Notre vieil ami Mark Ames, au fait comme personne des convulsions de la Russie contemporaine, donne son point de vue sur un évènement tout récent, Comme toujours, c'est éclairant, un son cristallin dans la cacophonie des propagandes.
Les lecteurs anglophones, retrouveront l'original de l'article au lien suivant:
LA
MORT DE BORIS NEMTSOV, LIBÉRAL RUSSE
Par Mark Ames.
(Traduit de l'américain par TM)
J ‘ai
acheté deux bouteilles de bière Yarpivo
dans un magasin bon marché tenu par un Chinois au coin de ma rue, à Brooklyn,
et m’en suis versé une pour Nemtsov, qui a fini sa vie, conseiller municipal de
Yaroslav. Je n’ai jamais beaucoup aimé ce type-là, mais son assassinat a été
brutal et effrayant — et les sombres craintes qu’il a jeté sur Moscou sont très
réelles.
Nemtsov
était une sorte de libéral ou ultra-libéral très différent de ce que nous
pensons libéral (en Amérique : « de gauche », NDT). Au mieux, ça signifiait qu’il
n’était pas un lâche aux paroles pleines de vent. Mais, en tant que dirigeant
parmi d’autres de la catastrophe
privatisatrice des années 1990, Nemtsov représentait plus le problème que la
solution. Et lorsqu’il était au pouvoir, à la fin de l’ère Yeltsine, Premier
Ministre adjoint de l’ivrogne à moitié mort, et apparemment son héritier,
Nemtsov représentait ce qu’il y avait de pire et de plus creux dans la
politique libérale russe « virtuelle », un précurseur à sa façon des
« relations publiques comme politique » marque de fabrique du
président choisi par Nemtsov en 2000 : Vladimir Poutine.
Boris
Nemtsov est passé dans mon périscope pour la première fois en 1997, quelques
mois après que j’ai fondé le magazine The
eXile à Moscou. Son arrivée au pouvoir avait été saluée comme celle du
Messie Libéral par la crème des correspondants étrangers à l’époque, lorsque
les médias américains avaient encore assez de fric pour avoir un bureau au
grand complet dans des endroits comme Moscou. Non que tout ce personnel rende
leurs reportages meilleurs — la plupart des articles étaient une régurgitation
de pamphlets néo-libéraux et de chauvinisme Clinton : un véritable cas
d’école de journalisme frauduleux de
masse. Chacun des journalistes occidentaux en poste fut complètement
aveuglé et pris par surprise par l’effondrement financier de 1998, à l’époque le plus catastrophique
des temps modernes — tous, sauf notre agaçante feuille satirique.
PREMIER ADJOINT DU PREMIER MINISTRE
Ce qui
me ramène à Nemtsov, que Yeltsine avait nommé premier adjoint du Premier
Ministre en mars 1997, deux mois après la naissance de eXile. Tout l’Occident était
complètement gaga devant Nemtsov, le jeune et beau défenseur du marché libre,
gouverneur de Nijni-Novgorod. Larry
Summers, qui dirigeait la politique russe de Clinton depuis son poste de
vice-ministre des finances, salua la nomination de Nemtsov partageant son poste
d’adjoint avec Anatoli Tchoubaïs, dit « broyeur d’os » comme la Dream Team économique. Lors de son
voyage au Japon, Nemtsov fascina les médias du monde entier en disant à un
groupe d’homme d’affaires japonais qu’il leur donnerait son numéro de portable
pour qu’ils l’appellent s’ils rencontraient le moindre problème dans leurs
affaires en Russie.
Représentatif
de la Nemtsovphilie des Anglo-Américains auxquels nous faisions face, Carol
Williams, la correspondante du LA Times,
fit son éloge dans termes qui évoquent une parodie bon marché de la propagande
soviet :
Au cours des quatre mois écoulés depuis
qu’il a quitté la direction de son fief réformé et prospère sur la Volga, le
croisé charismatique a ciblé les corrompus et les cupides qui ont fait de la
Russie post-soviet un vaste pays hors-la-loi…
L’ancien physicien de 37 ans est l’origine
des premiers signes de renaissance économiques depuis que la Russie s’est
débarrassé du communisme et sous les acclamations des masses laborieuses
(Oui ! Vous avez bien lu : « Les acclamations des masses
laborieuses » ! M.A.) a déclaré la guerre aux bureaucrates
engraissés du gouvernement dans leurs voitures de luxe d’importation et leurs
avions privés…
C’était
la version girl-scout enthousiaste — et elle était soutenue par tout ce que le
monde comptait de riche et de puissant. Sauf en Russie.
