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21.2.21

PORTRAIT DE FEU AÏDA KHMELEVA, POÉTESSE D'EXCEPTION, PAR KIRA SAPGUIR

 

    Comme promis, l'émouvant portrait de la poétesse et maîtresse femme qui vient de disparaître par une amie qui la connaissait depuis un demi-siècle. Toute une époque de la résistance culturelle anti-soviet passe dans ces lignes qui sont aussi bien plus profondes. Les conditions de la création dans cette guerre rampante avec le pouvoir, bien que déjà si ancienne, pourraient initier les pseudo-révoltés du néo-soviétisme occidental, à ce qu'est véritablement la radicalité bohème par ces lignes à la beauté elliptique, évocatrices d'une époque redoutable de terreur, où le bonheur était à prendre tout de suite.

Portrait de la poétesse insoumise Aïda Khmeleva
par le peintre Anatoli ZVEREV.


L'artiste contemporain spécialiste de la provocation politique Andreï Molodkine, pendant son service militaire dans l'Armée Rouge.




    Aïda ou
Sereine et sans cérémonie par Kira Sapguir
    
    (© Traduit du russe par Thierry Marignac) 

Elle aime les chats aux yeux bleus. 
Elle aime les chiens aux yeux gris. 
Elle porte des foulards campagnards et de longues jupes. 
Elle aime les escarpins bleus et verts.
 Elle préfère l’argent à l’or. 
Sur son passeport, c’est Aïda. 
Elle est de la constellation du lion. 
Son pseudonyme c’est любовь (Lioubov, qui signifie amour). 
 Femme, pauvresse, 
Que cherches-tu sans cesse? 
Pourquoi tu t’abaisses, Vers ces perles du rien 
Tes larmes en vain… 
     Je suis une femme de la campagne, déclare-t-elle dès qu’on fait sa connaissance. Avec elle les conversations ne sont pas ordinaires, Ses gestes sont mesurés, 
Ses paroles sont drôles, 
Sa langue est un rasoir, 
Ses mœurs sont scandaleuses. 
Ses coudes pointus sont serrés contre son torse étroit, comme une sainte en bois de cathédrale médiévale dans une pose sévère. 
Ses yeux étincellent comme des éclats de verre bleu 
Des fossettes aux joues. 
Elle a un visage découpé, 
Le sourire aux lèvres,
 Le profil de Dante, 
Le sourire de Voltaire. 
 
    Ni l’hostilité ni le pouvoir 
    On sait qu’elle est née dans le village de koukouïevo. que dans ce village dont le nom suggère bien des blagues, une fillette noiraude, comme le coin noirci d’un fer a repasser verra le jour de temps a autre dans des familles aux yeux bleus et aux nez aplatis. 
 On sait qu’elle était l’amie et la compagne de Youri Galanskov[1], que le point de départ de sa dissidence fut la « Maïakovka[2] », ou Galanskov devait prononcer ces mots : 
Galanskov éclate de rire 
L’âme de l’ange égaré, 
Flotte au-dessus de la place 
Le jeu triomphe du mensonge, de la crasse 
Les hauteurs redescendent en pique… 
(Fête sur la place Maïakovski). 
     
On sait qu’elle écumait de rage au Procès des Quatre[3], en défendant ses amis, qu’elle défend ses amis farouchement et qu’elle ne craint ni l’hostilité, ni le pouvoir. 

