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1.9.14

Un automne OTAN

Yasha, sur le front.
Comme, franchement hostile à l’euro-atlantisme en vigueur qui se fait passer pour de « l’information », je demandais à mon vieux camarade Mark Ames — journaliste émérite d’outre-Atlantique dont nos lecteurs ont pu lire les compte-rendu sobres et impartiaux sur les évènements d’Ukraine dans ces colonnes — si lui ou notre cher « Fou de Guerre », expert en conflits armés, n’avaient pas écrit quelque chose sur la guerre par procuration entre grandes puissances se déroulant en Ukraine, il m’a envoyé ce lien :
Il s’agit d’un article de YASHA LEVINE, encore un membre de l’équipe d’élite du défunt magazine « eXile » auquel je me flatte, il y a quinzaine d’années d’avoir collaboré — y compris à Moscou. J’ai une grande admiration pour YASHA. Lors de la guerre de Géorgie, il avait publié des articles remarquables — traduits par votre serviteur — sur la façon dont la Russie avait perdu la guerre de l’information, quoiqu’ayant gagné la guerre sur le terrain. Il y décrivait la manière dont CNN avait changé du jour au lendemain sa version des évènements, transformant l’agression géorgienne des villes ossètes, en agression russe impérialiste, et purgeant les commentaires russes sur le site de la chaîne américaine. De même, les cyberattaques avaient réussi à désactiver les émissions de la chaîne officielle RUSSIA TODAY, émettant en anglais. À la même période (été 2008) CLAUDE ANGELI, du CANARD ENCHAÎNÉ,  vieux journaliste respecté disposant de sérieux contacts au quai d’Orsay et au ministère de la Défense, avait fait état de « fuites » venues de la Direction du Renseignement Militaire français, selon lesquelles les bérets verts américains conseillers de l’armée géorgienne avaient eux-mêmes dirigé les roquettes sur Tsinkvhali et l’armée russe dans la zone tampon. Cet article n’avait « curieusement » été relayé nulle part, dans l’atlantisme désormais officiel de notre république paillasson, et d’une Europe protectorat en passe de devenir colonie du Grand Frère, sous la direction de Nat King Cole.
YASHA LEVINE, citoyen américain d’origine russe, jeune mec super-futé et plein d’adrénaline, a donc quitté la Californie où il était peinard, pour la République Populaire de Lougansk où la guerre fait rage. YASHA n’est suspect d’aucune sympathie pour l’une ou l’autre propagande. Il est de l’école eXile : la vérité qu’on a sous les yeux, à n’importe quel prix. Dont acte, dans l’article qui suit, six ans, presque jour pour jour, après l’affrontement Fédération Russe-USA par procuration, en Géorgie. Le reportage de YASHA, comme toujours, ne fait de cadeau à personne. Chez eXile, qui publia mes reportages sur la toxicomanie en Ukraine il y a dix ans — plus tard publiés par Payot sous le titre VINT, LE ROMAN  NOIR DES DROGUES EN UKRAINE — c’était notre credo.

IZVARINO, RÉPUBLIQUE POPULAIRE DU LOUGANSK, 26 AOÛT 2014.
(Traduit par TM)
Il est environ midi et demi et la température est aux alentours de 35°, lorsque l’aide humanitaire russe finit par s’ébranler dans le grondement des moteurs et franchir la frontière russe pour entrer sur le territoire ukrainien tenu par les rebelles, sous bonne garde des milices locales.
Un prêtre orthodoxe russe voyage à l’arrière du poids lourd de tête, armé d’icônes et d’eau bénite en guise de porte-bonheur. En tout, on compte 300 camions — des KamAZ (marque de poids lourds russes, fabriqués à Kazan, ndt), aux allures de tanks, peints en blanc pour l’occasion. Ils crachent des gaz d’échappement noirs et soulèvent des nuages de poussière en traversant les postes-frontière un à un vers la sinistre République Populaire de Lougansk(RPL), une région séparatiste pro-russe sur la frontière Est de l’Ukraine.
J’ai passé la frontière à pied avec les camions. Les milices de la RPL contrôlaient le côté ukrainien du poste-frontière, mais ils avaient déjà fort à faire avec ce convoi. J’ai donc franchi la frontière sans qu’on vérifie mes papiers.
