Guest stars

17.10.23

WarNerd: Contribution à une histoire de l'assassinat politique

 




    Note du traducteur : Plus qu’un article, ce long texte de WarNerd (« Le Fou de Guerre ») alias Gary Brecher, alias John Dolan, est une tentative littéraire de haute volée entreprise dans un style rase-mottes, où s’entremêlent Histoire mondiale, souvenirs personnel, Histoire californienne, commentaire culturel, considérations sur certains des assassinats politiques les plus retentissants des années 1980. Ironie grinçante et fierté de ne pas voir perdu son amertume, semblent dictés par ce flux-de-conscience digne des meilleurs auteurs « West Coast » — qui en dit long sur la « Plus Grande Démocratie du Monde ». Je note, au passage, que l’influence de Céline sur la Côte Ouest des États-Unis semble nettement plus considérable que ce que j’ai connu à New York, où elle est passée par les « beat », Burroughs et Ginsberg qui étaient allés voir le reclus de Meudon, dans sa demeure en 1960… De surcroît, en cette heure d’un nouveau basculement planétaire, où les passions sont chauffées à blanc, où tout un chacun réclame le massacre des autres, où les politiciens de toutes obédiences se montrent aussi tartuffes, autoritaires et suicidaires que d’habitude, un petit rappel historique tel que celui-ci — d’autres évènements catastrophiques — est sans doute loin d’être inutile. 
     
Traveling arrière sur les assassinats 
 Par the WarNerd. 
(Traduit de l’américain par Thierry Marignac) 

     L’assassinat d’Anouar Sadate, en 1981, fut une affaire particulièrement désordonnée et crade. Selon mes souvenirs, le corps de Sadate avait glissé sous une chaise, et les assassins tiraient avec leurs kalachnikovs sous le bras comme un concierge pousse son balai. Chaque assassinat possède sa touche spécifique. 