Transhumance de l'art irréductible



     Entremetteuse 
    Mais commençons par le début. Lors d’une nuit d’été chaude sur l’Arbat, sous des réverbères dont le verre bleu laissait a peine passer la lumière nous lançons un raid dans les labyrinthes d’arrière-cours et les jardinets aux merisiers assoupis. Armées de limes a ongles et de ciseaux, on force et crochète des verrous poisseux aux portes des cabanons — on exhume des bougeoirs verdis, des miroirs ébréchés aux cadres dont la peinture dorée s’écaillait, et autres raretés rouillées… Antonio, un portugais échoué sans espoir à Moscou et ayant, toujours aux abois, fait irruption dans la vie de Bassilova,[4] dirigeait ces expéditions. Aïda s’était faite alors entremetteuse, expédiant le jeune homme dans l’appartement bourré de clochettes et de cymbales, de cadres brisés, de meubles déglingués, de chandeliers, de poussière d’argent et de mites d' Aliona
    Les yeux de cette flibustière d’Aliona étaient verts comme ceux d’un serpent et brillaient dans la pénombre des cours intérieures de l’Arbat. Elle est poétesse. Kviatkovski[5] a découvert sa métrique d‘une rareté inouïe dans ses vers. C’est une femme nocturne, qui change le jour en nuit. Jusqu’au jour d’aujourd’hui, elle vit la nuit. Mais elle sait rire d’elle-même : 
Je suis un aigle, et je vole en solitaire… 

     Les dieux sont faibles …
    D’un portail surgit un homme en chandail blanc a la manche déchirée. Du sang coule au poignet, à la déchirure, noircissant sous la lueur de la lune. au creux du coude, l’homme porte un panier en osier tresse, d’ou dépassent un bouquet de saucissons encadrés par des boites de café soluble. une serviette éponge est jetée par-dessus son épaule. 
    Khmelev, se présente-t-il tandis qu’il déverse un sang noir. Aïda m’a ordonné de lui apporter à manger, elle part demain avec ses enfants a Koukouïevo. En chemin je me suis glissée dans un grenier, il y avait du linge à sécher, je voulais piquer une serviette pour elle. Et voila, je me suis écorché sur un bout de ferraille. Maintenant, elle va gueuler. 
    Sur ces mots, l’homme se fondit dans l’ombre et disparut, noir comme du café soluble. On sait que Khmelev, un des maris d’Aïda (nom de jeune fille Topechkina), s’appelait en réalité Aronzon. Sa femme l’obligea a changer de nom. 
    « les dieux sont faibles, et les gens sont méchants » est un vers d’une force peu commune dans un des poèmes les plus impressionnants de Lioubov Molodenkova (un des pseudos d’Aïda). Les dieux lui avaient accorde des particularités de caractère inouïes. Elle était incapable de vague-à-l ‘âme, de cafard. Elle ne savait que se réjouir ou rager comme la tempête. 
Elle était aussi capable d’admiration : pour des vers, des fleurs, des forets ou des vieilles pierres — tout ce qui pouvait enrichir son univers. Un destin bienveillant l’entoura toujours d’une foule de gens remarquables. Une cohorte de personnages divers traversait son appartement moscovite : on y croisait la bohème artistique, auteurs maudits, peintres, sculpteurs, poètes sortis du rang, diplomates étrangers…     Henri Sapguir (feu le mari de Kira, poète célèbre) lisait ses vers. Zverev[6], à moitié saoul, jouait aux dames avec le photographe Vladimir Sytchev — a l’époque marié a Aïda. Si Sytchev gagnait, Zverev faisait son portrait. Si Zverev gagnait, Sytchev lui donnait un rouble. 
    La fille qu’Aïda eut de son mari japonais errait, en reniflant, vêtue de soie — la tendre et mélancolique Nastia « fleur de thé éclose dans la fange » comme l’appelaient les visiteurs. (Archives de la mémoire visuelle, recherche sur la bande vidéo l’été, chez Aïda dans son appartement de starokoniouchii, on boit le thé en mangeant du melon — très recherché ! Près du samovar, immobile comme une statuette divine, est assise Nastia âgée de cinq mois. Le nourrisson écoute la 7ème symphonie de Mahler.
     
