Yasha, sur le front. |
Comme,
franchement hostile à l’euro-atlantisme en vigueur qui se fait passer pour de
« l’information », je demandais à mon vieux camarade Mark Ames —
journaliste émérite d’outre-Atlantique dont nos lecteurs ont pu lire les
compte-rendu sobres et impartiaux sur les évènements d’Ukraine dans ces
colonnes — si lui ou notre cher « Fou de Guerre », expert en conflits
armés, n’avaient pas écrit quelque chose sur la guerre par procuration entre
grandes puissances se déroulant en Ukraine, il m’a envoyé ce lien :
Il
s’agit d’un article de YASHA LEVINE, encore un membre de l’équipe d’élite du
défunt magazine « eXile » auquel je me flatte, il y a quinzaine
d’années d’avoir collaboré — y compris à Moscou. J’ai une grande admiration
pour YASHA. Lors de la guerre de Géorgie, il avait publié des articles
remarquables — traduits par votre serviteur — sur la façon dont la Russie avait
perdu la guerre de l’information, quoiqu’ayant gagné la guerre sur le terrain.
Il y décrivait la manière dont CNN avait changé du jour au lendemain sa version
des évènements, transformant l’agression géorgienne des villes ossètes, en
agression russe impérialiste, et purgeant les commentaires russes sur le site
de la chaîne américaine. De même, les cyberattaques avaient réussi à désactiver
les émissions de la chaîne officielle RUSSIA TODAY, émettant en anglais. À la
même période (été 2008) CLAUDE ANGELI, du CANARD ENCHAÎNÉ, vieux journaliste respecté disposant de
sérieux contacts au quai d’Orsay et au ministère de la Défense, avait fait état
de « fuites » venues de la Direction du Renseignement Militaire français, selon lesquelles les bérets verts américains conseillers de l’armée
géorgienne avaient eux-mêmes dirigé les roquettes sur Tsinkvhali et l’armée
russe dans la zone tampon. Cet article n’avait « curieusement » été
relayé nulle part, dans l’atlantisme désormais officiel de notre république
paillasson, et d’une Europe protectorat en passe de devenir colonie du Grand
Frère, sous la direction de Nat King Cole.
YASHA
LEVINE, citoyen américain d’origine russe, jeune mec super-futé et plein
d’adrénaline, a donc quitté la Californie où il était peinard, pour la
République Populaire de Lougansk où la guerre fait rage. YASHA n’est suspect
d’aucune sympathie pour l’une ou l’autre propagande. Il est de l’école
eXile : la vérité qu’on a sous les yeux, à n’importe quel prix. Dont acte,
dans l’article qui suit, six ans, presque jour pour jour, après l’affrontement
Fédération Russe-USA par procuration, en Géorgie. Le reportage de YASHA, comme
toujours, ne fait de cadeau à personne. Chez eXile, qui publia mes reportages
sur la toxicomanie en Ukraine il y a dix ans — plus tard publiés par Payot sous
le titre VINT, LE ROMAN NOIR DES DROGUES EN UKRAINE — c’était notre credo.
IZVARINO, RÉPUBLIQUE POPULAIRE DU LOUGANSK,
26 AOÛT 2014.
(Traduit par TM)
Il est
environ midi et demi et la température est aux alentours de 35°, lorsque l’aide
humanitaire russe finit par s’ébranler dans le grondement des moteurs et
franchir la frontière russe pour entrer sur le territoire ukrainien tenu par
les rebelles, sous bonne garde des milices locales.
Un
prêtre orthodoxe russe voyage à l’arrière du poids lourd de tête, armé d’icônes
et d’eau bénite en guise de porte-bonheur. En tout, on compte 300 camions — des
KamAZ (marque de poids lourds russes,
fabriqués à Kazan, ndt), aux allures de tanks, peints en blanc pour
l’occasion. Ils crachent des gaz d’échappement noirs et soulèvent des nuages de
poussière en traversant les postes-frontière un à un vers la sinistre
République Populaire de Lougansk(RPL), une région séparatiste pro-russe sur la
frontière Est de l’Ukraine.
J’ai
passé la frontière à pied avec les camions. Les milices de la RPL contrôlaient
le côté ukrainien du poste-frontière, mais ils avaient déjà fort à faire avec
ce convoi. J’ai donc franchi la frontière sans qu’on vérifie mes papiers.
