LA VIE
EST DÉGUEULASSE
J’espère qu’à l’heure fatale, qui me surprendra peut-être à
persuader une soubrette que je suis encore valide, on a de ces faiblesses au
retour d’âge, voire à persuader mes contemporains que mon œuvre est incontournable
— c’est également un péché d’orgueil courant chez les vieilles peaux — on se
souviendra dans ma « famille » improvisée que j’étais un bon copain.
Voilà-t-y-pas que Christopher Gérard m’a
chargé d’une « recension » (berck l’anglicisme !…) de son roman
« lifté » (16000 mots de moins que la première édition du
chef-d’œuvre, un travail de Titan, c’est du reste notre sujet, les Titans, mais
je m’égare plus ou moins volontairement pour noyer le poisson) LE
SONGE D’EMPÉDOCLE. Et il l’a fait traîtreusement, dans un état
d’ébriété que la morale réprouve, devant témoins, qui eux, je le dirai sans
ambages, étaient sobres comme des chameaux — me prenant au dépourvu auprès d'une assemblée pour sa
part lucide, et qui se souviendrait de tout, la garce. Je ne pouvais
qu’acquiescer. Oui, facile, facile, assurais-je
avec forfanterie, m’as-tu-vu en critique
littéraire ?…
Si j’ai un conseil à donner aux jeunes romanciers — en dehors
de celui de changer de métier, je ne sais pas moi, pour un truc qui rapporte,
armateur, par exemple, ou plombier— c’est bien de ne pas se faire d’amis dans
leur milieu… La galère, cousin, j’te dis pas !…
Bref, aux grands mots, les grands remèdes, j’ai lu LE
SONGE D’EMPÉDOCLE !… Pour comprendre aussitôt que je ne boxais pas
du tout dans la même catégorie !… Même Roberto Duran entre quatre cordes avec Joe Frazier, il n’est pas à l’aise !… 50 kg d’écart !… Ça
compte !… C’est tridimensionnel !…
Cet enfiffré de Christopher
Gérard, dont j’ai déjà fait l’éloge
inconsidérément, sans mesurer les conséquences de mes toquades littéraires, possède une culture linguistico-païenne
totalement hors de portée de votre humble serviteur !…
Bon, ressaisissons-nous, on en a vu d’autres, ce n’est qu’un
mauvais moment à passer. Parlons du SONGE D’EMPÉDOCLE. Après tout, noyé
dans la surproduction contemporaine de bêtise concentrée sur papier imprimé,
c’est tout de même un livre étonnant, en tous points remarquable d’intelligence
et de sensibilité. C'est un honneur d'en parler, même si j'angoisse à mort.
Alors Padraig,
belgo-celte un peu barge, et helléniste distingué auteurs d'ouvrages savants sur les racines païennes, après un passage commando
dans les Ardennes comme officier (et c’est une de ses noblesses, cet élan vers
le courage physique et la capacité diabolique — ou divine — de tuer par devoir,
en l’occurrence un mot-clé), se lie d’amitié avec Arminius, peintre maudit à
plus d’un titre, qui ne se rachètera jamais d’avoir souillé son aura païenne
reconnue par ses pairs les initiés, en se commettant avec le crime nazi, au
cours de ce que l’auteur appelle avec
justesse : Les Grandes
Conflagrations, qui saignèrent l’Europe
à blanc, au XXe siècle. Et marquèrent l'âme collective au fer rouge d’un opprobre dont
nous sommes aujourd'hui les héritiers malsains à purifier. C’est sur ce chemin d’épines que
s’embarque Padraig, attiré au sein
d’une confrérie païenne par celui — gracieux paradoxe où l’on détermine
l’ironie du romancier, une quête païenne entreprise pour racheter un damné
égaré sur le chemin de traverse du travestissement nazi des sources pérennes —
qui a trahi et a été rejeté, marqué à jamais, le peintre Arminius. Celui-ci, auteur d’un polyptique, Le Songe d’Empédocle, qui frappe Padraig d’une stupeur
mystique, voit chez Padraig l’esprit
d’élite susceptible de le racheter. De faire de sa vie de traître quelque chose
de valable, finalement, en reconstituant par personne interposée, au gré des errances de celle-ci, et de son
initiation aux Mystères Fondateurs de la
Nymphe Europe, le polyptique essentiel. Pas mal de christianisme au corps
défendant du païen (et du romancier), au fond, dans cette quête du rachat d’un
initiateur.