    Sur l'ottomane 
     Sur l’ottomane empire du siècle avant-dernier, en satin qui a vu des jours meilleurs, la propriétaire reprisait un chandail noir. La correspondante d’un journal étranger était assise en face d’elle. —Qu’est-ce qu’il était beau, ce pull ! dit-elle a la cantonade. Je n’en ai pas d’autre comme celui-là, je l’ai usé, il m’en faut un autre, et vous avez aussi un très beau chandail… La correspondante hypnotisée ôta son pull, et le tendit comme une offrande sacrificielle vers Aïda, l’idole païenne. En récompense de son sacrifice on lui versa du thé et on lui offrit du cake au gingembre. (Dans l’espace intersidéral de l’imaginaire, je vois Aïda sur la lune, au moment du cataclysme universel, en train de repriser des chaussettes, installée près des marches de son perron, contemplant calmement le cosmos.) Toujours en roulotte Toujours et partout elle vivait comme en roulotte, ou dans une grange, dans le gourbi décrépit de starokoniouchi, au sous-sol de troubnaïa (rue de la cheminée), ou même dans sa bourgeoise demeure parisienne. Des icônes et des toupies sont suspendues aux murs, sur la table trônent du thé et des biscuits, sur l’oreiller — les chats. le piano règne invariablement dans le salon, recouvert d‘un tapis qui descend jusque par terre. Ce tapis sert parfois de couvertures a des couples sans-abris. Dans la cuisine, les amies en peine d’Aïda se pressent autour d’elle et Aïda leur apprend à vivre, résister à leurs amoureux, les foutre dehors au besoin — et indispensablement se marier a soi-même. On sait qu’elle-même a eu cinq maris. Un enfant au moins de chacun d’eux, et deux du même. Weïssberg, Zverev, Kharitonov, Pouryguine[7] ont fait son portrait. Expos clandestines Et puis ?… 
    On sait qu’au sous-sol de tribouna, Aïda organisa des expos semi-clandestines d’artistes opales. Que les visiteurs de ces expos entraient par la fenêtre, sur la pointe des pieds, la nuit, trompant la vigilance des flics en civil. On sait que son absence obstinée de révolte irritait les kaguébistes et les propriétaires plus encore que son manque de cérémonie. D’ailleurs, elle a toujours irrité le pouvoir. Et tout le monde, du reste. Et avant tout parce que n’importe quelle bagarre — avec l’état, la poésie, les époux — était surtout pour elle un jeu dangereux et grisant. 
« La guerre est toute ma vie, 
Le silence et les bâillements, non merci. » 

Lénine givré



    Janséniste et païenne 
    Sur la marquise bohème, on sait a peu près tout. Sur le poète — au doux nom de Lioubov — a peu près rien. Sous le nom de Lioubov Molodenkova, Aïda a écrit des vers toute sa vie, mais elle n'a commencé a les publier que tout récemment. Trois livres ont vu le jour, contenant des vers écrits dans les années 1950. La raison en est une humilité paysanne, donc une défaillance inhérente a la dignité, couplée a un amour-propre caractéristique du signe du lion. Mais la véritable raison : C’est que les vers doivent être entendus non par le public, mais par le ciel, l’herbe, dieu. 
Dans la chambre obscure au crépuscule 
Je suis envahie d’une idée en maraude 
Mon seigneur me distingue à tel point 
Qu’il m’a choisie pour témoin… 

     Dans ses livres, on peut en deviner long sur son promis, en cornant les pages. Ses vers sont parfois traverses d’une vive sensualité panthéiste : Roses blanches des champs Parfum enfui Frais, cru, bienfaisant, Perversion du matin après la nuit — Et dans ces vers, apparemment effrontés, l’inépuisable réservoir de visions féminines d’une chasteté inhabituelle. Parce que la passion — est une nécessité de reproduction de l’espèce. 