En
réalité, le « miracle » nemtsovien de Nijni-Novgorod, était comme
tout ce qui venait de lui, une opération de relations publiques habiles
masquant une réalité brutale. Sur les 89 régions misérables de Russie en 1996 —
quand la Russie était dans l’étau du pire effondrement économique des nations
industrielles du siècle — Nijni-Novgorod trônait juste au milieu en
termes de revenu moyen, bien que la région attire plus d’investissement
étranger que la plupart des autres. Nemtsov attirait les investissements
étrangers en récitant les platitudes néo-libérales alors en vogue, ce qui en
faisait l’enfant chéri de la Banque Mondiale.
LES BÉNÉFICES DE L’ANTICORRUPTION
Nemtsov
rejoignit l’équipe du Kremlin comme un « jeune réformateur »
anti-corruption qui promettait à la Russie un capitalisme « à
l’occidentale » juste et propre. Sa première action fut de promouvoir une
loi qui forçait les bureaucrates du gouvernement à se débarrasser de leurs
voitures étrangères pour des Volgas
produites dans sa région de Nijni-Novgorod. Puis il fit passer des décrets
anti-corruption, qui, si on les lisait de plus près comportaient des
« trous permettant à une flotte entière de Volgas de passer au travers ». Ces décrets étaient censés en
terminer avec l’un des pires exemples de la corruption de l’ère Yeltsine :
les appels d’offres bidons pour les contrats publics. La réforme de Nemtsov
décrétait qu’à l’avenir, les appels d’offre de l’État devaient être
transparents, ouverts à tous et concurrentiels — sauf dans les cas où un appel
d’offres sans concurrence était la
meilleure méthode. En d’autres termes, rien n’avait changé, mais les appels
d’offres fixés d’avance avaient un vernis légal grâce à Nemtsov.
Quelques
mois plus tard, Nemtsov préparait une loi obligeant les bureaucrates à déclarer
leurs revenus (mais pas leurs biens, ni ceux de leurs familles) — mais fut
filmé en train de négocier un pot-de-vin sous la forme d’une avance pour un
livre littéralement obscène, 90 000 $, avec un margoulin entrepreneur du cercle
Yeltsine nommé Sergueï Lisovsky. Un an plus tôt, tandis qu’il travaillait pour
la campagne de réélection de Yeltsine en 1996, Lisovsky avait été surpris en
plein Moscou avec une ramette de papier pleine de billets de banque, pour un montant de
500 000 $. Cette discussion « fuitée » de Nemtsov avec Lisovsky sur
les 90 000 $ « avance pour un livre » survint juste au moment où il bénéficiait
du crédit d’avoir supervisé l’une des privatisations les plus controversées
d’un avoir de l’État — la compagnie de télécommunications Svyazinvest, qui revint à un consortium comprenant George Soros et Oneximbank, dont le président de
l’époque n’était autre que le propriétaire de l’équipe de Basket-Ball Brooklyn Nets, Mikhail Prokhorov. Au
départ, la mise aux enchères de Svyazinvest
avait été vendue au public comme l’une des plus propres de l’ère
Yeltsine ; jusqu’à ce qu’on découvre que la firme ayant remporté les
enchères, Oneximbank avait offert d’énormes avances sur des livres à ces mêmes
« jeunes réformateurs » soutenus par les Etats-Unis dans le
gouvernement Yeltsine, y compris, Tchoubaïs « broyeur d’os », qui
supervisait la vente de Svyazinvest
(grosse compagnie de télécommunications, objet des convoitises jusqu'à aujourd'hui, NDT)
à Oneximbank.
Cette
mise aux enchères bidon — le cas d’école de la gouvernance
« anti-corruption » de Nemtsov — mena à la guerre des banquiers entre
clans oligarchiques rivaux, et le limogeage de nombreux « jeunes
réformateurs » de l’équipe Nemtsov, et à une guerre des déclarations entre
Nemtsov et feu l’oligarque Boris Berezovski, dont le consortium avait perdu la
main dans ces enchères. Les télévisions de Berezovski prirent l’habitude de
s’en prendre sauvagement à Nemtsov et aux jeunes réformateurs ; Nemtsov
riposta en exigeant de Yeltsine qu’il limoge Berezovski de son poste au conseil
de sécurité.