Padraig deviendra
Oribase, du nom d’un ancêtre perdu
dans les âges, au fur et à mesure de son apprentissage des voies sacrées et
enfouies, racines de l’Europe. En Bretagne d’abord, où il rencontrera son
premier maître, sa femme, et une autre bardesse celtique avec laquelle il
s’égarera jusqu’à tromper Lucinde, garante, en Belgique, de sa santé animiste. Oui au cours de rituels variés dans la forêt de Brocéliande, en Padraig se formera Oribase. Il partira pour l’Italie — chez des
invertis initiés, à sa grande frayeur, car le désordre de Dionysos et les
règles d’Apollon sont multiples comme l’Olympe inaccessible. Puis il ira en Grèce où il prendra enfin son nom d'initié au terme d'un long jeûne dans un temple de Delphes, et à chaque étape de ce
chemin de Croix assez cruel, il découvrira un pan
du Songe
d’Empédocle, le chef-d’œuvre qu’Arminius,
a légué, pour son salut post-mortem au pays des ombres errantes, à la confrérie païenne qu’il a trahi.
Oribase a
d’autres soucis, entretemps, son manoir de famille s’effondre, sa vieille tante
d’origine russe blanche s’étiole, tout fout le camp. Mais on vend les meubles,
on traficote dans la brocante, et l’on retrouve Lucinde, qui ne s’offusque pas trop des trahisons charnelles du
nouvel initié, préférant éluder. C’est en Inde, qu’Oribase reconstituera le pan
terminal du Songe d’Empédocle, auprès de brahmanes qui lui révèleront la
proximité des mystères de Grèce, de Celtie, et d’Inde. Il est temps pour lui de
rejoindre ses quartiers d’hiver, la Belgique, et de poursuivre l’œuvre
invisible de la confrérie. Il a reconstitué le polyptique Songe d’Empédocle, et
racheté Arminius le paria, qu’il ne
retrouvera qu’à son chevet d’agonisant.
Ce livre, tout à fait inhabituel dans ma configuration
littéraire, dirai-je pour aller vite, m’a frappé par sa force d’évocation, par
son retour à des sources qui me parlaient pour toutes ces raisons inavouables —
oh combien de nos jours c'est mal vu en une époque politcorrecte !…
— de l’identité enfouie dans les âges, et par son atmosphère qui me
rappelait l’ambiance mystico-luciférienne de Huysmans dans Là-bas, roman dandy. La même profondeur
suspecte, la même ambiance raffinée, les mêmes obsessions interdites, la même
pertinence inactuelle. LE SONGE D’EMPÉDOCLE, est encore un
de ces bouquins que je ne croyais pas pouvoir percuter d'équerre — avant d’y trouver une
nourriture essentielle.
Bon, après ça, j’ai tout de même mérité un coup de gnôle, qu’il
a fallu que je me torture les méninges, que je fasse semblant d’avoir
de la culture et que je sois fasciné par le polythéisme, moi qui n'y comprends goutte.
Christopher, c’est toi qui paies! Et pas de rouspétance, il
est beau, l’effort !… Oh, je te vois venir, tu vas encore jouer les radins !…
Eh oui, mon vieux, la vie est dégueulasse, disait Léo Malet.
Le Songe d'Empédocle, Christopher Gérard, Éditions l'Âge d'Homme, 341 pages, 20 €, en librairie le 20 mars.
Le Songe d'Empédocle, Christopher Gérard, Éditions l'Âge d'Homme, 341 pages, 20 €, en librairie le 20 mars.
TM, mars 2015.