     Maintenant que Prigojine est mort, ça semble le bon moment pour parler d’assassinats. Moins de leur mécanique populaire, que de la façon dont les assassinats importants restent en mémoire. Pour moi, certains d’entre eux définissent des époques entières. Je parlerai de deux grands assassinats dans cet article : la tentative de John Hinckley d’abattre Ronald Reagan en 1981, et le meurtre de Pinoy Aquino deux ans plus tard. Ces deux incidents vivent dans des parties très différentes de mon cerveau. C’est typique dans la mémoire personnelle des grands moments historiques qui entrecoupent nos vies. Certains sont enregistrés dans la rubrique « Les chagrins définissant la vie elle-même », d’autres dans « les dates dont il faut se souvenir », et d’autres encore sont franchement marrants. Et on ne peut pas les changer de rubrique. Ils sont mélangés avec les morceaux de musique qu’on écoutait ces années-là, les hontes brûlantes qui reviennent soudainement quand on essaie de dormir, la voiture qu’on conduisait. Et ça signifie qu’ils ne sont pas tous tragiques, bien qu’on soit censé prétendre que tous les assassinats le sont. 
    Ce dont je me suis rendu compte en me souvenant des assassinats survenus au cours de ma vie, c’est que leur portée est aussi large que celle des films d’horreur. En fait, ils ressemblent beaucoup à des films d’horreur, en particulier par cette large portée. Prenons deux des meilleurs films d’horreur de la période pré-Reagan : Massacre à la tronçonneuse et Phantasm. Ils sont tous les deux très bons, mais dans un goût différent. Quand on les a vus, on s’en souvient dans des parties complètement différentes de la boîte crânienne. MàT (1975) n’est que pure horreur. Clara Clover, une grande critique universitaire du genre horreur, a écrit qu’elle s’était mise à « théoriser » sur le genre au bout d’une heure de film la première fois qu’elle l’a vu. Elle appelait ça une réaction de défense. Un « ami » l’avait emmenée le voir pour lui faire une surprise. Des amis comme ça… Au moins, Clover a ainsi entamé sa seconde carrière ; elle était professeur de littérature scandinave, mais a fini par écrire un live sur les films d’horreur : Hommes, femmes et tronçonneuses qui l’a rendu bien plus célèbre que lorsqu’elle écrivait sur les sagas d’Islande. Je dois dire que MàT m’avait moi aussi chamboulé. Je l’ai vu longtemps après sa sortie et à un mauvais moment — seul, bien sûr. Et ça me parlait, raté de l’université à 34 ans. Chaque scène suppurait la crasse et le dégoût, et la morale de l’histoire était que la vie humaine était une horreur, une erreur de l’évolution. J’étais sorti du Century 21 sur l’autoroute 680 avec une envie de vomir, et je suis rentré chez moi en roulant dans ma Galaxy des surplus de la police. C’était comme avoir Schopenhauer sur le siège arrière en train de crier « Je te l’avais dit ! Tu ne voulais pas m’écouter ! ». (Schopenhauer parlait couramment l’anglais, au cas où vous autres pédants m’accuseriez de manquer de réalisme). 
    Phantasm (1979) sortait de la même matrice régionale à petit budget, mais c’était le produit d’un dieu plus clément. C’était un film triste, authentiquement triste. Schopenhauer aurait été plus tranquille sur la banquette arrière, se contentant de soupirer et de dire : « Que faire ? La vie n’est qu’une échelle de poulailler ». » Tandis que MàT pue le sang coagulé, la mauvaise haleine et la sueur froide, Phantasm (filmé en Californie, lorsque c’était encore un endroit bienveillant) prêche qu’il existe encore des oasis de bonté dans un univers cauchemardesque. La bonté échoue dans ce film, s’avère en fait une illusion fatale, mais on sort du cinéma en croyant encore qu’elle est possible, même si la fin montre que le mal a toujours le dernier mot. Bref, cette longue digression pour avancer que même dans des genres qui sont censés n’avoir qu’un ton unique, il peut exister beaucoup de variété tonale. De même qu’il y a des films d’horreur comiques, il y a des assassinats qui poussent à la fibre comique… bien que ce soit une question de goût, ou de perspective, disons, comme je l’ai découvert avec une bombe de bord de route, lorsque j’étais focalisé sur les actualités rurales d’un certain coin d’Europe : 
     
    Le Juge G. et sa femme poussèrent un soupir léger 
    Lorsque les Anglais leur firent signe de passer à la frontière 
    Une camionnette à frites blanc cassé avec pitié ils remarquèrent 
     En panne, au bord de la route arrêté. 

 Mais sur la colline un homme d’un Radio-Shack armé 
Transmetteur modèle automobile révisé 
Le semtex entassé dans la camionnette a appelé 
Madame G… n’a jamais su ce qui lui était arrivé, 

 Mais le juge Gibson eut le temps, tandis que sa terre s’ensoleillait 
De comparer son affaire à d’autres similaires 
Il concéda, en regardant son pare-brise qui implosait 
Que la bombe avait une fondation légale d’enfer. 

(« La mort du juge Gibson » de Stuck-Up

    Les assassinats célèbres au cours d’une longue vie ont ceci de commun avec les films d’horreur qu’ils sont rangés dans la même catégorie médiatique, mais ils varient beaucoup. Certains sont vraiment tragiques, mais pas tant que ça. La mort de Sadate pour voir tenté de traiter avec Israël paraissait à l’époque relever d’une crédulité idéaliste fatale, bien que ce que j’ai appris depuis à propos suggère qu’on ne peut l’accuser de naïveté. Mais à l’automne 1981, Sadate avait l’air d’un bon puni par son propre camp. On avait tiré sur Reagan quelques mois auparavant, le 30 mars 1981. L’Amérique grand public s’en souvient avec affection, mais à l’époque où il a pris une balle, ça n’allait pas si bien. Sa nouvelle administration était un peu trop ouvertement corrompue. Il y avait donc un frisson, du moins dans les régions côtières de la Californie où j’habitais à l’époque, dans les articles sur la tentative de meurtre. On s’était tapé Reagan pendant très longtemps, depuis le milieu des années 1960 et Berkeley lui vouait une haine particulière. Il s’était fait élire sur la promesse d’étrangler le campus de Berkeley et avait appliqué son programme mais lentement, de façon à ce que tous les gens qui comptent sachent que leur carrière était assurée leur vie durant, et que seuls les rangs inférieurs (dont j’étais membre encarté) le sentent tout d’abord. En 1981, il n’y avait plus de manifestations. Les gens de Berkeley en avaient marre du bruit. Ça n’arrangeait rien et empoisonnait l’atmosphère locale bien plus que ça n’influençait la nation. Les gens se sentaient caricaturaux. Mais ça ne se traduisait par aucune pitié pour Reagan. Je ne me souviens pas de la moindre sympathie pour Reagan lui-même. 
    

