mais ce n’est pas ce que tu racontes qui me séduit (« l’intrigue », si je puis dire), mais comment tu le racontes. Comme dans Cargo sobre, récit d’un voyage transatlantique durant lequel il ne se passe à peu près rien, tu prends le lecteur par la main et tu l’embarques sur ton chemin en lui montrant les fleurs sur le bas-côté, tu digresses, tu sautilles, sur un ton de déambulation, désinvolte, amusé, gouailleur, et d’une effroyable lucidité. Et là, je dois le reconnaître, chapeau ; plutôt que de dépenser une fortune et des années dans une psychanalyse à l’issue incertaine (et je te vois mal rester immobile sur un divan), tu as réussi l’exploit non seulement d’aboutir à un résultat, je veux dire à une sorte de réconciliation, mais surtout d’avoir monnayé ton histoire auprès d’un éditeur, et ceci sans avoir eu besoin de coucher et sans user de chantage ou de menaces. 
    C’est donc qu’il a vu dans cette confession d’un enfant du siècle ce qu’elle est en définitive : de la littérature.


    JFM

    À lire aussi, sur le même sujet par le romancier Christopher Gérard:

    Enfin, le livre est disponible chez l'éditeur au lien suivant:

17.10.23

WarNerd: Contribution à une histoire de l'assassinat politique

 




    Note du traducteur : Plus qu’un article, ce long texte de WarNerd (« Le Fou de Guerre ») alias Gary Brecher, alias John Dolan, est une tentative littéraire de haute volée entreprise dans un style rase-mottes, où s’entremêlent Histoire mondiale, souvenirs personnel, Histoire californienne, commentaire culturel, considérations sur certains des assassinats politiques les plus retentissants des années 1980. Ironie grinçante et fierté de ne pas voir perdu son amertume, semblent dictés par ce flux-de-conscience digne des meilleurs auteurs « West Coast » — qui en dit long sur la « Plus Grande Démocratie du Monde ». Je note, au passage, que l’influence de Céline sur la Côte Ouest des États-Unis semble nettement plus considérable que ce que j’ai connu à New York, où elle est passée par les « beat », Burroughs et Ginsberg qui étaient allés voir le reclus de Meudon, dans sa demeure en 1960… De surcroît, en cette heure d’un nouveau basculement planétaire, où les passions sont chauffées à blanc, où tout un chacun réclame le massacre des autres, où les politiciens de toutes obédiences se montrent aussi tartuffes, autoritaires et suicidaires que d’habitude, un petit rappel historique tel que celui-ci — d’autres évènements catastrophiques — est sans doute loin d’être inutile. 
     
Traveling arrière sur les assassinats 
 Par the WarNerd. 
(Traduit de l’américain par Thierry Marignac) 

     L’assassinat d’Anouar Sadate, en 1981, fut une affaire particulièrement désordonnée et crade. Selon mes souvenirs, le corps de Sadate avait glissé sous une chaise, et les assassins tiraient avec leurs kalachnikovs sous le bras comme un concierge pousse son balai. Chaque assassinat possède sa touche spécifique. 

     Maintenant que Prigojine est mort, ça semble le bon moment pour parler d’assassinats. Moins de leur mécanique populaire, que de la façon dont les assassinats importants restent en mémoire. Pour moi, certains d’entre eux définissent des époques entières. Je parlerai de deux grands assassinats dans cet article : la tentative de John Hinckley d’abattre Ronald Reagan en 1981, et le meurtre de Pinoy Aquino deux ans plus tard. Ces deux incidents vivent dans des parties très différentes de mon cerveau. C’est typique dans la mémoire personnelle des grands moments historiques qui entrecoupent nos vies. Certains sont enregistrés dans la rubrique « Les chagrins définissant la vie elle-même », d’autres dans « les dates dont il faut se souvenir », et d’autres encore sont franchement marrants. Et on ne peut pas les changer de rubrique. Ils sont mélangés avec les morceaux de musique qu’on écoutait ces années-là, les hontes brûlantes qui reviennent soudainement quand on essaie de dormir, la voiture qu’on conduisait. Et ça signifie qu’ils ne sont pas tous tragiques, bien qu’on soit censé prétendre que tous les assassinats le sont. 
    Ce dont je me suis rendu compte en me souvenant des assassinats survenus au cours de ma vie, c’est que leur portée est aussi large que celle des films d’horreur. En fait, ils ressemblent beaucoup à des films d’horreur, en particulier par cette large portée. Prenons deux des meilleurs films d’horreur de la période pré-Reagan : Massacre à la tronçonneuse et Phantasm. Ils sont tous les deux très bons, mais dans un goût différent. Quand on les a vus, on s’en souvient dans des parties complètement différentes de la boîte crânienne. MàT (1975) n’est que pure horreur. Clara Clover, une grande critique universitaire du genre horreur, a écrit qu’elle s’était mise à « théoriser » sur le genre au bout d’une heure de film la première fois qu’elle l’a vu. Elle appelait ça une réaction de défense. Un « ami » l’avait emmenée le voir pour lui faire une surprise. Des amis comme ça… Au moins, Clover a ainsi entamé sa seconde carrière ; elle était professeur de littérature scandinave, mais a fini par écrire un live sur les films d’horreur : Hommes, femmes et tronçonneuses qui l’a rendu bien plus célèbre que lorsqu’elle écrivait sur les sagas d’Islande. Je dois dire que MàT m’avait moi aussi chamboulé. Je l’ai vu longtemps après sa sortie et à un mauvais moment — seul, bien sûr. Et ça me parlait, raté de l’université à 34 ans. Chaque scène suppurait la crasse et le dégoût, et la morale de l’histoire était que la vie humaine était une horreur, une erreur de l’évolution. J’étais sorti du Century 21 sur l’autoroute 680 avec une envie de vomir, et je suis rentré chez moi en roulant dans ma Galaxy des surplus de la police. C’était comme avoir Schopenhauer sur le siège arrière en train de crier « Je te l’avais dit ! Tu ne voulais pas m’écouter ! ». (Schopenhauer parlait couramment l’anglais, au cas où vous autres pédants m’accuseriez de manquer de réalisme). 
    Phantasm (1979) sortait de la même matrice régionale à petit budget, mais c’était le produit d’un dieu plus clément. C’était un film triste, authentiquement triste. Schopenhauer aurait été plus tranquille sur la banquette arrière, se contentant de soupirer et de dire : « Que faire ? La vie n’est qu’une échelle de poulailler ». » Tandis que MàT pue le sang coagulé, la mauvaise haleine et la sueur froide, Phantasm (filmé en Californie, lorsque c’était encore un endroit bienveillant) prêche qu’il existe encore des oasis de bonté dans un univers cauchemardesque. La bonté échoue dans ce film, s’avère en fait une illusion fatale, mais on sort du cinéma en croyant encore qu’elle est possible, même si la fin montre que le mal a toujours le dernier mot. Bref, cette longue digression pour avancer que même dans des genres qui sont censés n’avoir qu’un ton unique, il peut exister beaucoup de variété tonale. De même qu’il y a des films d’horreur comiques, il y a des assassinats qui poussent à la fibre comique… bien que ce soit une question de goût, ou de perspective, disons, comme je l’ai découvert avec une bombe de bord de route, lorsque j’étais focalisé sur les actualités rurales d’un certain coin d’Europe : 
     