(…)
BIEN D’AUTRES HISTOIRES SORDIDES
Il y
eut bien d’autres histoires sordides. Nemtsov fut chargé de mettre fin aux
monopoles sur les ressources naturelles de la Russie et d’introduire une
concurrence loyale de marché libre. Il s’empara donc du monopole des services
publics RAO-UES, et y plaça son jeune banquier préféré, originaire de
Nijni-Novgorod, Boris Breznov. Breznov s’était marié à une Américaine,
responsable des investissements de la Banque Mondiale à Nijni-Novgorod, à
l’époque où Nemtsov était gouverneur. Moins d’un an après la nomination de
Breznov à la tête des services publics, le conseil d’administration entamait
une procédure contre celui-ci pour corruption
et abus de biens publics, y compris l’usage des jets de la compagnie pour aller chercher sa femme, sa belle-mère et
son chien au Kentucky pour les ramener à Moscou. Après son limogeage de
RAO-UES, Breznov s’installa aux Etats-Unis et se mit à travailler pour Enron.
En août
1998, une des plus graves crises financières des temps modernes précipita la
chute du gouvernement Nemtsov.
Ce
n’était pas tant son adhésion au néolibéralisme le plus radical qui posait
problème chez Nemtsov, mais sa superficialité, son élitisme grotesque, et son
autoritarisme. Nemtsov faisait partie des libéraux russes les plus en cour, façonnés
de la même argile que Tchoubaïs, quoique loin d’être aussi rusé que
« Broyeur d’os » (ainsi surnommé parce qu’en 1996, lorsque Tchoubaïs
convoqua les rédacs-chefs des plus grands journaux russes au Kremlin, il dit à
celui des Izvestya alors indépendant : « Tu écriras ce qu’on te
dira d’écrire, ou alors, on te broiera les os » ; quelques mois plus
tard, lorsque les Izvestya révélèrent le prêt sans intérêts de 3 000 000 de dollars accordés
à Tсhoubaïs par un banquier après un appel d’offres truqué, ce rédac-chef fut
licencié, et les Izvestya sont aujourd’hui un organe de propagande du FSB).
LE SAUVEUR DE LA LIOUBIANKA
Après
la crise financière, l’élite libérale pourrie jusqu’au trognon de l’ère
Yeltsine semblait destinée à l’exil ou à la prison, jusqu’à ce que survienne de
la Lioubianka (rue tristement célèbre pour avoir abrité le siège du KGB, et celui du FSB aujourd'hui encore, NDT) leur sauveur sur son
cheval blanc — Vladimir Poutine — pour sauver les ultra-libéraux de Russie. Le
Nemtsov de nos rêves les plus fous dirait que c’était pas son genre de soutenir
une barbouze autoritaire comme Poutine en 2000, longtemps après que celui-ci
ait entamé la seconde guerre de Tchétchénie.
En
réalité, les ultralibéraux voyaient en Poutine un sauveur du type Pinochet,
pensaient qu’ils le contrôleraient pour l’essentiel, que Poutine était l’un des
leurs. Ce qu’il était et est encore sous des tas d’aspects — le même
autoritarisme libéral.
Voici
quelques citations de Nemtsov en 2000 après la nomination de Poutine comme
successeur de Yeltsine :
Certains critiques ont mis en doute l’attachement
de Monsieur Poutine à la démocratie. Ce n’est effectivement pas un démocrate
libéral, ni sur le plan domestique, ni sur le plan international. Sous sa
direction, la Russie ne deviendra pas la France. Son gouvernement, reflètera
cependant le désir du peuple russe pour un État fort, une économie
fonctionnelle, et la fin du règne des barons spoliateurs. (…). La Russie
pourrait connaître un sort bien pire que d’avoir un dirigeant attaché
inébranlablement à l’intérêt national… Il est difficile de faire mieux.
Le soutien affirmé de Monsieur Poutine pour
une économie de marché libre a stimulé les perspectives des candidats
réformateurs le mois dernier et fourni une base solide pour que des réformes
économiques importantes soient adoptées cette année.
Les réformateurs sont de retour…
Au
fond, l’autoritarisme de Poutine ne posait aucun problème à Nemtsov. Le
problème survint lorsqu’il fut ignoré pendant trop longtemps.
(…)
Nemtsov fut recruté par Yeltsine, parce
que, contrairement à Yavlinsky, il croyait dans le rôle salutaire
d’institutions autoritaires pour la Russie, monarchiques ou présidentielles. Ce
point de vue est manifeste dans le livre de Nemtsov où il dépeint Yeltsine
comme un « véritable tsar russe ».
(Peter
Reddaway, professeur à l’université George Washington, un des rares
universitaires américains à avoir saisi l’ampleur de la catastrophe Yeltsine).