Une
fois à l’intérieur de cette république irrédentiste balbutiante, je considérai
mon environnement.
Même
avant cette guerre, cette partie de l’Ukraine comptait parmi les coins les plus
pauvres de l’Europe. Après plusieurs mois de guerre, elle ressemblait à un
paysage sorti de l’Irak post Operation
Freedom. Le contraste entre le côté russe et le côté ukrainien est
choquant.
Un
nuage de poussière permanent flotte sur tout. Les routes principales sont constellées de trous et de cratères géants. Des chiens errants tournent autour
d’un tas de débris fumants. La plupart des petites boutiques et des
kiosques bordant la route sont fermés
depuis longtemps. Le seul endroit ouvert est un minuscule magasin offrant
quelques marchandises venues de Russie : de l’eau minérale en bouteille,
des sodas, des biscuits bon marché vendus à l’unité. De petits groupes
d’Ukrainiens fatigués, usés, sont rassemblés dans des coins d’ombre, attendant
pour la plupart de passer en Russie.
UNIFORMES DE FORTUNE
Des
hommes armés en uniformes de fortune traînent aux alentours. Certains sont
armés d’AK-47, d’autres de fusils de tireur d’élite à long canon. Même
l’attaché de presse officiel de la République Populaire de Lougansk se balade
avec un pistolet Makarov sur la hanche. Il me confie qu’avant de s’occuper des
relations publiques de la RPL, il travaillait dans le service de la police
/contre-espionnage, qui s’occupait des voleurs et des pillards. Un boulot de
fouille-merde, en quelque sorte.
Avant
de franchir la frontière, j’étais resté du côté russe pendant quelque jours, en
attendant que le convoi se mette en marche, et j’avais vu un flot continu
d’Ukrainiens venus du territoire tenu par les rebelles. Toutes sortes de
gens : des couples de gens âgés, des familles de tout jeunes gens, des
groupes de dames d’un certain âge et des tas de rebelles de la RPL. Certains
s’enfuyaient pour de bon vers un camp de réfugiés où on les trierait, et où on
les enverrait vers une ville russe provinciale pour démarrer une nouvelle vie.
D’autres cherchaient un abri provisoire avec leurs parents et amis. La plupart
se contentaient de faire un pèlerinage habituel pour de la nourriture, des
médicaments, ou simplement vers un distributeur automatique pour avoir de
l’argent liquide.
Ce
n’était pas un endroit très gai. Les gens sanglotaient ou devenaient hystériques
quand vous leur demandiez d’où ils venaient et où ils allaient.
Ce qui
n’avait rien d’étonnant pour quiconque a un eu suivi le conflit. On a tué au
moins 1000 civils (et probablement beaucoup plus) depuis que l’armée
ukrainienne a commencé sa brutale offensive contre les forces rebelles appuyées
par la Russie dans les régions du Donietsk et de Lougansk. Les forces armées
ukrainiennes ont pilonné et bombardé les villes, bourgades et villages situés
dans la zone rebelle sans interruption depuis trois mois. Des milliers de
blessures horribles, qui rendent invalides à vie, la plupart occasionnées par
des éclats d’obus ou de bombes. Plus de 300 000 personnes ont fui la région,
plus de la moitié cherchant refuge en Russie.
Tandis
que l’Ukraine continue à nier qu’elle prend pour cible des secteurs civils, les
preuves accablantes du contraire s’accumulent, venus de multiples
sources : témoins oculaires, compte-rendu de journalistes occidentaux et
russes, de même que d’ONG. Human Rights
Watch a enquêté sur des attaques à la roquette multiples dirigées contre
des zones de peuplement et en a conclu que la stratégie militaire ukrainienne
« viole les lois humanitaires internationales » et « peut
s’apparenter à des crimes de guerre ».
Même
ici, à la frontière Russie-Ukraine, la ligne de front distante de plus d’une
heure de route, les réfugiés qui affluent rapportent des récits de mort et de
destruction.
Un
groupe de femmes portant de grands sacs de toile contenant leurs affaires
disent qu’elles ont finalement décidé de quitter la ville minière voisine de
Krasnodon après qu’un immeuble proche de chez elles ait été la cible de
roquettes GRAD. Elles sont visiblement choquées et précisent qu’elles vont
s’installer avec leurs parents en Russie.