Une fois à l’intérieur de cette république irrédentiste balbutiante, je considérai mon environnement.
Même avant cette guerre, cette partie de l’Ukraine comptait parmi les coins les plus pauvres de l’Europe. Après plusieurs mois de guerre, elle ressemblait à un paysage sorti de l’Irak post Operation Freedom. Le contraste entre le côté russe et le côté ukrainien est choquant.
Un nuage de poussière permanent flotte sur tout. Les routes principales sont constellées de trous et de cratères géants. Des chiens errants tournent autour d’un tas de débris fumants. La plupart des petites boutiques et des kiosques  bordant la route sont fermés depuis longtemps. Le seul endroit ouvert est un minuscule magasin offrant quelques marchandises venues de Russie : de l’eau minérale en bouteille, des sodas, des biscuits bon marché vendus à l’unité. De petits groupes d’Ukrainiens fatigués, usés, sont rassemblés dans des coins d’ombre, attendant pour la plupart de passer en Russie.

UNIFORMES DE FORTUNE
Des hommes armés en uniformes de fortune traînent aux alentours. Certains sont armés d’AK-47, d’autres de fusils de tireur d’élite à long canon. Même l’attaché de presse officiel de la République Populaire de Lougansk se balade avec un pistolet Makarov sur la hanche. Il me confie qu’avant de s’occuper des relations publiques de la RPL, il travaillait dans le service de la police /contre-espionnage, qui s’occupait des voleurs et des pillards. Un boulot de fouille-merde, en quelque sorte.
Avant de franchir la frontière, j’étais resté du côté russe pendant quelque jours, en attendant que le convoi se mette en marche, et j’avais vu un flot continu d’Ukrainiens venus du territoire tenu par les rebelles. Toutes sortes de gens : des couples de gens âgés, des familles de tout jeunes gens, des groupes de dames d’un certain âge et des tas de rebelles de la RPL. Certains s’enfuyaient pour de bon vers un camp de réfugiés où on les trierait, et où on les enverrait vers une ville russe provinciale pour démarrer une nouvelle vie. D’autres cherchaient un abri provisoire avec leurs parents et amis. La plupart se contentaient de faire un pèlerinage habituel pour de la nourriture, des médicaments, ou simplement vers un distributeur automatique pour avoir de l’argent liquide.
Ce n’était pas un endroit très gai. Les gens sanglotaient ou devenaient hystériques quand vous leur demandiez d’où ils venaient et où ils allaient.
Ce qui n’avait rien d’étonnant pour quiconque a un eu suivi le conflit. On a tué au moins 1000 civils (et probablement beaucoup plus) depuis que l’armée ukrainienne a commencé sa brutale offensive contre les forces rebelles appuyées par la Russie dans les régions du Donietsk et de Lougansk. Les forces armées ukrainiennes ont pilonné et bombardé les villes, bourgades et villages situés dans la zone rebelle sans interruption depuis trois mois. Des milliers de blessures horribles, qui rendent invalides à vie, la plupart occasionnées par des éclats d’obus ou de bombes. Plus de 300 000 personnes ont fui la région, plus de la moitié cherchant refuge en Russie.
Tandis que l’Ukraine continue à nier qu’elle prend pour cible des secteurs civils, les preuves accablantes du contraire s’accumulent, venus de multiples sources : témoins oculaires, compte-rendu de journalistes occidentaux et russes, de même que d’ONG. Human Rights Watch a enquêté sur des attaques à la roquette multiples dirigées contre des zones de peuplement et en a conclu que la stratégie militaire ukrainienne « viole les lois humanitaires internationales » et « peut s’apparenter à des crimes de guerre ».
Même ici, à la frontière Russie-Ukraine, la ligne de front distante de plus d’une heure de route, les réfugiés qui affluent rapportent des récits de mort et de destruction.
Un groupe de femmes portant de grands sacs de toile contenant leurs affaires disent qu’elles ont finalement décidé de quitter la ville minière voisine de Krasnodon après qu’un immeuble proche de chez elles ait été la cible de roquettes GRAD. Elles sont visiblement choquées et précisent qu’elles vont s’installer avec leurs parents en Russie.