    Le Juge G. et sa femme poussèrent un soupir léger 
    Lorsque les Anglais leur firent signe de passer à la frontière 
    Une camionnette à frites blanc cassé avec pitié ils remarquèrent 
     En panne, au bord de la route arrêté. 

 Mais sur la colline un homme d’un Radio-Shack armé 
Transmetteur modèle automobile révisé 
Le semtex entassé dans la camionnette a appelé 
Madame G… n’a jamais su ce qui lui était arrivé, 

 Mais le juge Gibson eut le temps, tandis que sa terre s’ensoleillait 
De comparer son affaire à d’autres similaires 
Il concéda, en regardant son pare-brise qui implosait 
Que la bombe avait une fondation légale d’enfer. 

(« La mort du juge Gibson » de Stuck-Up

    Les assassinats célèbres au cours d’une longue vie ont ceci de commun avec les films d’horreur qu’ils sont rangés dans la même catégorie médiatique, mais ils varient beaucoup. Certains sont vraiment tragiques, mais pas tant que ça. La mort de Sadate pour voir tenté de traiter avec Israël paraissait à l’époque relever d’une crédulité idéaliste fatale, bien que ce que j’ai appris depuis à propos suggère qu’on ne peut l’accuser de naïveté. Mais à l’automne 1981, Sadate avait l’air d’un bon puni par son propre camp. On avait tiré sur Reagan quelques mois auparavant, le 30 mars 1981. L’Amérique grand public s’en souvient avec affection, mais à l’époque où il a pris une balle, ça n’allait pas si bien. Sa nouvelle administration était un peu trop ouvertement corrompue. Il y avait donc un frisson, du moins dans les régions côtières de la Californie où j’habitais à l’époque, dans les articles sur la tentative de meurtre. On s’était tapé Reagan pendant très longtemps, depuis le milieu des années 1960 et Berkeley lui vouait une haine particulière. Il s’était fait élire sur la promesse d’étrangler le campus de Berkeley et avait appliqué son programme mais lentement, de façon à ce que tous les gens qui comptent sachent que leur carrière était assurée leur vie durant, et que seuls les rangs inférieurs (dont j’étais membre encarté) le sentent tout d’abord. En 1981, il n’y avait plus de manifestations. Les gens de Berkeley en avaient marre du bruit. Ça n’arrangeait rien et empoisonnait l’atmosphère locale bien plus que ça n’influençait la nation. Les gens se sentaient caricaturaux. Mais ça ne se traduisait par aucune pitié pour Reagan. Je ne me souviens pas de la moindre sympathie pour Reagan lui-même. 
    