Une
autre femme âgée de 80 ans passe en Russie, elle aussi venue de Krasnodon,
apparemment résignée à son destin : « Je pense que nous mourrons
ici ». Elle dit que son fils a fui vers Kiev avec sa famille. « Ils
n’ont même pas pris de vêtements chauds. Qu’est-ce que leurs enfants vont
faire ? »
Il y a
un jeune médecin de Lougansk. Avec sa femme, ils emmènent leur fils à un parc
aquatique pour son anniversaire. Le toubib me tend une poignée de fléchettes
métalliques — qui viennent apparemment d’une arme anti-personnel explosant
au-dessus de la cible et dispersant des milliers de fléchettes en métal. Elles
ressemblent trait pour trait à celles utilisées par Tsahal à Gaza. « Ça
vient d’Amérique, dit-il, vous pouvez les garder ». Le médecin sort aussi
des photos de blessures infligées à des civils soignés à l’hôpital de Lougansk
— une jeune fille dont la jambe a été déchiqueté , une autre dont on a du
extraire un éclat de bombe gigantesque des reins. Le médecin montre tout ça
devant son fils.
C’est
effrayant. Mais ici, les gens y sont devenus insensibles.
CROIX ROUGE ET FOIE JAUNE
En ce
qui concerne les journalistes, c’est tout aussi morne et déprimant. Le convoi
est resté bloqué du côté russe pendant plus d’une semaine parce que la Croix
Rouge était trop froussarde pour l'accompagner sans une garantie officielle du
gouvernement ukrainien, qui n’était pas très chaud pour l’accorder. Du coup,
tandis que la Croix Rouge hésitait, le convoi d’aide était bloqué — ce qui
impliquait une meute importante de journalistes affamés coincés avec celui-ci.
Ils avaient littéralement pillé le paysage local pour toutes les histoires
qu’ils pouvaient récolter : des histoires sur le camp de réfugiés voisin,
des histoires sur les rebelles blessés dans un hôpital des environs, des
histoires sur le matériel militaire russe pénétrant en Ukraine. Les équipes
télé russes qui campaient littéralement du côté russe de la frontière dans des
camions envoyant des reportages par satellite, arrêtaient les civils ukrainiens
en fuite vers la Russie, cherchant à en obtenir les récits les plus atroces,
les plus pathologiques. Ils n’étaient pas toujours content de ce qu’ils
obtenaient. Un reporter de la télévision d’État russe TV Tsentr était furieux parce
que deux des Ukrainiens interviewés s’étaient montrés trop polis et avaient
souri trop souvent. « Qu’est-ce que c’est que ces réfugiés ? ».
Certaines personnes ne jouaient pas leur rôle correctement.
Mais à
présent que le convoi d’aide humanitaire s’était ébranlé, les journalistes
étaient à nouveau de bonne humeur. Ils fonçaient vers le côté ukrainien de la
frontière. Les correspondants des télés s’affichaient devant les camions en
mouvement, les photographes de presse prenaient des instantanés de gens
exhibant des pancartes en soutien du convoi…
Après
le passage de la frontière par une douzaine de camions KamAZ pour s’enfoncer en
Ukraine, je saute dans un taxi pirate en compagnie d’un journaliste de la télé,
et on fonce derrière le convoi. Les poids lourds sont censés se diriger vers la ville
assiégée de Lougansk, une soixantaine de kilomètres au nord-ouest du poste
frontière, mais personne n’en est certain. On a décidé de les suivre aussi loin
que ce sera possible.
Tandis
qu’on colle au convoi d’aide humanitaire, j’apprends qu’on va traverser une
zone de combat contrôlée par une milice féroce et sur ses ergots de la
RPL. Le secteur est assiégé par les
forces armées ukrainiennes depuis des
mois.