Une autre femme âgée de 80 ans passe en Russie, elle aussi venue de Krasnodon, apparemment résignée à son destin : « Je pense que nous mourrons ici ». Elle dit que son fils a fui vers Kiev avec sa famille. « Ils n’ont même pas pris de vêtements chauds. Qu’est-ce que leurs enfants vont faire ? »
Il y a un jeune médecin de Lougansk. Avec sa femme, ils emmènent leur fils à un parc aquatique pour son anniversaire. Le toubib me tend une poignée de fléchettes métalliques — qui viennent apparemment d’une arme anti-personnel explosant au-dessus de la cible et dispersant des milliers de fléchettes en métal. Elles ressemblent trait pour trait à celles utilisées par Tsahal à Gaza. « Ça vient d’Amérique, dit-il, vous pouvez les garder ». Le médecin sort aussi des photos de blessures infligées à des civils soignés à l’hôpital de Lougansk — une jeune fille dont la jambe a été déchiqueté , une autre dont on a du extraire un éclat de bombe gigantesque des reins. Le médecin montre tout ça devant son fils.
C’est effrayant. Mais ici, les gens y sont devenus insensibles.


CROIX ROUGE ET FOIE JAUNE
En ce qui concerne les journalistes, c’est tout aussi morne et déprimant. Le convoi est resté bloqué du côté russe pendant plus d’une semaine parce que la Croix Rouge était trop froussarde pour l'accompagner sans une garantie officielle du gouvernement ukrainien, qui n’était pas très chaud pour l’accorder. Du coup, tandis que la Croix Rouge hésitait, le convoi d’aide était bloqué — ce qui impliquait une meute importante de journalistes affamés coincés avec celui-ci. Ils avaient littéralement pillé le paysage local pour toutes les histoires qu’ils pouvaient récolter : des histoires sur le camp de réfugiés voisin, des histoires sur les rebelles blessés dans un hôpital des environs, des histoires sur le matériel militaire russe pénétrant en Ukraine. Les équipes télé russes qui campaient littéralement du côté russe de la frontière dans des camions envoyant des reportages par satellite, arrêtaient les civils ukrainiens en fuite vers la Russie, cherchant à en obtenir les récits les plus atroces, les plus pathologiques. Ils n’étaient pas toujours content de ce qu’ils obtenaient. Un reporter de la télévision d’État russe TV Tsentr était furieux parce que deux des Ukrainiens interviewés s’étaient montrés trop polis et avaient souri trop souvent. « Qu’est-ce que c’est que ces réfugiés ? ». Certaines personnes ne jouaient pas leur rôle correctement.
Mais à présent que le convoi d’aide humanitaire s’était ébranlé, les journalistes étaient à nouveau de bonne humeur. Ils fonçaient vers le côté ukrainien de la frontière. Les correspondants des télés s’affichaient devant les camions en mouvement, les photographes de presse prenaient des instantanés de gens exhibant des pancartes en soutien du convoi…
Après le passage de la frontière par une douzaine de camions KamAZ pour s’enfoncer en Ukraine, je saute dans un taxi pirate en compagnie d’un journaliste de la télé, et on fonce derrière le convoi. Les poids lourds sont censés se diriger vers la ville assiégée de Lougansk, une soixantaine de kilomètres au nord-ouest du poste frontière, mais personne n’en est certain. On a décidé de les suivre aussi loin que ce sera possible.
Tandis qu’on colle au convoi d’aide humanitaire, j’apprends qu’on va traverser une zone de combat contrôlée par une milice féroce et sur ses ergots de la RPL.  Le secteur est assiégé par les forces armées ukrainiennes  depuis des mois.