   
 
    La question n’était pas du tout là. C’était plus simple : les balles ça ne marchait pas sur lui. Il fallait tenir le coup. Cette tension, cette anxiété sur la place qu’on aurait dans une Amérique plus rude, était ce que les vieux hippies qui mettaient des bandes dessinées Doonesbury ne pigeaient pas, c’était que l’époque où l’on pouvait traîner pendant des années était finie. Dans le monde de la classe dominante en train de se refermer de 1981, le casting de cette tentative d’assassinat ridicule semblait la preuve qu’il fallait tenir le coup. L’assassin en puissance était un paumé à face lunaire nommé John Hinckley, qui avait tiré sur Reagan, comme nous l’avions appris assez vite, non pour des raisons politiques, mais parce qu’il pensait que ça impressionnerait Jodie Foster. Foster, on le rappellera, état la seule vedette ouvertement lesbienne de Hollywood à l’époque, alors on peut voir que Hinckley était assez maboul. Et, en plus, il avait tiré sur Reagan et cie avec un .22. Un .22 ! C’était déjà une année assez triste pour moi (et qu’on se souvienne que les assassinats sont toujours des souvenirs personnels). C’était la fin du Punk et de beaucoup d’espoirs stupides dans ma propre vie, et cela se métamorphosa, lorsque Reagan survécut, en une contre-attaque plus revancharde encore de la droite. 

    


    Les gens s’habillaient plus chic (à l’exception de votre serviteur), s’inquiétaient beaucoup plus de leurs carrières et beaucoup moins du Monde sentant les murailles se refermer sur eux et si on ne réussissait pas, on serait dans la mouise. Personne ne disait plus : « prends une année sabbatique, achète une camionnette, vis à Glacier Park ». Non, c’était ou tu nages, ou tu coules, à présent. Alors j’étais là, par l’après-midi du 31 mars 1981, au sud du campus, au carrefour de Bancroft Way et Telegraph, attendant de traverser la rue avec mon conseiller. Le conseiller, ça n’est pas une mince affaire quand on est à mi-chemin d’une agrégation. Lui et moi étions liés d’amitié depuis que j’avais avoué, travaillant pour lui comme assistant, que j’étais abonné au magazine Soldier of Fortune. (Oui, j’étais bête. Nous le reconnaîtrons, Votre Honneur.) Son visage s’était illuminé et il avait admis que lui aussi. Nous avions sympathisé, malgré la différence hiérarchique ; il était prof en chaire, grimpant rapidement les échelons, et je n’arriverais jamais à rien dans l’université, mais nous étions probablement les deux seuls abonnés à Soldier of Fortune sur ce campus géant. On a ce genre d’amitiés entre inégaux dans la vie universitaire. Ça ne se termine jamais bien. Il y a une citation fameuse de Michael Caine, selon laquelle il avait laissé tomber ses amis de moindre condition quand il était devenu célèbre. Ça ne marchait plus, disait-il. À la réflexion, il avait probablement raison. Quoi qu’il en soit on était au carrefour, à attendre un long feu rouge. C’était une journée claire et froide. Le printemps à Berkeley offrait ce genre de belles journées. Le froid ne dure jamais assez longtemps dans la région de la baie. On regardait un étal à journaux jaune avec le San Francisco Chronicle. Le gros titre était : « Reagan hors de danger — la balle extraite de son poumon ». (Du reste, le gros titre se trompait. Reagan avait failli mourir, et si ce cinglé de Hinckley s’était servi d’un plus gros calibre…). On voyait Reagan son visage de vedette de cinéma d’autrefois grimaçant, tandis que ses gardes du corps le fourraient dans une limousine avec une balle dans les flancs. 




Tentant de faire un peu la conversation, j’avais dit avec nervosité, en désignant le gros titre « Waou ! » pensant que ça nous fournirait matière à tailler le bout de gras pendant quelques minutes. C’est la première chose que j’avouerai franchement : Ce qui m’intéressait le plus dans cette histoire c’était la possibilité d’en discuter avec mon conseiller pendant le déjeuner. Hélas, cela ne devait pas être. Mon conseiller avait agité la main vers les journaux et dit : « Eh… C’est mauvais s’il survit, et c’est mauvais s’il meurt. » Point final. Un bon sujet de conversation à la poubelle. Mais, simultanément, j’étais très impressionné par cette nouvelle preuve du détachement olympien de mon conseiller. En plus, il était plus grand que moi. C’était une réaction caractéristique de l’élite en chaire à Berkeley. Les professeurs titulaires s’excitaient rarement sur la politique. Ils étaient plus ou moins de gauche, mais les actualités leur faisaient hausser les épaules. Un horaire complaisant ou aider un protégé à avoir un boulot étaient des questions plus importantes. Ils n’étaient forcément mauvais, mais ils traitaient les actualités avec sévérité. Ceux qui s’excitaient venaient des rangs inférieurs, les subalternes. 

    Je parie que celui qui a conçu la blague sur Jodie et Menahem Begin est celui qui a appelé son groupe de rock Jodie Foster’s Army. 
    Voici la blague : 

Q : Pourquoi est-ce que Menahem Begin a envahi le Liban ? 
R : Pour impressionner Jodie Foster. 