CONTRE-OFFENSIVE
Quelques
semaines auparavant, il semblait que les jours de la RPL étaient comptés. Les
forces ukrainiennes paraissaient sur le point de prendre Lougansk, qu’elles avaient
encerclé pour l’essentiel. Mais les rebelles — appuyés par les volontaires et
les armes affluant de Russie — avaient enregistré une série de
victoires-surprises en contre-attaquant, mettant l’avancée ukrainienne en
déroute. La contre-offensive à peine achevée, les tensions étaient à leur point
culminant dans la région, et il y avait des postes de contrôle partout. Les
journalistes — en particulier ceux qui avaient un passeport américain, comme
moi — n’allaient pas loin sans une accréditation officielle de la République
Populaire de Lougansk ou de Donietsk. Ou bien on me renverrait à mon point de
départ, ou bien on me ferait subir un interrogatoire…
Pando est
peut-être un site d’information très connu à San Francisco, mais le titre ne
vaut pas grand chose dans les régions dans les régions minières plouc de
l’Ukraine de l’Est. Alors j’en suis réduit à espérer que mon compagnon de voyage,
un reporter de la télé d’État russe, sera mon billet d’entrée dans la zone de
guerre.
On
rattrape la première partie du convoi — quelques douzaines de camions, menés
par un rebelle véhément dans une camionnette Volskwagen.
Il se
dirige vers l’autoroute Izvaririno-Lougansk, qui traverse Krasnodon, une petite
ville minière à une quinzaine de kilomètres de la frontière.
La
place centrale de Krasnodon est bourrée de gens attendant les cars qui les conduiront dans
l’autre sens vers la Russie. Des positions de miliciens armés dans tous les
coins. Le convoi passe en trombe dans la ville, brûlant les feux rouges et
écartant toute la circulation qui gênerait son passage. Mais lorsqu’on atteint
les limites de la ville, la colonne de camions s’arrête brusquement et fait
demi-tour.
Des
combats devant nous ? Cette route est-elle menacée ?
Aucun
éclaircissement. Pour une raison quelconque, les rebelles ont décidé de
modifier l’itinéraire. On retourne presque jusqu’à la frontière russe, et on
s’engage sur une route dégueulasse qui serpente le long de la frontière
russo-ukrainienne.
À notre
droite, je peux distinguer un tas de colonies minières soviets à présent
désaffectées, du côté russe. La veille, alors qu’on était encore coincé en
Russie, je m’étais promené dans le coin — le secteur avait été autrefois plein
de vie, mais il était à présent quasiment désert — jusqu’à ce que j’en sois
chassé par un vieillard menaçant armé d’une faux rouillée. Il arborait une
touffe de cheveux blancs, une peau tannée, et une moustache à peine esquissée,
ne portait qu’un caleçon européen maculé. Il s’était avancé vers moi d’un air
ne promettant rien de bon, agitant son instrument dans ma direction, persuadé
que je n’étais qu’un espion fasciste. Pas de quoi rigoler.
Tandis
que le convoi d’aide continue à se diriger vers le nord de la frontière
ukrainienne, on croise un long convoi de camions KamAZ allant dans le sens
opposé. Ce sont des camions verts de l’armée — très semblables aux camions de
l’armée russe que nous avions repéré la nuit d’avant , moi et d’autres
journalistes.
Est-ce
que ce sont les mêmes ? Est-ce que ces camions sont en train de livrer des
fournitures aux rebelles en Ukraine ?
Je ne
sais pas. Mais à ce stade, il ne fait aucun doute que la Russie fournit des
armes et des hommes aux rebelles anti-Kiev. Une semaine environ avant mon
arrivée ici, Roland Oliphant et Shaun Walker ont repéré une colonne blindée
russe franchissant la frontière. La
Russie peut nier, mais au point où nous en sommes, elle cache très peu son
implication dans le conflit. Pour quelle raison faire passer une colonne
blindée dans un coin regorgeant de journalistes qui s’emmerdent ? Il
semblait, soit qu’ils voulaient nous avertir, soit qu'un incapable était aux commandes
des livraisons d’armes.
NERVOSITÉ REBELLE
On
continuait vers le nord. À un certain moment notre chauffeur a réussi à se placer directement derrière la
voiture du chef des rebelles. Au bout d’un certain temps, notre filature de la
camionnette agace le conducteur de
celle-ci. Il freine, sort de son véhicule, fonce vers le nôtre et exige de
savoir : « Qui êtes-vous, pour me suivre comme ça ? »
La
tension nerveuse est à son comble, pour des raisons évidentes…
Le
journaliste de la TV d’État montre ses accréditations média — de la Russie et
de la RPL — mais cela ne le satisfait pas. Il trouve un truc qui ne va pas dans les papiers — il y a toujours quelque
chose qui ne va pas dans les papiers russes, pour ce genre de situations. Alors
il appelle un autre type type dans une autre voiture et ils exigent tous les
deux des explications, avant de nous laisser continuer. Bizarrement, ils ne me
prêtent aucune attention.