   
 
    La question n’était pas du tout là. C’était plus simple : les balles ça ne marchait pas sur lui. Il fallait tenir le coup. Cette tension, cette anxiété sur la place qu’on aurait dans une Amérique plus rude, était ce que les vieux hippies qui mettaient des bandes dessinées Doonesbury ne pigeaient pas, c’était que l’époque où l’on pouvait traîner pendant des années était finie. Dans le monde de la classe dominante en train de se refermer de 1981, le casting de cette tentative d’assassinat ridicule semblait la preuve qu’il fallait tenir le coup. L’assassin en puissance était un paumé à face lunaire nommé John Hinckley, qui avait tiré sur Reagan, comme nous l’avions appris assez vite, non pour des raisons politiques, mais parce qu’il pensait que ça impressionnerait Jodie Foster. Foster, on le rappellera, état la seule vedette ouvertement lesbienne de Hollywood à l’époque, alors on peut voir que Hinckley était assez maboul. Et, en plus, il avait tiré sur Reagan et cie avec un .22. Un .22 ! C’était déjà une année assez triste pour moi (et qu’on se souvienne que les assassinats sont toujours des souvenirs personnels). C’était la fin du Punk et de beaucoup d’espoirs stupides dans ma propre vie, et cela se métamorphosa, lorsque Reagan survécut, en une contre-attaque plus revancharde encore de la droite. 

    


    Les gens s’habillaient plus chic (à l’exception de votre serviteur), s’inquiétaient beaucoup plus de leurs carrières et beaucoup moins du Monde sentant les murailles se refermer sur eux et si on ne réussissait pas, on serait dans la mouise. Personne ne disait plus : « prends une année sabbatique, achète une camionnette, vis à Glacier Park ». Non, c’était ou tu nages, ou tu coules, à présent. Alors j’étais là, par l’après-midi du 31 mars 1981, au sud du campus, au carrefour de Bancroft Way et Telegraph, attendant de traverser la rue avec mon conseiller. Le conseiller, ça n’est pas une mince affaire quand on est à mi-chemin d’une agrégation. Lui et moi étions liés d’amitié depuis que j’avais avoué, travaillant pour lui comme assistant, que j’étais abonné au magazine Soldier of Fortune. (Oui, j’étais bête. Nous le reconnaîtrons, Votre Honneur.) Son visage s’était illuminé et il avait admis que lui aussi. Nous avions sympathisé, malgré la différence hiérarchique ; il était prof en chaire, grimpant rapidement les échelons, et je n’arriverais jamais à rien dans l’université, mais nous étions probablement les deux seuls abonnés à Soldier of Fortune sur ce campus géant. On a ce genre d’amitiés entre inégaux dans la vie universitaire. Ça ne se termine jamais bien. Il y a une citation fameuse de Michael Caine, selon laquelle il avait laissé tomber ses amis de moindre condition quand il était devenu célèbre. Ça ne marchait plus, disait-il. À la réflexion, il avait probablement raison. Quoi qu’il en soit on était au carrefour, à attendre un long feu rouge. C’était une journée claire et froide. Le printemps à Berkeley offrait ce genre de belles journées. Le froid ne dure jamais assez longtemps dans la région de la baie. On regardait un étal à journaux jaune avec le San Francisco Chronicle. Le gros titre était : « Reagan hors de danger — la balle extraite de son poumon ». (Du reste, le gros titre se trompait. Reagan avait failli mourir, et si ce cinglé de Hinckley s’était servi d’un plus gros calibre…). On voyait Reagan son visage de vedette de cinéma d’autrefois grimaçant, tandis que ses gardes du corps le fourraient dans une limousine avec une balle dans les flancs. 