    La blague est aujourd’hui obscure, mais elle avait du sens à l’époque. Les gens se demandaient encore ce que la tentative d’assassinat de Hinckley signifiait. Sous Menahem Begin, Israël envahit le Liban, le 6 juin 1982. Comme si le plus proche allié des États-Unis avait fait quelque chose d’aussi hasardeux, sanglant et insensé que la petite fusillade de Hinckley. Peu de nouveaux consommateurs américains comprirent pourquoi les Israéliens envahissaient, et la poussée vers le nord prit un temps infini, causant de nombreuses victimes civiles. Tsahal était censée être excellente ; elle n’en avait pas l’air à l’époque. L’invasion se conclut par un siège sanglant de Beyrouth, qui força l’OLP à voguer vers la Libye, mais tout s’effondra lorsque des bombes frappèrent des bases israéliennes, françaises et américaines. 243 marines périrent quand un attentat suicide aplatit leur gratte-ciel dortoir et personne ne savait qui était derrière, ni pourquoi. Puis survint l’assassinat de Bashir Gemayel (14 septembre 1982) l’homme que les Israéliens avaient prévu de nommer aux responsabilités au Liban. C’était un assassinat très mûri, très dissemblable à la tentative de Hinckley — ils le pulvérisèrent. Pour se venger, les hommes de Gemayel massacrèrent les réfugiés palestiniens de Sabra et Shatila




    Après tout ce qui s’était déroulé en 1981-82, les gens semblaient souhaiter retourner à la caricature reaganienne de l’Amérique. L’alternative paraissait trop grossière. Une nouvelle ère d’enthousiasme bizarre pour le vieux monde surgit comme des champignons après la pluie : les fraternités étudiantes, la gnôle, les colliers de perles et les chansons de Huey Lewis sur le bonheur d’être comme tout le monde. Le commentaire de mon conseiller était donc le verdict de l’univers : « Mauvais s’il survit, mauvais s’il meurt ». Avant l’assassinat manqué, Reagan faisait partie d’un monde, plus riche et plus important que Berkeley, mais qu’il était encore possible d’ignorer par un snobisme de déclassé. Après la tentative d’assassinat et l’invasion du Liban, ce n’était plus tenable, et nos îlots s’effritaient à la base, bien que les résidences aériennes des profs titulaires restent toujours en sécurité. On ne voyait tomber que les moniteurs et les assistants du ciel en poussant de petits cris. 

    



L’autre gros assassinat du début des années 1980, au moins pour moi, fut le meurtre de Pinoy Aquino, le 21 août 1983, deux ans après qu’Hinckley ait tenté d’abattre Reagan. Les deux assassinats sont le jour et la nuit. Je ne me souviens du meurtre d’Aquino que comme d’une expérience nocturne, parce que je bossais à l’équipe « homard » (de 6 heures du soir à 2 heures du matin) dans l’imprimerie du Contra Nostra Times. Aquino faisait partie de la classe dirigeante philippine, une branche plus jeune, plus progressiste que Ferdinand Marcos, le chef ultra-corrompu des Philippines, marionnette américaine : « Aquino avait été élu au sénat des Philippines en 1967 et critiquait Marcos. Il avait été emprisonné sous des accusations fallacieuses peu après la loi martiale imposée par Marcos en 1972. En 1980, il eut une crise cardiaque en prison et fut autorisé à quitter le pays par la femme de Marcos, Imelda. Il passa trois ans en exil près de Boston avant de décider de rentrer aux Philippines. » Aquino était rentré à Manille, pariant que Marcos n’oserait pas le tuer à l’aéroport. Il avait tort. L’avion atterrit et il mourut dès qu’il posa le pied sur le tarmac. Ça n’était pas exactement un mystère. 





    Tout le monde savait qu’Aquino avait été tué sur ordre de Marcos. Comme dans l’épisode Hinckley, aucune finesse. Aquino savait que sa première seconde sur le sol philippin serait la plus dangereuse. Dans l’avion pour Manille, il avait dit aux journalistes à bord : « Vous devez être prêts, la caméra en main, mais parce que ça peut se passer très vite. En trois ou quatre minutes, ça peut être fini, et je ne pourrai plus vous parler après ça. » Et cela se vérifia. Aquino fut touché par au moins sept balles tirées de différentes armes. Il y avait un coupable de service, un certain Ronaldo Galman, qui avait soi-disant tué Aquino en se planquant sous l’escalier mobile avant d’ouvrir le feu. L’histoire officielle état que Galman agissait sur ordres du Part Communiste philippin et était passé au travers des mailles du filet (plus de mille personnes affectées à la sécurité d’Aquino pour son arrivée. Mais la version impliquant le Parti Communiste était ridicule et pas du tout en phase avec la réalité. En 1983, les partis communistes n’étaient plus les puissances d’autrefois. Comme si Marcos, vieux et malade, avait recours aux mêmes vieux mensonges qui marchait sous Eisenhower. Mais, si j’y réfléchis, ça marchait sans doute aussi sous Reagan
    D’après ce que je sais, personne ne crut à ces salades, ni à la pantomime des flics pour « sauver » Aquino. Le public mondial supposait simplement que Marcos s’en état débarrassé. La stratégie « La faute des communistes » portait elle-même la marque de fabrique Marcos. Marcos était un satrape de l’Amérique, un pantin si vous préférez, issu de la Guerre Froide. Mais son instinct était peut-être meilleur que nous ne le pensions à l’époque. Après tout, ce genre d’excuse passait très bien avec Reagan et son gus de la CIA, Bill Casey. Personne d’autre n’y croyait, mais le personnel de Reagan pouvait y croire et c’étaient les gens qui comptaient. Ils découvraient à ce moment-là que les ricanements des écrivains de la Côte Ouest n’avaient aucun pouvoir de nuisance et, en fait rendaient les électeurs de Reagan plus honteux, gênés et finalement rageurs. 
    Je me souviens donc du meurtre d’Aquino comme d’un évènement nocturne. Je ne sais pas ce que je faisais dans la journée, des études, mais je me souviens du travail de nuit au Contra Costa Times, anciennement connu sous le nom de Feuille Verte. La Feuille Verte m’a poursuivi toute ma vie. Quand j’étais petit, leur Quartier-Général était en face de Sainte-Marie dans Walnut Creek et chaque fois qu’on allait à la messe on voyait des gens faire des piquets devant La Feuille Verte. On voyait aussi des gardes armés qui les observaient. Du genre sérieux, pas des grands-pères. 
    Le propriétaire du journal était Dean Lesher, un personnage de Charles Portis (Romancier américain, auteur de Norwood et True Grit, adaptés au cinéma) en plus ignoble. Lesher avait débarqué du Missouri dans la région de la baie après la Seconde Guerre mondiale et loué un avion privé pour voler au-dessus de la région, cherchant des endroits où investir. Il avait vu une intersection dans la vallée Diablo, après les sommets à l’Est d’Oakland et s’était dit qu’il y aurait bientôt des centaines de milliers de maisons à cet endroit. Il avait acheté un journal local appelé La Feuille Verte, l’avait lentement transformé en un quotidien respectable quoique de droite, et il était devenu milliardaire. C’était le baron officieux de la vallée Diablo. Il va sans dire qu’il en était propriétaire. Lesher avait gagné ses batailles contre les syndicats, les avait brisés et avait propagé sa marque dans la vallée. Tandis qu’elle s’étendait, il s’étendit avec elle, jusqu’à ce qu’il soit plus riche que Crésus, auquel il ressemblait beaucoup. Lesher était considéré de droite même chez les Républicains. 

