Guest stars

29.2.20

Trois poètes avant l'apocalypse programmée


Darkmobile

(Vers de Limonov, Oleïnikov, Ryjii, traduits par Thierry Marignac)

Lorsque s’interrompent les vols réguliers
Au début de la guerre civile
Lorsque la princesse Grâce va s’échapper
De ce pays maudit et vil,

Lorsque les ambassades étrangères odieuses
Seront froides et ténébreuses
Lorsque les provisions en supermarché
Ne seront déjà plus livrées…

Alors des bandes de jeunes apparaîtront
Hordes d’adolescents patibulaires en cavale
Et comme du Noir Ouganda les cannibales
D’un bout à l’autre de l’année se déchaîneront.

La ville jonchée de cadavres frais,
Et un troupeau de chiens errants,
« Aux portes les touloupes, les capotes, les gilets »
Impossible qu’il en soit autrement…
Edward Limonov, 2015.

Когда прекращаются авиарейсы
С началом гражданской войны,
Когда убегают принцессы Грейсы
«Из этой проклятой страны»,

Когда иностранные злые посольства
Стоят холодны и темны,
Когда в супермаркеты продовольства
Уже не завезены...

Тогда появляются юные банды,
Подростков угрюмых орда,
И, как людоеды из чёрной Уганды,
Бесчинствуют сквозь года.

Разбросаны в городе свежие трупы,
И стаи бродячих собак,
«А в двери бушлаты, шинели, тулупы»,
Иначе нельзя никак...
Claudia Lennear qui inspira "Brown Sugar"



LA MORT DU HÉROS
Bruissent les fraises des bois sur le scarabée décédé,
Dans l’herbe, ses pattes sont étalées.
Il pensait à cela, il pensait à ceci, —
À présent toute réflexion est arrachée à lui.

Et voilà qu’en boîte vide, il gît,
Par le sabot du cheval écrasé
Le cartilage de la conscience ne frémit plus chez lui,
La flamme l’a quitté.

Il est mort, oublié, héros anonyme,
Ses amis sont occupés à leurs affaires intimes.

D’une chaleur effrayante tourmentée, l’araignée
Ne tient qu’à un fil séparé.
Retentissent de l’oignon, les cliquetis,
Et sur la canneberge le papillon est assis.

Le bonheur l’empêche de voler,
Il balbutie, balbutie,
Il veut chanter, il veut pleurer,
De désir, de luxure tout empli.

Voilà, la baie est tombée,
Le silence les gouttes vont rythmer,
L’acide formique des pucerons court à côté,
Les mouches dans leur sommeil ne cessent de murmurer.

Et là-bas, où bruissent les fraises des bois,
Où siffle l’aneth de bon aloi,
Ne retentit ni le cri, ni le chant —
Gît un trépassé indifférent.
Nikolaï Oleïnikov, 1933.

Шумит земляника над мертвым жуком,
В траве его лапки раскинуты.
Он думал о том, и он думал о сем,-
Теперь из него размышления вынуты.
И вот он коробкой пустою лежит,
Раздавлен копытом коня,
И хрящик сознания в нем не дрожит,
И нету в нем больше огня.
Он умер, и он позабыт, незаметный герой,
Друзья его заняты сами собой.
От страшной жары изнывая, паук
На нитке отдельной висит.
Гремит погремушками лук,
И бабочка в клюкве сидит.
Не в силах от счастья лететь,
Лепечет, лепечет она,
Ей хочется плакать, ей хочется петь,
Она вожделенья полна.
Вот ягода падает вниз,
И капля стучит в тишине,
И тля муравьиная бегает близ,
И мухи бормочут во сне.
А там, где шумит земляника,
Где свищет укроп-молодец,
Не слышно ни пенья, ни крика —
Лежит равнодушный мертвец.
Николай Олейников, 1933.

Jayne Mansfield


.
…Il y avait l’espoir du génie. Il y avait
Et l’espoir du génie s’estompait.

—Nulle nécessaire tragédie, chérie
T’était la vie. Accident et non fatalité, la poésie.