Tentant de faire un peu la conversation, j’avais dit avec nervosité, en désignant le gros titre « Waou ! » pensant que ça nous fournirait matière à tailler le bout de gras pendant quelques minutes. C’est la première chose que j’avouerai franchement : Ce qui m’intéressait le plus dans cette histoire c’était la possibilité d’en discuter avec mon conseiller pendant le déjeuner. Hélas, cela ne devait pas être. Mon conseiller avait agité la main vers les journaux et dit : « Eh… C’est mauvais s’il survit, et c’est mauvais s’il meurt. » Point final. Un bon sujet de conversation à la poubelle. Mais, simultanément, j’étais très impressionné par cette nouvelle preuve du détachement olympien de mon conseiller. En plus, il était plus grand que moi. C’était une réaction caractéristique de l’élite en chaire à Berkeley. Les professeurs titulaires s’excitaient rarement sur la politique. Ils étaient plus ou moins de gauche, mais les actualités leur faisaient hausser les épaules. Un horaire complaisant ou aider un protégé à avoir un boulot étaient des questions plus importantes. Ils n’étaient forcément mauvais, mais ils traitaient les actualités avec sévérité. Ceux qui s’excitaient venaient des rangs inférieurs, les subalternes. 

    Je parie que celui qui a conçu la blague sur Jodie et Menahem Begin est celui qui a appelé son groupe de rock Jodie Foster’s Army. 
    Voici la blague : 

Q : Pourquoi est-ce que Menahem Begin a envahi le Liban ? 
R : Pour impressionner Jodie Foster. 

    La blague est aujourd’hui obscure, mais elle avait du sens à l’époque. Les gens se demandaient encore ce que la tentative d’assassinat de Hinckley signifiait. Sous Menahem Begin, Israël envahit le Liban, le 6 juin 1982. Comme si le plus proche allié des États-Unis avait fait quelque chose d’aussi hasardeux, sanglant et insensé que la petite fusillade de Hinckley. Peu de nouveaux consommateurs américains comprirent pourquoi les Israéliens envahissaient, et la poussée vers le nord prit un temps infini, causant de nombreuses victimes civiles. Tsahal était censée être excellente ; elle n’en avait pas l’air à l’époque. L’invasion se conclut par un siège sanglant de Beyrouth, qui força l’OLP à voguer vers la Libye, mais tout s’effondra lorsque des bombes frappèrent des bases israéliennes, françaises et américaines. 243 marines périrent quand un attentat suicide aplatit leur gratte-ciel dortoir et personne ne savait qui était derrière, ni pourquoi. Puis survint l’assassinat de Bashir Gemayel (14 septembre 1982) l’homme que les Israéliens avaient prévu de nommer aux responsabilités au Liban. C’était un assassinat très mûri, très dissemblable à la tentative de Hinckley — ils le pulvérisèrent. Pour se venger, les hommes de Gemayel massacrèrent les réfugiés palestiniens de Sabra et Shatila




    Après tout ce qui s’était déroulé en 1981-82, les gens semblaient souhaiter retourner à la caricature reaganienne de l’Amérique. L’alternative paraissait trop grossière. Une nouvelle ère d’enthousiasme bizarre pour le vieux monde surgit comme des champignons après la pluie : les fraternités étudiantes, la gnôle, les colliers de perles et les chansons de Huey Lewis sur le bonheur d’être comme tout le monde. Le commentaire de mon conseiller était donc le verdict de l’univers : « Mauvais s’il survit, mauvais s’il meurt ». Avant l’assassinat manqué, Reagan faisait partie d’un monde, plus riche et plus important que Berkeley, mais qu’il était encore possible d’ignorer par un snobisme de déclassé. Après la tentative d’assassinat et l’invasion du Liban, ce n’était plus tenable, et nos îlots s’effritaient à la base, bien que les résidences aériennes des profs titulaires restent toujours en sécurité. On ne voyait tomber que les moniteurs et les assistants du ciel en poussant de petits cris. 