Pas un pas en arrière !… Ordre légendaire 227 de Staline avant Stalingrad


CONTRE-OFFENSIVE
Quelques semaines auparavant, il semblait que les jours de la RPL étaient comptés. Les forces ukrainiennes paraissaient sur le point de prendre Lougansk, qu’elles avaient encerclé pour l’essentiel. Mais les rebelles — appuyés par les volontaires et les armes affluant de Russie — avaient enregistré une série de victoires-surprises en contre-attaquant, mettant l’avancée ukrainienne en déroute. La contre-offensive à peine achevée, les tensions étaient à leur point culminant dans la région, et il y avait des postes de contrôle partout. Les journalistes — en particulier ceux qui avaient un passeport américain, comme moi — n’allaient pas loin sans une accréditation officielle de la République Populaire de Lougansk ou de Donietsk. Ou bien on me renverrait à mon point de départ, ou bien on me ferait subir un interrogatoire…
Pando est peut-être un site d’information très connu à San Francisco, mais le titre ne vaut pas grand chose dans les régions dans les régions minières plouc de l’Ukraine de l’Est. Alors j’en suis réduit à espérer que mon compagnon de voyage, un reporter de la télé d’État russe, sera mon billet d’entrée dans la zone de guerre.
On rattrape la première partie du convoi — quelques douzaines de camions, menés par un rebelle véhément dans une camionnette Volskwagen.
Il se dirige vers l’autoroute Izvaririno-Lougansk, qui traverse Krasnodon, une petite ville minière à une quinzaine de kilomètres de la frontière.
La place centrale de Krasnodon est bourrée de gens  attendant les cars qui les conduiront dans l’autre sens vers la Russie. Des positions de miliciens armés dans tous les coins. Le convoi passe en trombe dans la ville, brûlant les feux rouges et écartant toute la circulation qui gênerait son passage. Mais lorsqu’on atteint les limites de la ville, la colonne de camions s’arrête brusquement et fait demi-tour.
Des combats devant nous ? Cette route est-elle menacée ?
Aucun éclaircissement. Pour une raison quelconque, les rebelles ont décidé de modifier l’itinéraire. On retourne presque jusqu’à la frontière russe, et on s’engage sur une route dégueulasse qui serpente le long de la frontière russo-ukrainienne.
À notre droite, je peux distinguer un tas de colonies minières soviets à présent désaffectées, du côté russe. La veille, alors qu’on était encore coincé en Russie, je m’étais promené dans le coin — le secteur avait été autrefois plein de vie, mais il était à présent quasiment désert — jusqu’à ce que j’en sois chassé par un vieillard menaçant armé d’une faux rouillée. Il arborait une touffe de cheveux blancs, une peau tannée, et une moustache à peine esquissée, ne portait qu’un caleçon européen maculé. Il s’était avancé vers moi d’un air ne promettant rien de bon, agitant son instrument dans ma direction, persuadé que je n’étais qu’un espion fasciste. Pas de quoi rigoler.
Tandis que le convoi d’aide continue à se diriger vers le nord de la frontière ukrainienne, on croise un long convoi de camions KamAZ allant dans le sens opposé. Ce sont des camions verts de l’armée — très semblables aux camions de l’armée russe que nous avions repéré la nuit d’avant , moi et d’autres journalistes.
Est-ce que ce sont les mêmes ? Est-ce que ces camions sont en train de livrer des fournitures aux rebelles en Ukraine ?
Je ne sais pas. Mais à ce stade, il ne fait aucun doute que la Russie fournit des armes et des hommes aux rebelles anti-Kiev. Une semaine environ avant mon arrivée ici, Roland Oliphant et Shaun Walker ont repéré une colonne blindée russe  franchissant la frontière. La Russie peut nier, mais au point où nous en sommes, elle cache très peu son implication dans le conflit. Pour quelle raison faire passer une colonne blindée dans un coin regorgeant de journalistes qui s’emmerdent ? Il semblait, soit qu’ils voulaient nous avertir, soit qu'un incapable était aux commandes des livraisons d’armes.

NERVOSITÉ REBELLE
On continuait vers le nord. À un certain moment notre chauffeur  a réussi à se placer directement derrière la voiture du chef des rebelles. Au bout d’un certain temps, notre filature de la camionnette agace  le conducteur de celle-ci. Il freine, sort de son véhicule, fonce vers le nôtre et exige de savoir : « Qui êtes-vous, pour me suivre comme ça ? »
La tension nerveuse est à son comble, pour des raisons évidentes…
Le journaliste de la TV d’État montre ses accréditations média — de la Russie et de la RPL — mais cela ne le satisfait pas. Il trouve un truc qui ne va pas  dans les papiers — il y a toujours quelque chose qui ne va pas dans les papiers russes, pour ce genre de situations. Alors il appelle un autre type type dans une autre voiture et ils exigent tous les deux des explications, avant de nous laisser continuer. Bizarrement, ils ne me prêtent aucune attention.