         —Mais dans tout ça évidemment
et la tragédie, la tendresse la fureur dorée
Parce que ce n’est pas l’éternité, mais une heure, un instant seulement.
Oui, l’espoir, la tragédie, la fatalité.
Boris Ryjii, 1997.
Pam Grier



...А была надежда на гениальность. Была
да сплыла надежда на гениальность.
– Нет трагедии необходимой, мила
тебе жизнь. А поэзия – это случайность,
а не неизбежность.
– Но в этом как раз
и трагедия, злость золотая и нежность.
Потому что не вечность, а миг только, час.
Да, надежда, трагедия, неизбежность.
1997 Рыжий

25.2.20

LE TESTAMENT DU TSAR DE YOURI FEDOTOFF

            ROULETABILLE 
ET MICHEL STROGOFF CONTRE LES FORCENÉS
         Le jeune auteur Youri Fedotoff — en littérature on est jeune jusqu’à l’Académie et Dieu merci, Youri, à son premier roman, n’en est pas encore là ! — a invoqué les Dieux oubliés de la littérature populaire : de Michel Zévaco au « hussard » Jacques Laurent sous son pseudonyme de Cecil St-Laurent, en passant par Gaston Leroux et… le grand Frédéric Dard, celui des « romans de la nuit ». Dans sa fresque épique qui nous entraîne des tumultes de la Guerre Civile russe aux derniers soubresauts de l’Allemagne nazie, aucune des exigences du genre ne manque à l’appel : des chevauchées aux confins de l’Asie Centrale, des faits d’armes, des amours princières, des intrigues de palais et de chancelleries, des trésors cachés, des financiers de l’ombre, des agents secrets, des demi-mondaines, les figures damnées des forces du mal, les héros solaires du bien. En effet, le jeune Mikhaïl, — officier de la Garde, aussi noble de cœur et de lignée qu’Athos, « le plus noble des hommes » — tout proche du Tsar finissant, reçoit de celui-ci la mission de soustraire aux démoniaques bolchéviques une partie de son trésor, dans le but de restaurer un jour ou l’autre la monarchie sacrée de la « Troisième Rome ». Et la blessure au cœur de la barbarie bolchévique : Sverdlovsk, lors du massacre de la famille impériale à Ékaterinbourg, arrachant le fusil des mains d’un jeune soldat hésitant, pour achever une des gamines du Tsar d’une balle sacrilège — une orgie sacrificielle, que beaucoup de nos jours considèrent en Russie comme un pacte avec le diable, scellé par le sang, qui promettait 70 ans de domination du pays aux communistes.



         La mise en scène de cette épopée répond également aux plus classiques critères romanesques : l’auteur, croisement authentique de généraux russes blancs et de hobereaux hongrois, aurait reçu de son père, fils de l’exil russe des années 1920, des confidences sur son lit de mort final… au Pérou. Le train d’or gardé, pillé, puis livré à diverses puissances par la Légion Tchèque qui traitait avec tout le monde, y compris les bolchéviques sous le commandement d’un général français, n’était qu’une partie du trésor de la couronne impériale. Mikhaïl, lui-même de sang royal, reçoit des mains du monarque bientôt exécuté, les diamants bruts qui constituaient la face cachée du trésor impérial. Et dans les trente années qui suivent, toutes les puissances occultes, tous les 2e bureaux, toutes les banques d’Europe et d’Amérique vont tour à tour — pour s’emparer des diamants — favoriser et contrecarrer le projet de Mikhaïl   : restaurer la Troisième Rome et renvoyer la meute communiste au chenil. Le jeune officier fera ses armes en menant une guérilla impitoyable aux Seigneurs de la Guerre Rouges massacreurs du peuple, à la tête de sa horde de cavaliers mongols fanatiquement dévoués au plus noble des hommes. Dans une langue très pure — des amours avec une princesse asiatique dans la cachette des diamants au Boutang, aux complots d’Himmler et Allen Dulles à l’ambassade de Berne pour conclure une paix séparée avec les anglo-américains et se retourner contre l’Armée Rouge — ce roman dévide la tragédie du XXe siècle à travers moult péripéties, avec des personnages attachants, comtesse hongroise, princesse touranienne, généraux blancs décatis, banquiers suisses homosexuels, agents de l’Empire anglais tout aussi invertis, bolchéviques et nazis dans la spirale maudite de leur volonté de puissance. En bref,  les prémices de notre cauchemar climatisé contemporain, selon le mot d’Henri Miller, facilité par ces tumultes qui furent les holocaustes dont nous sommes les enfants, pour paraphraser Pierre Legendre — par le prisme enfantin, grâces soient rendues à cette divine légèreté de la littérature populaire, du Testament du Tsar.
         Un mot sur le style : il possède la clarté et l’intuition tranchante du français bien né, guéri d’avance de la lèpre d’anglicismes, passant pour moderne de nos jours, tant dans les arts que dans les médias. En ce sens, il est digne de Dumas, Jules Verne, et Cecil St-Laurent.
         Un mot sur l’entreprise éditoriale : Y & O, résume l’audace du couple qui s’est lancé à l’assaut des forteresses avec un premier roman exalté, Youri et Olivia sa compagne, une édition créée par l’enthousiasme d’une femme amoureuse du dernier des romantiques, nostalgique du flamboiement noir et rouge d’époques où la noblesse n’était pas un vain mot. Il convient de saluer cette intrépidité. En des temps larvaires dominés par le marketing, c’est assez rare pour être signalé. On échappe enfin au livre-serpillière où la confession sordide sert de passe-droit, tenant lieu de littérature. Il est question de tout autre chose que des turpitudes de tout un chacun, des « oppressions » plus ou moins fantasmées, de l’utilitarisme mesquin des écrivains engagés soucieux du tiroir-caisse.
         En croisant Youri et Olivia au Salon du Livre Russe début décembre 2019 pour vendre mon Icône anti-commerciale, je mesurai la chance que m’aura réservé cette vie d’auteur-traducteur « culte » : des rencontres mémorables.