     La beauté dans tout 
Aïda est la dernière des acméistes. Un éclat du siècle d’argent. Tous ses vers sont une confession lyrique. ce qui domine dans sa poétique ce n’est pas, comme chez les symbolistes, la structure musicale, mais la structure plastique, toutefois, l’amour enflamme du réel fleurit le plus morne quotidien : 
 Femme de ménage dans le métro 
Où les murs blancs cachent leur jeu 
Où sur les marches se plante la canne des vieux 
Dans les couloirs on boit du citro 
Femme de ménage dans le métro 
 Pour les passagers en retard 
Je noue un foulard rouge criard 
Sévère mon regard beaucoup trop
 Femme de ménage dans le métro 
     L’univers tri dimensionnel primordial de ses vers est plein de couleur terriennes, de joies physiques. Elle n’a peur de rien, reçoit tout, la mort, l’immortalité, le Christ : 
 « Trois bonnes femmes en rouges capuchons 
Chantent et loin, très loin de leur chanson 
La prière vive est entendue 
Vers le ciel les voix s élèvent a l’unisson
 Ô Christ ressuscite, ô Christ ressuscite… 
Depuis cette nuit-là, la mort ne m’effraie plus. » 
 La sérénité et le manque de cérémonie contredisent (sans la nier) n’importe quelle vanité (politique, ménagère ou autre). Cette poésie n’est pas une contemplation en retrait du monde, mais une école, ou l’on append a discerner la beauté dans tout. 
©Kira Sapguir, 2009. 
 

1. Youri Timofeïev Galanskov (1939-1972) —poète russe de l’époque soviétique, dissident. les opinions politiques de Galanskov comprenaient des éléments de pacifisme anarchiste, de solidarisme,et d’anticommunisme radical. En 1961 il entra dans le groupe Phénix, nom d’une revue samizdat qui publia entre autres les vers de Aïda dans son premier numéro. le 19 janvier 1967 Galanskov fut arrêté ; le 12 janvier 1968 il fut condamné avec Alexandre Ginzburg avec lequel il avait collabore a la fabrication d’un « livre blanc » sur le procès Siniavski-Daniel a 7 ans de camp à régime sévère. il purgea sa peine au camp n° 17 en Mordovie. Il mourut a l’hôpital du camp d’une infection du sang après une opération. 
2. Il s’agit de la manifestation spontanée, la fronde des littérateurs au début des années 1960 devant la statue de Maîakovski, ou s’exprimèrent des dissidents connus par la suite comme Galanskov, Ossipov, Boukovski… les véritables fondateurs d’une société civile autonome en Russie. 
[3] du 8 au 12 janvier 1968 se tint le procès contre Galanskov, Ginzburg, Dobrovolski, et Vera Lachkoba. tous les quatre étaient accusés d’agitation et propagande antisoviétique. 
[4] Bassilova Alena, ne le 28-7-1943. poétesse du groupe SMOG (société juvénile des génies). Elle vit à Moscou. Son poème épique « la comédie du péché » est de loin sa pièce satirique la plus connue. 
[5] Alexandre Pavlovitch Kviatkovski (1888-1968) – critique littéraire, poète, théoricien du vers, membre du groupe constructiviste. auteur d’un « dictionnaire poètique » — un guide de la théorie poétique. Celui-ci contient environ 670 termes empruntes au domaine poétique. On doit à Kviatkovski une conception originale de la métrique. 
[6] Anatoli Timoteïevitch Zverev (1931-1986) artiste russe. les chefs de file de l’art mondial considèrent Zverev comme le premier expressionniste russe. 
[7] Vladimir Grigorievitch Weïssberg (1924-1985) artiste et théoricien de l’art russe, une des figures les plus en vue de « l’art non-officiel ». Son credo : « Nous voyons l’objet grâce a l’imperfection de notre vision. Si celle-ci était parfaite, nous ne verrions que l’harmonie et plus l’objet ».
  Alexandre Vasilievitch Kharitonov (1931-1993), artiste russe, un des plus importants maîtres de l’école « non-officielle ». Il ressuscita la tradition d’iconographie religieuse dans l’art profane, mêlée à ses toiles et à ses graphismes…