    



L’autre gros assassinat du début des années 1980, au moins pour moi, fut le meurtre de Pinoy Aquino, le 21 août 1983, deux ans après qu’Hinckley ait tenté d’abattre Reagan. Les deux assassinats sont le jour et la nuit. Je ne me souviens du meurtre d’Aquino que comme d’une expérience nocturne, parce que je bossais à l’équipe « homard » (de 6 heures du soir à 2 heures du matin) dans l’imprimerie du Contra Nostra Times. Aquino faisait partie de la classe dirigeante philippine, une branche plus jeune, plus progressiste que Ferdinand Marcos, le chef ultra-corrompu des Philippines, marionnette américaine : « Aquino avait été élu au sénat des Philippines en 1967 et critiquait Marcos. Il avait été emprisonné sous des accusations fallacieuses peu après la loi martiale imposée par Marcos en 1972. En 1980, il eut une crise cardiaque en prison et fut autorisé à quitter le pays par la femme de Marcos, Imelda. Il passa trois ans en exil près de Boston avant de décider de rentrer aux Philippines. » Aquino était rentré à Manille, pariant que Marcos n’oserait pas le tuer à l’aéroport. Il avait tort. L’avion atterrit et il mourut dès qu’il posa le pied sur le tarmac. Ça n’était pas exactement un mystère. 





    Tout le monde savait qu’Aquino avait été tué sur ordre de Marcos. Comme dans l’épisode Hinckley, aucune finesse. Aquino savait que sa première seconde sur le sol philippin serait la plus dangereuse. Dans l’avion pour Manille, il avait dit aux journalistes à bord : « Vous devez être prêts, la caméra en main, mais parce que ça peut se passer très vite. En trois ou quatre minutes, ça peut être fini, et je ne pourrai plus vous parler après ça. » Et cela se vérifia. Aquino fut touché par au moins sept balles tirées de différentes armes. Il y avait un coupable de service, un certain Ronaldo Galman, qui avait soi-disant tué Aquino en se planquant sous l’escalier mobile avant d’ouvrir le feu. L’histoire officielle état que Galman agissait sur ordres du Part Communiste philippin et était passé au travers des mailles du filet (plus de mille personnes affectées à la sécurité d’Aquino pour son arrivée. Mais la version impliquant le Parti Communiste était ridicule et pas du tout en phase avec la réalité. En 1983, les partis communistes n’étaient plus les puissances d’autrefois. Comme si Marcos, vieux et malade, avait recours aux mêmes vieux mensonges qui marchait sous Eisenhower. Mais, si j’y réfléchis, ça marchait sans doute aussi sous Reagan
    D’après ce que je sais, personne ne crut à ces salades, ni à la pantomime des flics pour « sauver » Aquino. Le public mondial supposait simplement que Marcos s’en état débarrassé. La stratégie « La faute des communistes » portait elle-même la marque de fabrique Marcos. Marcos était un satrape de l’Amérique, un pantin si vous préférez, issu de la Guerre Froide. Mais son instinct était peut-être meilleur que nous ne le pensions à l’époque. Après tout, ce genre d’excuse passait très bien avec Reagan et son gus de la CIA, Bill Casey. Personne d’autre n’y croyait, mais le personnel de Reagan pouvait y croire et c’étaient les gens qui comptaient. Ils découvraient à ce moment-là que les ricanements des écrivains de la Côte Ouest n’avaient aucun pouvoir de nuisance et, en fait rendaient les électeurs de Reagan plus honteux, gênés et finalement rageurs. 
    Je me souviens donc du meurtre d’Aquino comme d’un évènement nocturne. Je ne sais pas ce que je faisais dans la journée, des études, mais je me souviens du travail de nuit au Contra Costa Times, anciennement connu sous le nom de Feuille Verte. La Feuille Verte m’a poursuivi toute ma vie. Quand j’étais petit, leur Quartier-Général était en face de Sainte-Marie dans Walnut Creek et chaque fois qu’on allait à la messe on voyait des gens faire des piquets devant La Feuille Verte. On voyait aussi des gardes armés qui les observaient. Du genre sérieux, pas des grands-pères. 
    Le propriétaire du journal était Dean Lesher, un personnage de Charles Portis (Romancier américain, auteur de Norwood et True Grit, adaptés au cinéma) en plus ignoble. Lesher avait débarqué du Missouri dans la région de la baie après la Seconde Guerre mondiale et loué un avion privé pour voler au-dessus de la région, cherchant des endroits où investir. Il avait vu une intersection dans la vallée Diablo, après les sommets à l’Est d’Oakland et s’était dit qu’il y aurait bientôt des centaines de milliers de maisons à cet endroit. Il avait acheté un journal local appelé La Feuille Verte, l’avait lentement transformé en un quotidien respectable quoique de droite, et il était devenu milliardaire. C’était le baron officieux de la vallée Diablo. Il va sans dire qu’il en était propriétaire. Lesher avait gagné ses batailles contre les syndicats, les avait brisés et avait propagé sa marque dans la vallée. Tandis qu’elle s’étendait, il s’étendit avec elle, jusqu’à ce qu’il soit plus riche que Crésus, auquel il ressemblait beaucoup. Lesher était considéré de droite même chez les Républicains. 