    




    J’avais commencé comme employé du journal à l’école secondaire, lorsque Lesher décida que le journal allait être payant. Le premier dans ma succession de boulots effrayants consista à annoncer aux gens à la fin du mois qu’il fallait à présent qu’ils paient le journal qu’ils considéraient comme une feuille de chou payée par la publicité qu’ils obtenaient gratuitement. Durant l’intervalle, j’étais devenu «timide » et assez débraillé. J’avais donc besoin d’un boulot qui n’exige pas trop de contact avec le public. Je m’étais dit qu’un boulot de nuit, à faire quelque chose d’épuisant, était la solution. J’avais donc décroché un boulot comme empileur, entassant des tas de journaux sur trois mètres sur un chariot et les tirer dans les machines d’insertion de façon à ce qu’on puisse y glisser des brochures Macy’s.     J’étais assistant d’éducation pendant la journée à Berkeley, mais j’essayais de garder mon boulot de nuit au Contra Costa Times en même temps, dormant chez mes parents et roulant vers Berkeley dans la matinée. C’était loin d’être une bonne idée, mais j’ai mis quelques années à m’en apercevoir. 
    À ce moment-là, L’empire de Lesher s’était agrandi jusqu’à un domaine gigantesque entièrement entouré de palissades à la lisière de Walnut Creek près de Shell Ridge. Il fallait se présenter à la cabine d’un garde armé. Il y avait des fleurs autour de cette cabine, mais elles n’étaient pas convaincantes. Lesher avait fait de son empire une arme. 
    Dan Lesher n’avait jamais été un type séduisant. Même à l’époque où je distribuais les journaux, il ressemblait à un crapaud. En 1983, il avait enflé et s’était avachi — un crapaud en train de fondre. Sa femme du Missouri était morte, ce qui faisait de lui un crapaud solitaire. Donc, la nuit où Aquino fut abattu, j’étais au Contra Costa Times, j’attendais qu’une fournée de journaux venu de la typo apparaisse par un trou dans le mur. On attendait parfois trois, quatre, cinq heures, que la typo arrange le problème technique qui bloquait l’arrivée des journaux, pour pouvoir y glisser les inserts publicitaires, Emporium ou Neiman Marcus
    Les lumières au plafond étaient grises et clignotantes, le bruit rendait la conversation difficile, l’odeur de désinfectant, de cigarettes et les relents de gnôle chargeant l’haleine de tout un chacun, avertissait que ce n’était pas un lieu où la ramener. Une majorité de Blancs, mais aussi pas mal de Mexicains et de Philippins, une Chinoise. Très peu de sourires pour une foule américaine. Les étaient crachés par la typo par un trou dans le mur. Quand la typo avait un problème, le flux s’interrompait et je m’asseyais sur le chariot en essayant d’apprendre des poèmes, ce qui mettait probablement tout le monde en pétard. 
    Après Ted Hugues, j’étais passé à Browning, je ne me lassais pas de « Childe Rolande » : 

 Ma première idée fut qu’il mentait à chaque mot
 Cet infirme enroué aux yeux malicieux 
Regardant avec méfiance l’effet de son mensonge sur le mien. 
À quoi d’autre était-il prêt, avec son bâton ? 
À quoi, disons pour stopper les voyageurs qui passent ? 