Après
la victoire de Poutine grâce au soutien des ultralibéraux, Nemtsov resta
satisfait quelques années en tant que personnalité dirigeante à la Douma. Même après
l’écrasante défaite de son parti aux élections de 2003, Nemtsov resta dans une
opposition fidèle au régime. Mais avec le temps, Poutine n’eut plus besoin d’un
ultralibéral discrédité de l’ère Yeltsine, et en 2007, Nemtsov commença à
s’aligner sur une opposition plus radicale, animée par le maître d’échecs
Kasparov, et l’ex-éditorialiste d’eXile
Edouard Limonov.
Pourtant,
en 2008 — lors de mes derniers moments en Russie avant que le Kremlin ne ferme
mon magazine et ne fasse prononcer des déclarations effrayantes à mon sujet à
la radio par un de ses sbires — Nemtsov, comme la plupart des ultralibéraux des
années 1990, restait dans une opposition modérée à Poutine. Il ne voulait pas
brûler tous les ponts avec le Kremlin et s’affirmer comme un opposant radical,
en tout cas pas comme Limonov.
Je
posai la question à Limonov : pourquoi est-ce que Nemtsov, Khakamada et
les autres refusaient de s’engager dans une opposition à tous crins à Poutine
en 2007 — était-ce parce qu’ils étaient trop attachés à tout le confort bourgeois
acquis depuis Yeltsine. La réponse de Limonov vaut le coup d’être citée :
C’est bien plus simple que ça. Le régime
Poutine est ultralibéral, il est donc naturel que des Nemtsov ou des Khakamada
ne s’y opposent pas sérieusement. Regarde le programme économique de
Poutine : impôts très bas, concentration de la richesse dans les mains des
oligarques, budgets stricts. L’idéologie du Kremlin est au fond la même que
celle de Nemtsov et Khakamada, s’opposer à lui comme le fait mon organisation
n’aurait à leurs yeux aucun sens. Ils ne peuvent discuter que les détails de
son libéralisme: à qui devrait appartenir quoi, qu'est-ce qui devrait revenir à qui, et comment tout ça devrait être mis
en œuvre.
Les
vues politiques de Nemtsov dans l’opposition avaient peu changé depuis son
passage au Kremlin sous Yeltsine : anti-corruption. Toujours la même
chanson néolibérale, et ça tourne mal à chaque fois. L’anticorruption n’est pas
une politique, c’est une aspiration qui devient rapidement néolibérale, oligarchique et
autoritaire, tout au moins à notre époque.
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LA COMPASSION SÉLECTIVE
Durant
l’ère Yeltsine, il y eut tant d’assassinats contre des journalistes et des
hommes politiques que personne ne s’en souvient plus : Vlasdislav Listyev,
le présentateur TV dont le meurtre choqua plus les Russes qu’aucun autre de
cette époque. On attribue ce meurtre à l’oligarque Boris Berezovski membre de
la « Famille » de Yeltsine. Le journaliste d’investigation Dimitri
Kholodov qui mourut dans l’explosion de son porte-documents en enquêtant sur le
ministre de la Défense de Yeltsine. La boute-feu de gauche Galina Starovoitova,
abattue dans son escalier en 1998. Ces
meurtres ne sont pas passés à la postérité comme des fautes de Yeltsine, ni les
centaines de victimes lorsque Yeltsine envoya les tanks contre son propre
parlement en 1993, ni les dizaines de milliers de morts de la guerre Yeltsine
en Tchétchénie. Ces meurtres, et la mort de millions d’autres prématurément
envoyés à la tombe par les réformes « thérapie de choc », sont
imputées à des forces impersonnelles, et non l’ultralibéralisme et ses missionnaires
occidentaux.
La
compassion et l’outrage ne sont pas distribuées équitablement. L’assassinat de
Nemtsov importe plus que ceux cités précédemment parce que nous ne savons plus
où va la Russie, ou encore qui au juste représente Vladimir Poutine. Nous savons
qu’il est plus populaire que jamais, que le néolibéralisme russe est
marginalisé plus qu’il ne l’a jamais été depuis la fin de l’URSS, et là-dessous
se cache l’angoisse durable que nous ayons peut-être contribué à tout ça, que
nous fassions peut-être partie du problème. Tout comme Nemtsov.
Mais il
est mort à présent, son torse boursouflé visible par tous sur Internet. Son
assassinat est effrayant pour les Russes qui vivent là-bas, mais pour nous
autres, ici, ça représente plus que ça —
une sorte de rédemption karmique, absolvant rétroactivement tous ceux qui ont joué
un rôle dans l’histoire tragique de la Russie post-soviet, un récit qui n’avait
aucun sens jusqu’à ce que Nemtsov soit abattu au pied du Kremlin de Poutine.
Mark Ames