    




    J’avais commencé comme employé du journal à l’école secondaire, lorsque Lesher décida que le journal allait être payant. Le premier dans ma succession de boulots effrayants consista à annoncer aux gens à la fin du mois qu’il fallait à présent qu’ils paient le journal qu’ils considéraient comme une feuille de chou payée par la publicité qu’ils obtenaient gratuitement. Durant l’intervalle, j’étais devenu «timide » et assez débraillé. J’avais donc besoin d’un boulot qui n’exige pas trop de contact avec le public. Je m’étais dit qu’un boulot de nuit, à faire quelque chose d’épuisant, était la solution. J’avais donc décroché un boulot comme empileur, entassant des tas de journaux sur trois mètres sur un chariot et les tirer dans les machines d’insertion de façon à ce qu’on puisse y glisser des brochures Macy’s.     J’étais assistant d’éducation pendant la journée à Berkeley, mais j’essayais de garder mon boulot de nuit au Contra Costa Times en même temps, dormant chez mes parents et roulant vers Berkeley dans la matinée. C’était loin d’être une bonne idée, mais j’ai mis quelques années à m’en apercevoir. 
    À ce moment-là, L’empire de Lesher s’était agrandi jusqu’à un domaine gigantesque entièrement entouré de palissades à la lisière de Walnut Creek près de Shell Ridge. Il fallait se présenter à la cabine d’un garde armé. Il y avait des fleurs autour de cette cabine, mais elles n’étaient pas convaincantes. Lesher avait fait de son empire une arme. 
    Dan Lesher n’avait jamais été un type séduisant. Même à l’époque où je distribuais les journaux, il ressemblait à un crapaud. En 1983, il avait enflé et s’était avachi — un crapaud en train de fondre. Sa femme du Missouri était morte, ce qui faisait de lui un crapaud solitaire. Donc, la nuit où Aquino fut abattu, j’étais au Contra Costa Times, j’attendais qu’une fournée de journaux venu de la typo apparaisse par un trou dans le mur. On attendait parfois trois, quatre, cinq heures, que la typo arrange le problème technique qui bloquait l’arrivée des journaux, pour pouvoir y glisser les inserts publicitaires, Emporium ou Neiman Marcus
    Les lumières au plafond étaient grises et clignotantes, le bruit rendait la conversation difficile, l’odeur de désinfectant, de cigarettes et les relents de gnôle chargeant l’haleine de tout un chacun, avertissait que ce n’était pas un lieu où la ramener. Une majorité de Blancs, mais aussi pas mal de Mexicains et de Philippins, une Chinoise. Très peu de sourires pour une foule américaine. Les étaient crachés par la typo par un trou dans le mur. Quand la typo avait un problème, le flux s’interrompait et je m’asseyais sur le chariot en essayant d’apprendre des poèmes, ce qui mettait probablement tout le monde en pétard. 
    Après Ted Hugues, j’étais passé à Browning, je ne me lassais pas de « Childe Rolande » : 