     Je lisais et relisais ces lignes sous les néons fluorescents. Elles avaient un sens capital, même je ne savais très bien de quoi il s’agissait : À quoi d’autre était-il prêt, avec son bâton ? À quoi, disons pour stopper les voyageurs qui passent ? Encore et encore quand la typo s’arrêtait et qu’on n’avait rien à faire. Je murmurai ces vers jusqu’à ce qu’ils soient gravés dans mon cerveau. Une fois que ça s’était imprimé dans mon disque dur, je lisais le journal. La grosse nouvelle, c’était l’assassinat d’Aquino, bien sûr. Ça se mélangeait avec Browning. Le CC Times prêtait attention aux Philippines de puis longtemps. En général, Lesher privilégiait les actualités locales, mais les Philippines était la grosse, grosse exception. Non parce que le lectorat était philippin, mais parce Dean s’était remarié. La seconde Mme Lesher s’appelait Margaret et tout ce qu'elle écrivait apparaissait en première page. C’était une serveuse de bar, convertie au christianisme évngéliste, du sud du Midwest, tout comme Dean. Ils avaient convolé de manière pieuse, et elle était devenue la seconde Mme Lesher. 




    Elle devint une présence récurrente à la rédaction du CCT
    Voici un entrefilet du Chronicle
    « Les opinions conservatrices de Mme Lesher ont parfois été sujettes à controverses à la rédaction du Contra Costa Times. On raconte qu’elle avait amené un exorciste après le départ du journal d’un rédacteur homosexuel. 
    « Lesher, adversaire de l’avortement, aurait montré un fœtus en plastique qu’elle gardait dans son bureau à un groupe de jeunes en visite, avant de leur faire un discours pro-vie. 
« Dans une colonne de 1983, elle écrivit avoir rencontré le président philippin Marcos et eu avec lui la conversation suivante : ‘S’il est possible pour Dieu de communiquer avec les simples mortels, je vais vous dire comment il m’a parlé de vous. Il a dit : ne le jugez point, car son histoire n’est pas terminée. J’aime cet homme et Ma Main est sur lui. 
     « Ray Tessler, journaliste au Los Angeles Times qui a travaillé au CCT au début des années 1980, raconte que Mme Lesher l’a convoqué un jour et lui a dit : ‘La nuit dernière, Dieu m’a dit que la diffusion du journal allait être multipliée par quatre.’ » 

    La salle où on glissait les inserts était un endroit coriace en lui-même. Gil, qui prenait les journaux sur le tapis roulant pour que j’en fasse des piles, me racontait les ragots de l’équipe, par exemple ce qui s’était passé entre Mike Flynn et Matt Gamboa. Flynn était un mec pâle au regard mauvais qui faisait cliqueter ses clés quand il déambulait, la démarche avantageuse. Il arborait une crinière jusque sur la poitrine, mais c’était loin d’être un hippie. Il arrivait souvent avec un coquard ou les lèvres éclatées. Gil disait que Flynn avait été en prison à Martinez
    « Il s’est battu avec un autre mec, il a gagné et l’autre a appelé les flics. Flynn était furieux, il disait que c’était un combat à la loyale et on n’appelle pas les flics pour ça. » Gamboa, le copain mexicain de Flynn ne m’effrayait pas comme celui-ci. Du reste, il m’offrit un jour une concoction alcoolisée dans un bidon en plastique, quand on était en pause. Ça paraissait être une avancée, mais non. La semaine suivante — le chariot me heurta et bien que je l’ai ramené à notre salle, je m’évanouis et on me porta jusqu’à la salle de détente, où je découvris que ma popularité était illusoire. Pour entrer dans les détails, le salaud qui jetait toujours le mauvais œil, se réveillait sans doute avec, était assis à quelque chaises de moi et dit : « Oooo, je peux plus travailler parce que j’ai un petit bobo ! » Je pensai mon Dieu, ces types sont si authentiques que même tomber dans les pommes n’est pas suffisant. Ça m’impressionnait, bien que je ne sache pas quoi répondre. J’étais peut-être censé me battre avec lui. Les règles n’étaient pas claires, ce qui, à la réflexion, n’est pas plus mal. Le taux de mortalité était élevé. 
    Flynn et Gamboa cessèrent de venir et Gil me dit : 
« Tu as entendu ce qui est arrivé à Flynn
« Non, en fait. » 
« En miettes. » 
« Sa bagnole ? » 
« Ouais, mais il a morflé lui aussi. Et Gamboa est mort dans l’ambulance. » 
« Mort ? » 
« Ouais à Monument Concord. Ils sont rentrés dans un feu rouge. » 
« Mon Dieu. » 
« Ouais, c’était Flynn qui conduisait, alors ils ne vont pas le relâcher de sitôt. » 
« Bon Dieu, ils étaient copains, non ? » 
« Oui, je crois. Lourde peine pour Flynn. » 
    Après ça, je regardais tous mes collègues différemment. On voyait sur leurs têtes qu’ils ne vivraient pas aussi longtemps que les gens dont j’avais l’habitude en prépa. S’ils étaient destinés à grossir, ils s’empâtaient très jeunes. L’alcool, ou autre chose, leur donnait des cernes sous les yeux. Ils fumaient tous. Et ils n’aimaient pas la vie. Ils étaient en rage et pressés d’en finir. Je l’étais moins. Mon slogan était « Je n’ai pas encore commencé à me battre ». L’idée qu’on puisse mourir rien que par bêtise me rendait nerveux. Alors « Childe Rolande » se gravait en moi, en même temps que les gros titres. Il nous arrivait d’attendre des heures quand il y avait un problème à la typo. Personne ne savait quand ça allait repartir. La plupart fumaient, la mine boudeuse, mis moi, assis sur le chariot je mémorisais « Ma première idée fut qu’il mentait à chaque mot… ». Je murmurais ça jusqu’à ce que la sirène démarre et que les journaux sortent à nouveau de la typo. 
    Et chaque semaine, Margaret Lesher écrivit un article de cinglée pour dire que Ferdinand Marcos avait été désigné par Dieu pour diriger les Philippines à vie, voire plus longtemps. Toutes les semaines ses articles étaient en première page. Et je les lisais toutes les semaines avec une fascination morbide, assis sur mon chariot. Puis elle s’envola à destination de Manille, pour fusionner mentalement avec Marcos. Elle ne fit aucun commentaire sur l’assassinat d’Aquino, mais je soupçonne que sur l’oreiller avec ce bon vieux Dean, elle suggérait discrètement qu’il ne l’avait pas volé. Mais cela ne fonctionna pas. Comme avec toute la politique américaine de ces années-là, le pays se transforma bientôt en asile d’assistés pour les anciennes marionnettes. Quelques mois après l’assassinat, Marcos dut fuir les Philippines. Margaret Lesher ne pouvait le sauver, quel que soit ce que Dieu lui avait dit. Margaret ne pouvait même pas se sauver elle-même. On la retrouva un jour, le visage plongé dans l’eau, flottant à la surface de Lake Mead, en plein désert. 
 WarNerd.