Je suis surpris de voir qu’on s’en prenne à un journaliste de la TV russe et qu’on ne lui accorde pas le traitement VIP.  Lui aussi, du reste. La dernière fois qu’il est venu, la simple mention de la télé russe opérait comme un talisman, lui valait des sourires bienveillants. C’est fini.
« Il y a beaucoup de nouveaux visages, dit-il, ne parle pas trop, ou, mieux encore, ne dis rien », m’avertit-il après que le rebelles nous aient laissé passer. Il craint qu’on ne remarque mon léger accent américain en russe.
On roule sur une route étroite, virant d’un bord à l’autre pour éviter des tours géants dans la chaussée, et avalant des nuages de poussière.
Au bout d’une heure de trajet, Nous entrons dans une ravine moins profonde, luxuriante, épaisse forêt et feuillage dense. Les bois sont tout à coup pleins de membres des milices armés jusqu’aux dents — certains sont postés au fond des bois, mais il y a des sentinelles armées tous les cent mètres environ. Certains sont d’effrayants patibulaires, combattants et tueurs endurcis. D’autres sont plus jeunes, l’air moins coriaces, on voit qu’ils ont moins d’expérience. Il n’y a pas de conscription dans la RPL, mais jusque il y a peu le gouvernement local interdisait aux hommes valides entre 18 et 60 ans de franchir la frontière vers la Russie, ce qui leur fournissait un nombre plus élevé de « volontaires ». Il se peut que certaines de ces nouvelles « recrues » en fassent partie.
La ravine se fait de plus en plus étroite, et nous pénétrons dans un petit village ukrainien transformé en base militaire. Des tanks, des transports de troupes blindés, des camions et autres sont garés entre des maisons de bois déglinguées, et camouflés. Un tank — T-84 ou T-90 — est garé sur un monticule à un virage sur la route, son gigantesque canon pointé sur les véhicules qui entrent dans le village. Il y a même un camion équipé d’une mitrailleuse anti-aérienne — les canons jumeaux braqués vers le ciel. Une partie du matériel porte l’inscription « UKR » en blanc. Et il y a nombre de combattants. Certains mendient des cigarettes aux véhicules qui passent, d’autres traînent dans l’herbe, oisifs. Les villageois, de leur côté,  vaquent à leurs occupations. C’est une puissance de feu impressionnante, si loin du front. On n’a pas la sensation d’une armée en train de battre en retraite.
La route oblique vers l’ouest et on entre dans une plaine où s’étendent des champs de tournesols en fleur. Un camion militaire bombardé traîne sur le bord de la route sans qu’on puisse déterminer à qui il appartenait ou quand il a été détruit. On distingue des nuages de fumée noire qui s’élèvent. Mon collègue de la télé russe répète avec insistance que c’est le signe d’un assaut de l’armée ukrainienne. Notre chauffeur n’est pas d’accord — il dit qu’on ne peut pas savoir d’où vient cette fumée.
À vingt kilomètres de Lougansk, mon collègue russe dit qu’il veut faire demi-tour. Nous ne sommes pas équipés pour opérer dans une zone de combat — pas de gilet pare-balles, pas de casque, même pas un sparadrap. Alors on fait demi-tour.
En rentrant, quelques heures plus tard, je lis sur le web que le gouvernement ukrainien déclare contre toute évidence que le convoi humanitaire russe est une « invasion directe » — ce qui signifierait que j’avais cheminé avec une armée d’invasion. Pendant ce temps, la télé russe diffuse des "preuves" falsifiées selon lesquelles les forces armées ukrainiennes auraient attaqué le convoi d’aide.
Tout à coup, j’avais un pied dans la guerre réelle, un autre dans la guerre de l’information.
Yasha Levine, 26-8-2014.