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17.2.21

LA MORT D'AÏDA KMHELEVA, POÉTESSE ET FEMME D'EXCEPTION

    
Aïda Khmeleva au temps des "amours jeunes".




    Les occasions de pleurer dans la bière se suivent et se ressemblent dans leur désespérante uniformité. Hier, la poétesse Aïda Khmeleva, dont le nom de plume était Lioubov Molodenkova (« amour jeune », quel espoir, quelle beauté dans ce pseudo !) s’est éteinte dans sa 86e année, terrassée par le Covid. Figure de la dissidence moscovite («Elle écumait de rage au procès des 6, il fallait la retenir ! » écrivit d’elle son amie Kira Sapguir) ou plus exactement de la bohème alternative, cette femme passionnée, dont les engagements furent souvent conditionnés par l’amour qu’elle portait aux hommes qui traversèrent sa vie, était un grand poète dont l’œuvre mérite d’être découverte en France où elle vécut plus de trente ans. Elle fut la compagne de Vladimir Sytchev photographe personnel de Jacques Chirac.     

    Nous eûmes l’insigne honneur de traduire ses poésies et de la rencontrer à plus d’une reprise dans deux de ses domiciles avec trois ou quatre de ses enfants.
     
    Devant elle, quelles que soient ses admonestations sur ma vie de bohème et mon dadaïsme, j’étais pétrifié d’admiration. Elle incarnait à mes yeux, l’expression lue je ne sais plus où, «Une simplicité de fer». Les lecteurs curieux pourront trouver dans ces pages, à la rubrique portant son nom de plume Lioubov Molodenkova, le grand portrait d’elle écrit par Kira Sapguir, et ses poèmes inoubliables : « Mes vers s’écrivent en langue de pluie… », «Toute sa vie aimer les mal-aimants… » ou encore « Les dieux sont faibles et les gens sont méchants… ». Elle avait tout et donnait tout : de la tendresse extrême à l’humour le plus grinçant. D’origine modeste et provinciale, elle s’était forgée toute seule, traçant son chemin dans le Moscou de Khroutschev et Brejnev. Quelle leçon d’indépendance, de courage et de fierté aurait-elle pu donner aux féministes occidentales. 
    La passion amoureuse pour elle était la condition de la survie de l’espèce. Ses chants d’amour sont inoubliables. 
    Nous présentons ci-dessous ses deux derniers poèmes, ou son pressentiment de la fin. 

"La porte", un de ses plus beaux recueils.


(Poèmes traduits du russe par Thierry Marignac ©)
    Près du portail, je me tenais, 
Le portail restait entier, la maison n'était plus, 
L'inverse aurait mieux valu 
Que s'élève la maison, sans portail s'il le fallait, 
Je le franchis en hésitant, 
Inconnus m'étaient les gens 
Me regardant, l'œil crépusculaire 
Et ils n'avaient vraiment rien à faire, 
Là où tant d'années 
J'avais traînée. 
P.S. J'avais vécu dans cet endroit, 
De longues années, avant de quitter, 
Ce lieu de ma vie devenu étroit, 
 La vie y était limitée — 
D'un coin à l'autre de cette maison-là… 
Depuis longtemps la maison n'est plus là, 
L'endroit est vide, tout solitaire… coma. 
Lioubov Molodenkova, le dernier jour de décembre 2020. 

L'œil de l'aigle et la force d'une mère.



 Un portail non fermé, 
À un virage échevelé, 
De l'auto, en sortant, 
Rien n'est pareil, tout est étranger!
 Ne reconnaissant rien absolument, 
J'ai la conscience du condamné 
J'ai aujourd'hui cent ans! 
À mon anniversaire dernier, 
Le jour du Christ tranfisguré 
Le destin mûrit comme une pomme 
La nature respire l'automne… 
Des gens que je ne connais pas 
Une foule se rapproche à grands pas 
Savoir qu'ils se précipitent pour déjeuner 
Et déconcertée ralentir 
Au portail va refroidir 
Sur la nappe mon déjeuner, 
 À la maison mon absence est remarquée 
Je suis assise sur le parvis 
Pourquoi suis-je assise ici, 
Ça ne me vient pas à l'esprit, 
 Parce qu'il n'y a plus d'esprit, 
Seuls le bâton et le sac de la mendicité, 
Lourdement, je me lève avec difficulté 
«À ceux qui ont déchu, je vais donner la charité» 
Le jour de mon anniversaire dernier 
Le jour du Christ transfiguré. 
Aïda Khmeleva, dans la nuit du 4 au 5 janvier. 

"Liberté libre", recueil d'une femme que rien ne brisa. 



Я стояла у ворот 
дома нет, ворота целы, 
лучше бы наоборот - 
дом стоит, пусть без ворот, 
я вхожу в него несмело, 
незнакомый мне народ смотрит сумрачно и дела
 никакого ему нет, 
где я шлялась столько лет. 
P.S. В этом месте я жила много лет, потом сбежала, 
«Место» жизнь мою сужало, 
жизнь и так была мала - 
от угла и до угла дома... 
дома нет уже давно, 
место пусто, всё одно... кома 
 Любовь молоденкова, последний день декабря 2020 г. 

 Незакрытые ворота, 
у крутого поворота, 
вылезаю из авто - 
все чужое, все не то! 
ничего не узнавая, 
обреченно сознавая: 
мне сегодня стукнет сто! 
в мой последний день рожденья, в день 
Христа Преображения зреет яблоком судьба, 
дышит осенью природа... 
незнакомого народа приближается толпа,
 знать они спешат к обедне 
и растерянно помедля 
застывают у ворот 
мой обед на скатерти, 
меня дома хватятся, 
а я сижу на паперти 
почему я здесь сижу, 
я ума не приложу, 
потому что нет ума, 
только «посох и сума» 
тяжело, с трудом встаю 
«милость падшим подаю» 
в мой последний день рожденья 
в день Христа Преображения 

 Айда Хмелева. Кукуево в ночь с 4 на 5 января 2021 г.