12.10.23

1er prix du roman d'espionnage: "Lorsque Tous trahiront" de Pierre Olivier

 


LE MAELSTROM DES TRAÎTRES, ROMAN. 

     C’est sans doute la logique du paradoxe qui voulait que le 1er prix du roman d’espionnage soit décerné par l’AASSDN (Amicale des Anciens des Services Spéciaux de la Défense Nationale) — fondée en 1953 à la mémoire notamment des agents morts pour la France pendant la Seconde Guerre mondiale et présidée par Alain Juillet, à Lorsque Tous trahiront, de Pierre Olivier. Il s’agit d’un saisissant maelstrom de traîtres, dans les remugles de la collaboration finissante. 
     Mais les agents doubles ou triples font partie du métier… 
     Ayant peu de goût chez Antifixion pour la prétentieuse expression galvaudée « roman noir », aux « maîtres » autoproclamés d’une nullité effarante, on préfèrera ici parler de littérature des ténèbres. La noirceur du tableau dressé par Pierre Olivier, règlements de comptes entre survivants du PPF réfugiés non loin de Sigmaringen fin 1944, enchaînement de trahisons à triple bande sur fond d’apocalypse, peut difficilement être surpassée. Alignez-vous, les tâcherons. 
     Si son antihéros de la LVF finit par susciter une sorte de sympathie dans son entêtement désespéré à éclaircir les troubles circonstances de la mort suspecte de Jacques Doriot — jusqu’à ce jour une énigme — c’est qu’il est capable, bien que vétéran de l’atroce campagne de Russie, d’éclairs d’humanité. Et qu’il porte en lui une forme de « pureté des maudits » lui imposant de faire justice coûte que coûte. Même et surtout si cela ne sert plus à rien. 


     « Le grand Jacques », selon la formule des militants du PPF, périt mitraillé par un avion allié (probablement britannique) dans une voiture qui l’emmène rejoindre Marcel Déat, cherchant à regrouper les vestiges de la collaboration dans un « Comité de la Libération Française », visant à créer une très hypothétique contre-résistance — utopie qui ne trompe plus grand monde. 
     Notre lieutenant de la LVF est en stage de formation comme radio des futurs commandos que le PPF rêve « d’infiltrer » dans la France libérée. Blessé en Russie, boiteux, diminué et amer à 25 ans, c’est un Phillip Marlowe surmultiplié, avec cette lassitude invincible…de frapper à des portes auxquelles personne ne se soucie de répondre, de questionner des morts (Raymond Chandler, The Long Goodbye).      
    Son expérience d’ancien combattant du Front de l’Est lui confère un statut de formateur lui aussi — orientation, survie, combat en forêt — une position d’autorité qui le place aux premières loges de « l’enquête » sur la mort du Chef. Attribuée tout d’abord à la malchance dans une Allemagne qui a perdu la supériorité aérienne, celle-ci devient bientôt une charade à tiroirs : la voiture habituelle de Doriot a été sabotée, remplacée par un véhicule beaucoup plus voyant, cible désignée. 


    La succession plus ou moins truquée du Chef à la tête du PPF aggrave la suspicion : qui donc, au crépuscule nazi, traite avec les Alliés ? Bientôt notre lieutenant se verra recruté par les Allemands dans une enquête en Bavière-Hesse, chez les débris du PPF — des voyous et des maquereaux, pour l’essentiel. Ce roman du désespoir est aussi un roman de l’errance dans une Allemagne méridionale relativement épargnée — bien que tout s’effondre et que rien ne puisse aboutir. Mais notre antihéros s’acharne, c’est la charge émotionnelle de ce roman très habile. 
     Servi par un style d’une sécheresse exemplaire, ce livre a une autre qualité « historique », celle de lever le voile, d’aborder par la bande un fait oublié : les contacts secrets, fin 44, début 45, entre Heinrich Himmler et Allen Dulles, inventeur plus tard de la guerre du Vietnam, à l’ambassade américaine de Bâle, sujet du classique soviet Dix-sept secondes au printemps, mettant en scène le célèbre espion russe Chtirlitz. Dans Lorsque Tous trahiront, l’intervention d’Himmler jette son voile d’ombre sur la découverte du pot aux roses. Les traîtres sont partout. Le contraste entre la sécheresse du style et la tension intérieure du personnage, la succession de ténébreuses figures, l’intrigue haletante, font de Lorsque Tous trahiront, un livre rare, et de son auteur un émule digne des meilleurs du genre. Les éditions Konfident, et La Manufacture de livres, sont également à l’origine de ce prix dont on n’a pas fini d’entendre parler, accueilli et soutenu par la Mairie du Ve arrondissement

     Thierry Marignac, octobre 2023.