 Thierry Marignac, février 2020.

20.2.20

La sémantique du "complot russe"

Ces jours-ci, dans le sillage d'un scandale politique français dont personne ne dit le fin mot — le ridicule, au-delà de la violation de la vie privée qui voit les tartuffes dans leur levée de boucliers, si le candidat moralisateur d'un pouvoir discrédité s'est retiré, ce n'est pas à cause de la morale, c'est parce qu'il craignait, à juste titre, qu'on se paie sa tête à chaque apparition— on parle à nouveau de "complot russe" , marronnier commode de  ceux qui n'ont rien à dire.  Contre toute évidence. 
Notre ami Yasha Levine, russo-américain présente ci-dessous une nouvelle version outre-atlantique  de cette absurdité, pays où, faut-il le rappeler, la version Clinton de sa propre défaite aux élections a été démentie publiquement par le procureur chargé de l'enquête. Yasha le fait en termes "sémantiques". En effet, comme tout discours raciste dans son essence, la russophobie s'appuie sur un langage.



Racisme respectable : seuls les Russes sauvages et arriérés ont des « oligarques ». Les Américains civilisés n’ont que des « riches ».
(traduit de l'américain par TM)

         Depuis que Bloomberg s’est mis à grossièrement acheter sa voie vers les élections — lâchant des centaines de millions de dollars à des réseaux de télévision,  à des associations à but non-lucratif, et submergeant les marchés intermédiaires d’espèces sonnantes et trébuchantes — un débat nativiste, étrange, et de gauche a fait rage en sourdine.
         Le sujet de la discussion : Michael Bloomberg est-il un oligarque ? Et peut-on parler d’oligarques en Amérique ? Dans un tel pays, c’est impossible, n’est-ce pas ?
         Pour Jason Johnson — docteur en journalisme et membre de MSNBC — la réponse à ces trois questions est : non, non, et non.
         Selon lui les oligarques ne peuvent exister que dans un pays sauvage et corrompu comme la Russie. Dans une société comme l’Amérique, fondée sur le respect des règles et démocratique, les oligarques sont impossibles, tout simplement !
         « Appeler Bloomberg un oligarque a des implications dans ce pays que je crois injustes et déraisonnables. Je suis en désaccord avec beaucoup de choses faites par Bloomberg quand il était maire de New York. Mais l’oligarchie, dans notre terminologie, fait penser à quelqu’un qui aurait fait fortune dans le pétrole en Russie. Mike Bloomberg est uniquement un riche. L’Amérique est pleine de riches. Être riche ne signifie pas qu’on est un oligarque qui abuse de son pouvoir »
         Jason Johnson n’est pas le seul à entretenir de telles idées. Prenons, par exemple, Jeff Stein, un journaliste de Newsweek vieille école.
         De même que Jason, Jeff a été vraiment perturbé par «  Bloomberg est un oligarque ». Pour montrer à quel point, il s’est servi de Twitter ce week-end pour diffuser ses récriminations.
         Il a dénigré un type au hasard pour s’être servi du mot « oligarque », expliquant que le terme ne peut s’appliquer  qu’à des « Russes assassins et corrompus » avant de passer à l’offensive, accusant les gens qui insistaient pour appeler Bloomberg un oligarque d’être racistes. Pour Jeff « orientaliser » l’homme d’affaires autodidacte était une offense anti-asiatique !
         D’après ce que je comprends, voici son mode de pensée : dans la mesure où seuls de fourbes asiatiques comme «  Les Russes » peuvent être des oligarques, dire que Bloomberg en était un revenait à le traiter d'asiatique fourbe. C’est très logique. Très ipso facto.
         Ça ne s'invente pas, non, vraiment. Voyez par vous mêmes :
         La croyance de Jeff selon laquelle des Américains ne peuvent être des « oligarques » — que l’oligarchie est exclusivement une affliction politique étrangère — est profondément raciste et nativiste. Et le fait que des gens comme lui et Jason  (et de nombreux autres) puissent le dire publiquement sans la moindre conscience est un exemple de la façon dont cette xénophobie décontractée est devenue normale dans les milieux politiques et médiatiques « de gauche ».
         Comme je l’ai signalé auparavant, beaucoup de gens pensent que le racisme vient d’en bas — des ignorants, de la classe inférieure. Mais ceci montre une nouvelle fois que le racisme vient des couches supérieures de la classe politique et médiatique — ceux-là mêmes qui prétendent s’opposer à Donald Trump et ses parti-pris de bigot.
         Ce qui rend tout cela plus cynique encore est que l’élite politique américaine est l’artisan de la création de l’oligarchie russe —une oligarchie qu’ils tentent à présent de dépeindre comme surgie d’un gène barbare spécifique aux Russes. Mais personne ne veut le reconnaître. Bon Dieu, l’année dernière, Mark Ames et moi étions censés écrire un livre sur la façon dont l’Amérique — et en particulier l’administration Clinton — avait créé l’oligarchie russe. Mais aucun éditeur américain n’en voulait parce que ça allait a contrario de l’hystérie antirusse nativiste qui s’est emparée de l’Amérique.