 Ma première idée fut qu’il mentait à chaque mot
 Cet infirme enroué aux yeux malicieux 
Regardant avec méfiance l’effet de son mensonge sur le mien. 
À quoi d’autre était-il prêt, avec son bâton ? 
À quoi, disons pour stopper les voyageurs qui passent ? 

     Je lisais et relisais ces lignes sous les néons fluorescents. Elles avaient un sens capital, même je ne savais très bien de quoi il s’agissait : À quoi d’autre était-il prêt, avec son bâton ? À quoi, disons pour stopper les voyageurs qui passent ? Encore et encore quand la typo s’arrêtait et qu’on n’avait rien à faire. Je murmurai ces vers jusqu’à ce qu’ils soient gravés dans mon cerveau. Une fois que ça s’était imprimé dans mon disque dur, je lisais le journal. La grosse nouvelle, c’était l’assassinat d’Aquino, bien sûr. Ça se mélangeait avec Browning. Le CC Times prêtait attention aux Philippines de puis longtemps. En général, Lesher privilégiait les actualités locales, mais les Philippines était la grosse, grosse exception. Non parce que le lectorat était philippin, mais parce Dean s’était remarié. La seconde Mme Lesher s’appelait Margaret et tout ce qu'elle écrivait apparaissait en première page. C’était une serveuse de bar, convertie au christianisme évngéliste, du sud du Midwest, tout comme Dean. Ils avaient convolé de manière pieuse, et elle était devenue la seconde Mme Lesher. 




    Elle devint une présence récurrente à la rédaction du CCT
    Voici un entrefilet du Chronicle
    « Les opinions conservatrices de Mme Lesher ont parfois été sujettes à controverses à la rédaction du Contra Costa Times. On raconte qu’elle avait amené un exorciste après le départ du journal d’un rédacteur homosexuel. 
    « Lesher, adversaire de l’avortement, aurait montré un fœtus en plastique qu’elle gardait dans son bureau à un groupe de jeunes en visite, avant de leur faire un discours pro-vie. 
« Dans une colonne de 1983, elle écrivit avoir rencontré le président philippin Marcos et eu avec lui la conversation suivante : ‘S’il est possible pour Dieu de communiquer avec les simples mortels, je vais vous dire comment il m’a parlé de vous. Il a dit : ne le jugez point, car son histoire n’est pas terminée. J’aime cet homme et Ma Main est sur lui. 
     « Ray Tessler, journaliste au Los Angeles Times qui a travaillé au CCT au début des années 1980, raconte que Mme Lesher l’a convoqué un jour et lui a dit : ‘La nuit dernière, Dieu m’a dit que la diffusion du journal allait être multipliée par quatre.’ » 