27.9.23

L'ultime livre d'Édouard Limonov: Poèmes.

    À Moscou, où la vie continue malgré tout, le 10 septembre s’est déroulée une soirée pour la publication de ce qui sera en effet l’ultime livre d’Édouard Limonov. Un recueil de poèmes intitulé « Carte verte », qu'on aurait pu croire rattaché à sa période new-yorkaise en partie, mais erreur de notre part! Selon la rumeur, le recueil comporterait des poèmes inédits, puisque d’après les échos Édouard aurait été en « forme créatrice » quasiment jusqu’au dernier jour de sa vie. Le titre du recueil serait dû à une coïncidence, un rêve du poète à la recherche d'un papier d'identité "épiscopal" de couleur verte…Tous les poèmes du recueil auraient été écrits en 2019.

    L’évènement s’est déroulé en présence de Daniil Doubschine, ami et factotum d’Édouard pour les affaires littéraires, de Sergueï Chargounov, écrivain et député, du propre fils d’Édouard, Bogdan — un colosse d’à peine seize ans. Bogdan a lu les vers de son père. L’évènement avait lieu à la Maison des éditeurs et auteurs, près de l’Arbat. Pour l’occasion, nous présentons un poème de la période américaine — fin des années 1970. 

 (Vers traduits du russe par Thierry Marignac) 

 De gauche à droite:Tatiana Solovieva, directrice de collection, Sergueï Chargounov, écrivain et député, Bogdan, fils de Limonov, Daniil Doubschine, ami et secrétaire de Limonov, Pavel Podkossov, directeur des éditions Alpina où est paru le recueil.



Cher Édouard ! Les gens tournent en rond 
Ils reviennent vers les leurs dans les cercles. Et là où sont les noms, au cimetière, 
De nos ancêtres. Vers ce visage en sueur, vers cette antique Russie, cette manifestation
 Célébrant ta fête carnivore — la guerre ! 

 Cher Édouard ! Avec nous cette rudesse et ces églises 
L’Europe  d'un costume ridicule ne pourra nous habiller 
Notre châssis slavo-mongol enserrer 
Dans des pyjamas pour nous coller aux murailles grises 

 Comme un nouvel océan inconnu au-dessous contemplant 
Pour la première fois. D’anciennes et pesantes terres découvreurs, 
Nous nous dressons — d’enfer et de paradis chercheurs 
Par les fines balançoires de ses bretelles d’épaule, Hélène étreignant 




 Ô Hélène-Europe ! Les genoux nus de leurs femmes 
Tout ce qu’ont vu nos pères, grands-pères — des paysans et moi 
Ainsi mes blessures sont profondes de la divine Hélène, pour ça 
Plus brûlantes, effrayantes que celles que j’aurais pu subir à la guerre je proclame 

 Déjà plus rien dans cette vie, je ne crains 
Ni les gens, ni les machines ni les dieux — rien 
Joyeux comme un Scythe, riant aux éclats au funèbre banquet 
Enterrant les jeunes. Je serais ravi si la mort des vieillards s’emparait ! 

 Empare-toi, débarrasse notre pièce — monde capiteux 
Des corps fatigués, des yeux tourmentés 
Lorsque je mourrai — mauvais, vil, dément, amoureux 
Je vous laisserai seuls — peu fiables, égarés 

Édouard Limonov



 

Дорогой Эдуард! На круги возвращаются люди 
На свои на круги. И на кладбища где имена 
Наших предков. К той потной мордве, к той руси или чуди 
Отмечая твой мясовый праздник — война! 

 Дорогой Эдуард! С нами грубая сила и храмы 
Не одеть нас Европе в костюмчик смешной
 И не втиснуть монгольско-славянские рамы 
Под пижамы и не положить под стеной

 Как другой океан неизвестный внизу созерцая 
Первый раз. Открыватели старых тяжелых земель 
Мы стоим — соискатели ада и рая  
Обнимая Елену за плечиков тонких качель 

 О Елена-Европа! Их женщин нагие коленки 
Все что виделось деду, прадеду — крестьянам, и мне 
Потому глубоки мои раны от сказочной Ленки 
Горячей и страшней тех что мог получить на войне

 Я уже ничего не боюсь в этой жизни 
Ничего — ни людей, ни машин, ни богов 
И я весел как скиф, хохоча громогласно на тризне
 Хороня молодых.Я в восторге коль смерть прибрала стариков! 
 
Прибирай, убирай нашу горницу — мир благовонный 
От усталых телес, от измученных глаз 
А когда я умру — гадкий, подлый, безумный, влюбленный 
Я оставлю одних — ненадежных, растерянных вас

Эдуард Лимонов