         Yasha Levine
Yasha Levine

17.2.20

Le voyou s'adresse à la légende

Depuis quelques jours, les artistes russes défraient la chronique… Tant à Paris qu'à Dublin… moment idéal, pour rappeler que leur ancêtre Essenine l'Imaginiste, fit l'objet de pas moins de treize affaires judiciaires — classées sans suite grâce entre autres à Trotsky — dont les procès-verbaux précisent tous qu'il ne reconnait pas avoir "résisté" à son arrestation… ni même insulté les tchékistes… dans ces cabarets où il provoquait des rixes en improvisant des vers satiriques sur les clients assis aux tables, dans la Russie de la Guerre Civile: trafiquants en tous genre, caïds du marché noir…
Dans un esprit de contraste et d'apaisement, nous présentons ici son hommage à Pouchkine.


Photo© Catherine Dô-Duc (le bureau d'Ho Chi Minh).

À POUCHKINE
(Vers traduits par TM)
Du don tout-puissant, me prenant à rêver
De celui, qui est devenu la russe destinée,
Debout, sur la Tverskaïa
Debout, pour me parler à moi.

Blondissîme, les cheveux presque blancs,
Dans les légendes, brume devenant,
Ô Alexandre ! Tu étais un vaurien,
Comme je suis un voyou plébéien.

Mais ces divertissements chéris
Ton image n’ont pas assombri,
Et dans le bronze de ta gloire forgée
Une tête orgueilleuse tu sais secouer.



Je me dresse, comme devant l’Eucharistie
Et pour te répondre je te dis :
Je mourrai sur le champ d’une joie sans frein
S’il m’était échu un tel destin.

Mais condamné à la persécution
Je chanterai encore longtemps…
Pour que né des steppes, mon chant
Puisse du bronze rendre le son.
Sergueï Essenine, 1924.

Мечтая о могучем даре
Того, кто русской стал судьбой,
Стою я на Тверском бульваре,
Стою и говорю с собой.

Блондинистый, почти белесый,
В легендах ставший как туман,
О Александр! Ты был повеса,
Как я сегодня хулиган.

Но эти милые забавы
Не затемнили образ твой,
И в бронзе выкованной славы
Трясешь ты гордой головой.

А я стою, как пред причастьем,
И говорю в ответ тебе:
 Я умер бы сейчас от счастья,
Сподобленный такой судьбе.

Но, обреченный на гоненье,
Еще я долго буду петь... Чтоб и мое степное пенье
Сумело бронзой прозвенеть.
Сергей Есенин