Je suis
surpris de voir qu’on s’en prenne à un journaliste de la TV russe et qu’on ne
lui accorde pas le traitement VIP. Lui
aussi, du reste. La dernière fois qu’il est venu, la simple mention de la télé
russe opérait comme un talisman, lui valait des sourires bienveillants. C’est
fini.
« Il
y a beaucoup de nouveaux visages, dit-il, ne parle pas trop, ou, mieux encore,
ne dis rien », m’avertit-il après que le rebelles nous aient laissé
passer. Il craint qu’on ne remarque mon léger accent américain en russe.
On
roule sur une route étroite, virant d’un bord à l’autre pour éviter des tours
géants dans la chaussée, et avalant des nuages de poussière.
Au bout
d’une heure de trajet, Nous entrons dans une ravine moins profonde, luxuriante,
épaisse forêt et feuillage dense. Les bois sont tout à coup pleins de membres
des milices armés jusqu’aux dents — certains sont postés au fond des bois, mais
il y a des sentinelles armées tous les cent mètres environ. Certains sont
d’effrayants patibulaires, combattants et tueurs endurcis. D’autres sont plus
jeunes, l’air moins coriaces, on voit qu’ils ont moins d’expérience. Il n’y a
pas de conscription dans la RPL, mais jusque il y a peu le gouvernement local
interdisait aux hommes valides entre 18 et 60 ans de franchir la frontière vers
la Russie, ce qui leur fournissait un nombre plus élevé de
« volontaires ». Il se peut que certaines de ces nouvelles
« recrues » en fassent partie.
La
ravine se fait de plus en plus étroite, et nous pénétrons dans un petit village
ukrainien transformé en base militaire. Des tanks, des transports de troupes
blindés, des camions et autres sont garés entre des maisons de bois
déglinguées, et camouflés. Un tank — T-84 ou T-90 — est garé sur un monticule à
un virage sur la route, son gigantesque canon pointé sur les véhicules qui
entrent dans le village. Il y a même un camion équipé d’une mitrailleuse
anti-aérienne — les canons jumeaux braqués vers le ciel. Une partie du matériel
porte l’inscription « UKR » en blanc. Et il y a nombre de combattants.
Certains mendient des cigarettes aux véhicules qui passent, d’autres traînent
dans l’herbe, oisifs. Les villageois, de leur côté, vaquent à leurs occupations. C’est une
puissance de feu impressionnante, si loin du front. On n’a pas la sensation
d’une armée en train de battre en retraite.
La
route oblique vers l’ouest et on entre dans une plaine où s’étendent des champs
de tournesols en fleur. Un camion militaire bombardé traîne sur le bord de la
route sans qu’on puisse déterminer à qui il appartenait ou quand il a été
détruit. On distingue des nuages de fumée noire qui s’élèvent. Mon collègue de
la télé russe répète avec insistance que c’est le signe d’un assaut de l’armée
ukrainienne. Notre chauffeur n’est pas d’accord — il dit qu’on ne peut pas
savoir d’où vient cette fumée.
À vingt
kilomètres de Lougansk, mon collègue russe dit qu’il veut faire demi-tour. Nous
ne sommes pas équipés pour opérer dans une zone de combat — pas de gilet
pare-balles, pas de casque, même pas un sparadrap. Alors on fait demi-tour.
En
rentrant, quelques heures plus tard, je lis sur le web que le gouvernement
ukrainien déclare contre toute évidence que le convoi humanitaire russe est une
« invasion directe » — ce qui signifierait que j’avais cheminé avec
une armée d’invasion. Pendant ce temps, la télé russe diffuse des "preuves" falsifiées selon lesquelles les forces armées ukrainiennes auraient attaqué le
convoi d’aide.
Tout à
coup, j’avais un pied dans la guerre réelle, un autre dans la guerre de l’information.
Yasha Levine, 26-8-2014.