    La salle où on glissait les inserts était un endroit coriace en lui-même. Gil, qui prenait les journaux sur le tapis roulant pour que j’en fasse des piles, me racontait les ragots de l’équipe, par exemple ce qui s’était passé entre Mike Flynn et Matt Gamboa. Flynn était un mec pâle au regard mauvais qui faisait cliqueter ses clés quand il déambulait, la démarche avantageuse. Il arborait une crinière jusque sur la poitrine, mais c’était loin d’être un hippie. Il arrivait souvent avec un coquard ou les lèvres éclatées. Gil disait que Flynn avait été en prison à Martinez
    « Il s’est battu avec un autre mec, il a gagné et l’autre a appelé les flics. Flynn était furieux, il disait que c’était un combat à la loyale et on n’appelle pas les flics pour ça. » Gamboa, le copain mexicain de Flynn ne m’effrayait pas comme celui-ci. Du reste, il m’offrit un jour une concoction alcoolisée dans un bidon en plastique, quand on était en pause. Ça paraissait être une avancée, mais non. La semaine suivante — le chariot me heurta et bien que je l’ai ramené à notre salle, je m’évanouis et on me porta jusqu’à la salle de détente, où je découvris que ma popularité était illusoire. Pour entrer dans les détails, le salaud qui jetait toujours le mauvais œil, se réveillait sans doute avec, était assis à quelque chaises de moi et dit : « Oooo, je peux plus travailler parce que j’ai un petit bobo ! » Je pensai mon Dieu, ces types sont si authentiques que même tomber dans les pommes n’est pas suffisant. Ça m’impressionnait, bien que je ne sache pas quoi répondre. J’étais peut-être censé me battre avec lui. Les règles n’étaient pas claires, ce qui, à la réflexion, n’est pas plus mal. Le taux de mortalité était élevé. 
    Flynn et Gamboa cessèrent de venir et Gil me dit : 
« Tu as entendu ce qui est arrivé à Flynn
« Non, en fait. » 
« En miettes. » 
« Sa bagnole ? » 
« Ouais, mais il a morflé lui aussi. Et Gamboa est mort dans l’ambulance. » 
« Mort ? » 
« Ouais à Monument Concord. Ils sont rentrés dans un feu rouge. » 
« Mon Dieu. » 
« Ouais, c’était Flynn qui conduisait, alors ils ne vont pas le relâcher de sitôt. » 
« Bon Dieu, ils étaient copains, non ? » 
« Oui, je crois. Lourde peine pour Flynn. » 
    Après ça, je regardais tous mes collègues différemment. On voyait sur leurs têtes qu’ils ne vivraient pas aussi longtemps que les gens dont j’avais l’habitude en prépa. S’ils étaient destinés à grossir, ils s’empâtaient très jeunes. L’alcool, ou autre chose, leur donnait des cernes sous les yeux. Ils fumaient tous. Et ils n’aimaient pas la vie. Ils étaient en rage et pressés d’en finir. Je l’étais moins. Mon slogan était « Je n’ai pas encore commencé à me battre ». L’idée qu’on puisse mourir rien que par bêtise me rendait nerveux. Alors « Childe Rolande » se gravait en moi, en même temps que les gros titres. Il nous arrivait d’attendre des heures quand il y avait un problème à la typo. Personne ne savait quand ça allait repartir. La plupart fumaient, la mine boudeuse, mis moi, assis sur le chariot je mémorisais « Ma première idée fut qu’il mentait à chaque mot… ». Je murmurais ça jusqu’à ce que la sirène démarre et que les journaux sortent à nouveau de la typo. 
    Et chaque semaine, Margaret Lesher écrivit un article de cinglée pour dire que Ferdinand Marcos avait été désigné par Dieu pour diriger les Philippines à vie, voire plus longtemps. Toutes les semaines ses articles étaient en première page. Et je les lisais toutes les semaines avec une fascination morbide, assis sur mon chariot. Puis elle s’envola à destination de Manille, pour fusionner mentalement avec Marcos. Elle ne fit aucun commentaire sur l’assassinat d’Aquino, mais je soupçonne que sur l’oreiller avec ce bon vieux Dean, elle suggérait discrètement qu’il ne l’avait pas volé. Mais cela ne fonctionna pas. Comme avec toute la politique américaine de ces années-là, le pays se transforma bientôt en asile d’assistés pour les anciennes marionnettes. Quelques mois après l’assassinat, Marcos dut fuir les Philippines. Margaret Lesher ne pouvait le sauver, quel que soit ce que Dieu lui avait dit. Margaret ne pouvait même pas se sauver elle-même. On la retrouva un jour, le visage plongé dans l’eau, flottant à la surface de Lake Mead, en plein désert. 
 WarNerd.